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Ce que manger veut dire : le pain comme objet politique

par Mohamed Mebtoul*

Le pain peut aussi se lire comme un objet politique. Si un produit alimentaire est autant « démocratisé » dans la société, c'est bien le pain ordinaire.

Sa banalisation sociale est attestée par sa disponibilité auprès des marchands informels tolérés mais illégaux, ayant la latitude de le vendre librement sur des espaces sociaux ouverts peu appropriés pour déverser de façon peu hygiénique le pain, même à des heures tardives. Mais les royaumes de l'informel se nourrissent et se renforcent grâce au formel. Autrement dit, les pouvoirs publics agissent comme un acteur central, par le soutien financier apporté aux minotiers, leur permettant de vendre la farine blanche à 2 000 DA le quintal aux boulangers contraints d'accepter la règle du jeu fixée par l'Etat, leur imposant la fixation administrative du prix de la baguette à 10 DA, pour un prix de revient estimé à 9,40 DA, réalisant une marge bénéficiaire médiocre de 60 centimes (El-Watan, 2017).

Certains boulangers en colère ont tenté de s'autonomiser, en augmentant de façon illégale le prix du pain, pour être contraints, sous la pression, de revenir quelques jours après, sur leur décision antérieure. Certains syndicats des boulangers proposent timidement une amélioration de leur marge bénéficiaire en réduisant le prix du quintal de la farine, sans pour autant que les pouvoirs publics réagissent jusqu'à présent (El-Watan, 2017). Ce « silence » sous-entend la volonté de l'Etat de maintenir le statu quo actuel. Pour l'Etat, Il ne faut surtout pas s'aventurer à une réforme du prix du pain. Ce produit est politiquement vital pour sa survie et sa reproduction. L'histoire politique de certains pays arabes (Egypte, Tunisie, Maroc), marquée par les émeutes populaires du pain, interdit à l'Etat tout « égarement » ou changements de cap politiquement risqué vis-à-vis de ce produit alimentaire. Il semble donc difficile de « jouer avec le pain » du pouvoir qui s'accroche à son maintien au détriment d'une réforme en profondeur du prix du pain ; même s'il faut encore accroître de façon significative les subventions de pour reproduire une forme d'égalitarisme fictif, permettant, en réalité, à la population aisée d'en bénéficier, et au populisme de s'ancrer plus profondément dans la société.

La sacralisation du pain

Le populisme est une idéologie politique qui refuse obstinément tout contrat social et politique avec la population, considérée dans son abstraction comme étant le Peuple, et non la société dans sa diversité sociale, en décrétant sur une base très clientéliste, sa propre « légitimité politique ». Le discours populiste intègre les éléments de stabilité culturelle au cœur de l'ordre familial et sociétal. Or, le pain en Algérie, comme dans beaucoup de pays arabes, est indissociable du fonctionnement familial. Le pain a une fonction sociale importante qui est celle du partage et de la nécessaire solidarité entre ses membres. Le pain doit les réunir en taisant les discordes au sein de la famille. Il est de l'ordre de la sacralisation dans l'espace familial. Manger sans pain relève de l'exception, parce qu'il contribue fortement à la construction de l'identité collective de la famille. Il s'ancre profondément dans l'histoire familiale. Dans nos différentes enquêtes, les mères le considèrent comme le « pilier de la table ». Au Liban, Aïda Kanafi-Zaahar (2007), anthropologue, montre la force symbolique du pain qui permet d'unir les personnes entre elles. « Dire qu'il y a du pain et du sel entre nous », c'est dire que nous sommes frères par le pain ».         Mais la guerre entre les Chrétiens et les Druzes va rompre le partage du pain. Benzenine Belkacem, chercheur au CRASC, a eu la gentillesse de me transmettre les paroles de la très belle chanson interprétée par la tunisienne Emel Mathlouthi, très engagée politiquement, sur le thème suivant : « ma parole est libre », (Kelmti Horra) où elle évoque avec beaucoup de force et de conviction la question du pain en énonçant ces paroles très pertinentes : « N'oublie pas le droit du pain ».

Le politique et le culturel se conjuguent pour construire socialement la sacralisation du pain. Celui-ci est incontournable dans les représentations sociales et dans les pratiques quotidiennes des personnes (Mebtoul, eds., 2015). Les mots des personnes profanes font référence à la santé perçue différemment de celle de la médicalisation alimentaire. Pour la mère, donner ou imposer un morceau de pain à un enfant en bas âge, à peine âgé d'une année, favorisant progressivement son incorporation, c'est lui permettre de se rassasier (« chebaâ »), de lui donner de la force (Mebtoul et al., 2017). Le pain va en outre suppléer aux multiples insuffisances du manger, devenant un recours alimentaire nécessaire pour les familles de conditions sociales modestes. «Je donne du pain à mes enfants. C'est bien pour avoir de la force. Vous ne pouvez pas vivre sans pain. Grâce au pain, l'enfant se rassasie vite. Si le soir, il ne reste rien à manger, je préfère leur donner du pain (Faïza, 42 ans, femme au foyer, le mari est peintre, 3 enfants).

L'abondance du pain produite par le politique

L'Etat est loin d'être extérieur à la circulation intense du pain au sein de l'espace familial et de l'ordre urbain, caractérisés comme une fabrique politique (Rachid Sidi Boumedine, 2016) devant impérativement assurer la stabilité sociale (« rien ne bouge »). Ce qui représente aussi, on l'oublie souvent, un mode d'encadrement et de contrôle de la population captée et piégée par la massification des importations des produits alimentaires divers, pouvant atteindre entre 50 et 60 milliards de dollars par an, au profit de l'industrie agro-alimentaire européenne. Ce déversement tous azimuts de biens de consommation alimentaire dans l'espace urbain, montre de façon saisissante que les pouvoirs publics restent les principaux incitateurs dans l'intériorisation d'un éthos alimentaire centré principalement sur le sucré, intégrant le pain ordinaire, qui a incontestablement des effets pervers sur la santé de la population (Mebtoul, Salemi, 2017). Mais le pain est politiquement trop important pour que les pouvoirs publics démocratisent la prévention sociosanitaire à la marge d'un système de soins valorisant le modèle strictement curatif, malgré tous les discours rhétoriques des responsables sanitaires (Mebtoul, eds., 2015).

A contrario, les pouvoirs publics mettent en scène la question de la moralisation à l'égard du pain. Ils ont la capacité d'enfermer les personnes dans ce que Marcel Gauchet (2017) nomme une « prison mentale » qui permet de reproduire les évidences sur la culpabilisation et la responsabilité morale la population rehaussée comme actrice centrale dans le gaspillage du pain.

Il ne s'agit pas ici de s'interroger sur les causes mais sur les effets de la surconsommation de pain, accédant même, et c'est une énigme scientifique, à quantifier de façon absolue et précise le nombre de baguettes déversées dans l'espace urbain, estimées à 7 millons par jour ! (El Watan, 23 décembre 2017). Pour que la surconsommation du pain ne soit pas appréhendée comme un objet politique qui relève essentiellement de l'ordre social, il est en effet aisé et confortable de braquer son regard sur les agents sociaux étiquetés par leur « incivisme » et leurs dérives. En s'octroyant le statut d'entrepreneur moral, les pouvoirs publics se positionnent dans un impensé, refusant d'approfondir les raisons de ce retour du pain dans l'espace urbain - à moins de considérer de façon erronée, le consommateur comme un acteur libre de ses actes - les pouvoirs locaux se limitent à regretter le gaspillage, ou pour le dire plus explicitement « l'irresponsabilité de la population l» Ecoutons le wali d'Alger : « Je vous cite, par exemple, l'exemple du pain qui m'inquiète vraiment. Savez-vous qu'à Alger, Netcom et Extranet ramassent chaque semaine, 10 tonnes de pain. Cela sans compter la quantité collectée auprès des restaurants, des cantines et ailleurs, par les éleveurs pour en faire un aliment de bétail. L'Algérie importe le meilleur blé au prix fort, qu'elle revend à un prix moindre, en raison du soutien aux produits de première nécessité. Je déplore vraiment ce gaspillage » (El Watan, 28 décembre 2017).

Force est de relever que l'abondance du pain dans l'espace urbain n'est pas de l'ordre du hasard ou de l'arbitraire. L'abondance et le gaspillage du pain représentent, en réalité des éléments résiduels face à la primauté du statut quo imposé par les pouvoirs publics qui ont opté pour le pain au détriment de la reconnaissance politique de la citoyenneté (Mebtoul, 2013). Faire en sorte que le pain soit déversé en quantité importante, même à des coûts élevés dans l'espace urbain, assumés par l'Etat rentier, est une garantie contre les incertitudes politiques pouvant remettre en question la stabilité du régime politique, si le pain venait à manquer ou connaitrait une augmentation substantielle du prix de la baguette.

Il est important d'appréhender la question du manger ou du style alimentaire des personnes en référence à leur vie quotidienne pour en comprendre le sens.

Dans une société marquée par l'ennui, l'absence de bibliothèques dans les différents quartiers, des cinémas en hibernation, des loisirs inexistants ou rares pour les enfants, la production sociale du stress au quotidien, une temporalité hasardeuse, fluctuante et néanmoins normalisée, usant de façon mécanique et routinière d'un propos rhétorique, « Ellah ghaleb », le pain ne peut qu'être identifié à un produit vital qui restera encore fortement producteur de sens dans la vie quotidienne des personnes de conditions sociales modestes. Le pain ou autres produits sucrés viennent compenser les multiples interdits, le conformisme social, les frustrations et l'absence de perspectives dans une société politiquement formatée pour qu'elle reste identique à elle-même. Autrement dit, pour que rien ne change !

*Sociologue, Université Oran 2, GRAS.

Références bibliographiques

Belghachem H., (2016), « Les significations attribuées par la mère aux pratiques alimentaires de l'enfant (0-7 ans) », Mémoire de Master en sociologie de la santé, sous la direction de M.Mebtoul.

Gauchet M., (2017), L'avènement de la démocratie, IV, le nouveau monde, Paris, Editions Gallimard.

Kanafani-Zahar A., (2007), « Chrétiens et Druzes du mont Liban : la rupture du « partage du pain et du sel », mémoire de l'inimaginable », in : Kanafani-Zahar A., Mathieu S., Nizard S., (dir.), A croire et à manger. Religion et alimentation, Paris, l'Harmattan.

Mebtoul M., et al., (2017), «Tensions et mobilité autour du manger de l'enfant dans la ville d'Oran », Symposium international, organisé par la chaire de l'alimentation mondiale, UNESCO, sur « manger en ville. Styles alimentaires en Afrique, Asie et Amérique Latine », 4-6 décembre 2017, Paris.

Mebtoul M., Salemi O., (2017), « La relation fusionnelle mère-enfant diabétique. L'effacement de la femme et de l'enfant comme personne », Revue Naqd, n°35, p. 99-116.

Mebtoul M., sous la direction, (2015), Les soins de proximité en Algérie. A l'écoute des professionnels de la santé et des patients, Oran, l'Harmattan-GRAS.

Mebtoul M., (2013), La citoyenneté en question en Algérie, Oran, Dar-El-Adib.

Sidi Boumedine R., (2016), « Alger, une métropolisation,

en trompe l'œil ? », Revue Madinati, p. 30-35.

Tlemçani S., « Les boulangers dans la tourmente »,

El-Watan, 21 décembre 2017.

Tlemçani S., interview du wali d'Alger,

« Alger ne tournera plus le dos à la mer »,

El-Watan, 28 décembre 2017.