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Mémoires insolites

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Mes mémoires. Amar Ouanoughi, ancien Such de Bouzaréah, 1993-1999. Mémoires de A. Ouanoughi. A compte d'auteur, Alger-Bouzaréah 2017, 160 pages, 400 dinars



Toujours «pourvu d'une mémoire d'éléphant toujours vivace», et malgré la fatigue due à une longue carrière professionnelle et à «l'état chancelant de sa santé», il a consacré huit mois à rédiger un ouvrage qui raconte sa vie.

Il n'est ni «ancien moudjahid», ni «cadre supérieur de la nation», ni gros chef d'entreprise, ni..., ni... Tout simplement, un simple citoyen, la vingtaine à l'indépendance.

Tout simplement un cadre moyen de l'Administration publique qui se retrouve, un jour, après avoir gravi un à un les échelons de sa spécialité (dont il a acquis les secrets sur le terrain mais aussi grâce à des formations), responsable d'un service chargé... de l'urbanisme, de la construction et de l'habitat... à Alger (à un certain moment, une subdivision territoriale dépendant de la direction de la construction du gouvernorat du Grand Alger)... à Bouzaréah..., à une époque où le foncier était le centre de toutes les luttes et de tous les appétits.

Il raconte donc sa vie : sa naissance, son enfance, une scolarité en dents de scie, la misère vécue, l'arrivée à Alger et son adolescence (1956-1961), les débuts de sa vie professionnelle aux Ponts et Chaussées d'Alger, sa vie d'adulte (1961-1999), et sa participation à la «reconstruction du pays», pour emprunter à une formule consacrée. Il nous livre même ses activités professionnelles «hors administration»..., durant «les jours de repos et les congés de détente ». A l'époque, les géomètres et autres topographes ne couraient pas les rues et les demandes se multipliaient à une allure folle.

Tout cela a duré assez longtemps. Et puis, c'est le cauchemar administratif et professionnel avec les pressions, les harcèlements, les menaces et les intimidations (la région, encore semi-vierge, étant très prisée, tout le reste affichant déjà «complet»)... et, en fin de parcours, une mise de «fin de fonctions» brutale, inacceptée, d'où des convocations au poste de police et un appel à la justice (d'où bien des frais)... avec tout ce que cela suppose comme mise en quarantaine et mesures de rétorsion : exemple de la mesure de mise à la retraite qui traîne...

Des mémoires incomplètes si elles passent sous silence la «vie de troisième âge», période qui permet d' «expédier les affaires courantes», surtout celles familiales (dont les inévitables affaires d'héritage) et celles liées à sa propre santé, longtemps oubliées.

L'Auteur : Né en septembre 1941 à Ouled Rezzoug (Sétif), aujourd'hui à la retraite. «Ni essayiste, ni écrivain, ni même universitaire» (il est de formation géomètre), ancien Such de Bouzaréah... et une fin de fonctions, «avec une décision illégale» prise le 14 juin 1999 par le GGA (gouvernorat du Grand Alger).

Extrait : «À cette époque (les années 90), les communes étaient administrées par les Dec (Délégations exécutives communales). La plupart des présidents de ces exécutifs, bien que courageux, n'avaient pas les critères indispensables pour la bonne gestion des communes» (p 61).

Avis : A lire, pourquoi pas ? On saura, à travers la vie et le parcours d'un cadre moyen des années 60-70-80, les années du socialisme spécifique et 90, comment le développement du pays s'est fait, contrefait et défait. Et, ce qui est certain, pour cet ouvrage, il s'agit moins de se pencher sur le style et la forme de la rédaction (qui, il est vrai, laissent à désirer) que sur cette formidable et incontrôlable volonté des citoyens, quels qu'ils soient, bien ou malintentionnés, de s'exprimer publiquement, de verbaliser leurs frustrations et leurs drames...

Un ouvrage qui montre, aussi, que grâce aux moyens d'impression existants, grâce à la liberté d'éditer existante et, surtout, à cause du refus des éditeurs ayant pignon sur rue d'aborder les genres populaires et... à une certaine «injustice» (parfois réelle, souvent fausse), on rencontre de plus en plus d'auteurs qui mettent leur main à la poche sans attendre de retour que celui de la diffusion de leur expérience ou de leur message.



Mémoires insolites. Récit de Youcef Mehenni. Casbah Editions, Alger 2017, 173 pages, 700 dinars



Un récit de vie linéaire ! Pas tranquille du tout, mais sereinement contée. Tout d'abord, l'enfance dans un petit village accroché au flanc d'une montagne «chauve», dominant la vallée de la Soummam. Une vue plongeante et panoramique. Et, surtout cet irrépressible envie de tenter, par tous les moyens, de voir si l'herbe n'est pas plus verte ailleurs et, surtout, si la mer existait vraiment. Une escapade d'enfant qui finit, heureusement, très bien... grâce au juif de Bougie, Bakri, et son vieux camion chargé de bois.

Ensuite, c'est le maquis avec l'ALN en wilaya III sur les hauteurs de Bouira. Une vie faite de marches, d'accrochages, de batailles («Le repaire des chacals», p 35 à 70), de souffrances, d'amitiés, de courages... et, aussi, de joies simples mais bénéfiques pour le moral.

Puis, c'est le départ pour soins en RDA, pris en charge par la Fédération des syndicats libres est-allemands, la Fdgb... dans un avion d'Alitalia, à partir de Tunis, ...et «tout surpris d'entendre le commandant de bord souhaiter la bienvenue à nos amis combattants algériens»... et accueillis avec un certain faste, à Berlin, par les étudiants Hachemi Bounedjar et Djamel Ould Abbès (tiens, tiens !).

Ensuite, c'est l'indépendance et un court passage en tant que rédacteur reporter à «La Dépêche d'Algérie» (appartenant alors à l'armateur C. Schiaffino), puis «Le Peuple». La couverture de voyages officiels. Des rencontres : Kaïd Ahmed, A. Bouteflika, Tedjini Haddam, Tito, Ben Bella (qui a rencontré secrètement de Gaulle lors du retour d'un voyage à Belgrade, mais «France Soir» avait publié l'info'). Des évènements et des personnalités inoubliables: Jacques Berque, Amar Ouzzegane, Mgr Duval... La couverture des travaux de l'Assemblée constituante : Hocine Aït Ahmed, Ferhat Abbas...

Enfin, la carrière aux Affaires étrangères : Allemagne, New York, Vietnam, encore l'Allemagne, ministère... Tout cela truffé d'anecdotes délectables, parfois cocasses (Giap à Alger..., sa première visite officielle en janvier 1976..., fêtant, sur les «hauteurs» de Bouzaréah, la fin de la guerre comme il se devait... Pierre Chich, journaliste algérien de l'Aps, de confession israélite, se voyant refuser une bière au Novelty -car il ressemblait trop à un Arabe- durant la période de la «prohibition» décrétée alors par Ben Bella, Aït Ahmed s'exprimant en anglais et citant Shakespeare à l'Assemblée et Ferhat Abbas le rappelant fraternellement à «l'ordre»... Les harraga sans papiers en Allemagne fournissant des parentés fantaisistes. Ex : untel, fils de Chadli Bendjedid et de Zahia Benarous..., un autre, fils de Yasser Arafat... Le comportement étrange d'un couple de jeunes Iraniens juste avant l'atterrissage à Téhéran...). Il y eut aussi de moments émouvants comme la manifestation antiterroriste des Algériens résidant à Berlin en 1997, répondant ainsi à une «manifestation» organisée en faveur des islamistes par la mosquée (iranienne) de Hambourg.

L'Auteur : Né à Akabiou (Béjaïa) en 1936. Moudjahid à partir de 1955 au sein de l'ALN (wialya III)..., envoyé en 1961 pour se soigner en RDA. Puis à Prague et en URSS pour une formation de journaliste. L'indépendance ! Journaliste puis diplomate durant 36 ans.

Extraits: «La vie(...) était jadis monotone. Seuls des mariages, des fêtes religieuses interrompaient quelquefois le train-train quotidien... Nous avions si peu de sources d'imagination pour animer nos rêves» (p 13). «Le train longeait les berges de la Soummam deux fois par jour. Il exerçait sur nous une véritable fascination. Dans les deux sens, son terminus c'était la mer» (p 19).

Avis : C'est, peut-être, ce genre d'ouvrage qui manquait à la littérature algérienne. Pour qu'elle puisse démontrer qu'elle est en «vie». Des récits de vie, simplement et clairement présentés, sans prétention d'«écrivain». Très belle photo de couverture prise par l'auteur lui-même au Vietnam. Ah, si tous nos diplomates à l'étranger (actuellement en retraite et ne craignant plus l'«obligation de réserve») écrivaient ! On leur pardonnerait bien des choses.



La colombe de Kant. Roman de Aïcha Kassoul. Alger 2017, 206 pages, 800 dinars



Essai ? Roman fiction autour d'une histoire ? Histoire d'histoires ?

Autobiographie thérapeutique ? Exercice de style ? Un peu de tout, de tout un peu ! Ce qui nous éloigne des premières productions de l'Auteure... avec une grande et merveilleuse exception cependant : la maîtrise de la langue française avec laquelle elle joue et se joue avec brio. Heureusement d'ailleurs, car pour une prof' de français de la vieille école (pardon, madame !), on ne pouvait faire moins. On en a eu plus qu'il n'en fallait. De quoi rendre jaloux les plus vaniteux écrivains de l'Hexagone.

Bien sûr, il y a, au centre de l'écriture (ce n'est pas une histoire), le personnage de l'auteure (du moins, c'est ce que l'on devine) qui, à un moment T, «seule, toujours seule comme toute personne vouée à le rester», et «plus religieuse» qu'elle ne le croyait, se confie et dit ce qu'elle pense de tout ce qu'elle a vu, connu et subi et, aussi, de tout ce qu'elle sait de l'Histoire du monde et du pays... avec une sorte de découragement (ou bien plutôt) d'acceptation de ce qu'elle «ne supporte pas, la violence dans le monde, la finance aux commandes, les podemos ne pouvant rien». Ajoutez-y l'éclatement de bien des certitudes et/ou de situations. Heureusement, la vie continue car, «dans l'infini du temps, passé et à venir, tout ce qui peut arriver est déjà arrivé».

Les histoires et les lieux ? Il y en a plusieurs, évoqués très brièvement pour la plupart, car il y en a tellement, entre le monde, la région, le pays, la vie professionnelle..., les occupations coloniales, les résistances populaires, les héros antiques, puniques, berbères, contemporains..., les révoltes populaires, rurales, citadines, d'avant, d'aujourd'hui... Et que de noms, bien désignés ou seulement suggérés, de héros et/ou de traîtres, de courageux et/ou de lâches, de génies et/ou d'idiots... Toute une histoire qui défile. Un film qui se déroule à une vitesse vertigineuse au fil de phrases courtes, très courtes, jouant souvent à saute-mouton avec le temps et les événements.

On a donc dans un grand désordre Tacfarinas, Hannibal, Jughurta, Massinissa, Apulée, Bocchus, Syphax, Sophonisbe, Cléopâtre Séléné, Caesara, Fronton, Donat, Firmus, Gildon, Carthage, Rome, Madaure, Cirta, Thagaste, Constantinople, l'occupation romaine (cinq siècles de présence militaire et de rapine), Genséric, les Vandales, Okba, Koceïla... et l'Université, la radio, le consulat... et, surtout Mandouze et Augustin, un juste et un saint. On s'y perd... mais on en jouit.

L'Auteure : Née à Blida, professeure de littérature française et francophone à l'Université d'Alger. Consule d'Algérie à Besançon (France) de 2010 à 2015. Actuellement, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (Arav). Elle a publié déjà deux premiers ouvrages : «Chroniques de l'impure (Marsa Editions) et «Le pied de Hanane» (Casbah Editions).

Extraits : «La liberté, ce n'est pas rien, mais la fierté, l'esprit de la fête s'étaient perdus au fil du temps, ranimés par les seules victoires footballistiques, grandioses, tout un peuple en liesse, uni comme il ne l'est pas le jour anniversaire de sa libération, décrété simplement jour férié, noyé là-bas parmi d'autres dates dans l'officiel des idées et les manuels scolaires louvoyant entre l'hagiographie et les oublis embarrassants» (p 25). «Que peuvent bien valoir les abattis d'un ex-grand homme qui refuse de disparaître dans le dédain qui s'apparente à la grandeur, prétend au choix d'un fanfaron tombeau. Pitoyable» (p 86). «Bien des masques sont tombés une fois la paix revenue, la réconciliation nationale officiellement déclarée. Coups bas, vils calculs, compromissions bénéfiques, l'adversaire n'étant pas le barbu en kamis, mais ce qui était caché en nous, des rats déboulant des égouts sous l'effet de la crise. L'ennemi intime» (p 101). «Arabes, Turcs, Iraniens, tous pareils. Historiquement nuls, incapables de réussir une révolution quand ils en font une, pfft, un bon Shah persan dégagé, des droits déniés aux hommes en général, sans parler de ceux de la femme dont il n'y a que des choses à redire» (p 112).

Avis : De l'aveu de l'auteure, «un livre qui se traîne» (p 51)..., complexe et compliqué. «A force de disséquer les livres, je ne saurais pas faire le mien», avouait-elle (p 99).

Citations : «La vérité se trouve ailleurs que dans les livres sérieux» (p 23). «Certains livres sont faits pour être lus à partir de leur fin» (p 35). «Les cités détruites se relèvent de leurs ruines, les êtres se reproduisent, les murs se reconstruisent. Plus dures que la pierre, les idées. La première d'entre elles, la liberté» (p 39). «La police, les gouvernements, les armées, les présidents, les rois..., tout ça, c'est l'autorité. L'autorité, ce n'est pas réel, c'est de l'illusion. C'est le travailleur qui invente tout ça parce qu'il y croit» (p 47). «Du merdier peut émerger une grande cause»(p 68). «Ne sont pas terroristes ceux qui se rebellent contre un ordre établi par la violence» (p 162). «Il suffit parfois qu'un seul ait raison ou que la raison frémisse, pour que la question du point de vue devienne un problème de vision tout court» (p 165).

PS : Bonnes et heureuses années... 2018 / 2968..., et aussi, beaucoup de lecture... de livres (et de journaux) édités en Algérie... Pour savoir, pour mieux comprendre ou, tout simplement, pour s'informer et -en ces temps de «crise»- pour encourager et partager !