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Bouteflika face à Mohamed Ben Selmane et Emmanuel Macron: Zaafane ou farhane?

par Abed Charef

Pendant que le monde subit des glissements tectoniques, l'Algérie gère le rapport de forces RND-FLN

L'Algérie, pays manichéen fonctionnant en mode binaire, hésite à se situer. Au vu du succès des vidéos exprimant colère ou dépit, on peut croire que la tendance dominante est largement favorable à la révolte en cette fin de quatrième mandat. Mais les élections locales ont révélé une autre réalité : près de la moitié des Algériens sont prêts à se laisse tenter, à participer au jeu d'une manière ou d'une autre. Pour sauver les meubles, pour ne pas disparaître, peu importe. Y compris quand ils le font «en se bouchant le nez». Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille mettre les deux paroles sur un pied d'égalité. Celle de l'adhésion au système est aussi réduite qu'intéressée. Elle est faite d'intérêt immédiat, de rente de situation et de privilèges. Elle contient aussi de la résignation, ce qui pourrait être mis dans une nouvelle catégorie, «mdigouti». De plus, une bonne partie de ceux qui participent au vote le font pour tenter de changer les choses, non pour maintenir le statu quo. La contestation du résultat des élections, avec parfois de la violence, y compris dans la paisible ville de Tindouf, confirme un potentiel de résistance là où on ne l'attendait pas.

La parole portant le refus a cependant une signification autrement plus puissante. Elle est synonyme d'engagement, de refus de l'ordre établi. Qu'elle soit nihiliste, ce qui est souvent le cas, ou qu'elle soit portée par une pensée alternative, ce qui est plus rare, elle n'en demeure pas moins la plus forte, la plus digne d'être écoutée.

Effet MBS

Elle a un mérite. Celui de sortir du ronronnement imposé par le pouvoir. Celui-ci navigue dans un petit marais tellement pollué, dans une pensée tellement étroite, qu'il veut contraindre l'ensemble du pays et de la société à le suivre dans son autisme. De fait, on ne peut pas dépenser l'essentiel de son énergie à gérer les équilibres FLN-RND, à remodeler les cercles gravitant autour du pouvoir, et espérer, dans le même temps, prendre la mesure des bouleversements que subit le monde et trouver une place pour l'Algérie dans cette nouvelle redistribution des cartes planétaire.

L'irruption de deux acteurs nouveaux devrait pourtant sonner l'alerte. Au Proche-Orient, un jeune prince héritier de 32 ans, qui risque de prendre le contrôle de la première puissance pétrolière au monde durant le prochain demi-siècle, est en train de bouleverser son pays et toute la région. L'Algérie est directement concernée par ce que prépare Mohamed Ben Selmane : wahhabisme, rivalité sunnites-chiites, pétrole, aire culturelle et géographique, lutte antiterroriste, tout ce qui se passe en Arabie saoudite a des effets, directs ou indirects, sur l'Algérie, son économie, sa société, sa jeunesse. Il suffit de rappeler deux faits pour s'en convaincre : l'Algérie a été le premier pays à subir, dans les années 1990, de manière frontale les effets sanglants de la vague wahhabite, et les deux grandes crises financières dans lesquelles l'Algérie a plongé, à trente ans d'intervalle, ont été le résultat direct d'une décision saoudienne de reprendre le contrôle du marché pétrolier.

Effet Macron

Plus près de nous, Emmanuel Macron, après avoir cassé les codes politiques de son pays, veut changer la donne en Afrique. Il tient un discours nouveau, choquant pour les uns, discours de vérité pour les autres. Il veut pousser à une transformation de l'Afrique, afin de préserver les intérêts de son pays, les intérêts de la France du 21ème siècle, pas ceux du siècle passé. Ce qu'il dit est d'autant plus important que l'Allemagne, avec une Angela Merkel en bout de course, est en retrait, que les Américains se replient momentanément chez eux, que les Britanniques sont englués dans le Brexit, et que la Chine n'a pas encore investi le terrain politique.

Du point de vue de Macron, les enjeux ont changé. Ils s'appellent désormais contrôle des migrations, lutte antiterroriste, attrait pour les capitaux et les compétences. L'ancien paradigme, celui de la Françafrique, fait d'un mélange de mesures sécuritaires et de corruption, ne tient plus. L'Afrique qui n'exporte pas de migrants est une Afrique prospère, avec une jeunesse éduquée, formée et disposant de vraies perspectives.

Le discours est choquant ? Peut-être. Beaucoup s'en offusquent. Mais ceux qui s'en offusquent sont dans un confort intellectuel paralysant. Ils regardent Macron comme ils regardent Mohamed Ben Selmane. Ils comptent les coups, évaluent les chances de l'un et de l'autre de réussir, et appréhendent les faits sous un angle moralisant, pendant que les choses se font et se défont à grande vitesse.

Il ne s'agit pas de s'opposer à l'un, ou de soutenir l'autre. Il s'agit d'exister. D'avoir une vision, une politique, un sens de se intérêts, et de les défendre au mieux, à défaut de les imposer.

Le cri de Anès Tina

Dans ce monde qui abolit les anciennes frontières et en construit de nouvelles, où Sahara et Méditerranée sont devenus des autoroutes; dans cet univers où une start-up rapporte plus qu'un puits de pétrole ; dans ce 21ème siècle où un terroriste fait plus de bruit que certaines armées, tout le monde admet que l'Algérie a une place incontournable. Et c'est là qu'il y a matière à être vraiment zaafane : il y a un sentiment que l'Algérie est absente. C'est le vide.

Le pays est en hibernation pendant que le monde avance à une vitesse hallucinante. 166ème dans le classement doing business, un classement encore plus honteux pour la vitesse de l'internet, des dirigeants coincés entre la révolution agraire et la place du secteur privé, un isolement économique, politique, diplomatique majestueux justifié par des dogmes alors qu'il est dû à l'incapacité de s'adapter aux nouveaux paradigmes qui régissent le monde, des débats politiques tellement décalés qu'y participer relève presque de la complicité : Non, Anès Tina se trompe. Dire «rani zaafane» aujourd'hui, face à un tel gâchis, est très en-deçà de la réalité. L'Algérie est au-delà de la colère. Bien au-delà. Elle est aux confluents du désarroi et de la panique, dans les limites d'un sentiment que pourrait susciter cette image : celle d'une rencontre tripartite Mohamed Ben Selmane - Emmanuel Macron - Abdelaziz Boutefika.