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La fabrique de « riches »

par Arezki Derguini

« Pour comprendre les inégalités sociales, il est nécessaire de les rattacher à leurs processus producteurs. En effet, les inégalités sociales sont des expressions, historiquement et socialement construites, de différences ou de disparités qui renvoient à des dynamiques sociales qui produisent les groupes eux-mêmes. » Nicolas Duvoux. LES INÉGALITÉS SOCIALES. Que sais-je, PUF, Paris, 2017

En essayant de montrer d'une part que les trois principes d'intégration économique, marché, redistribution et réciprocité ne s'opposent pas, mais se complètent[1], que c'est le principe de réciprocité qui rend possible la coexistence d'un marché efficace et d'une redistribution équitable d'autre part, je soutiendrai dans ce texte que seule une décentralisation non marchande à la différence d'une privatisation des services publics est en mesure de donner au principe de réciprocité sociale de réels milieux sociaux en mesure de lui donner vie.

La dégradation des services publics et l'accroissement du désordre social qui l'accompagne constituent le terreau de la propagande libérale. Des puissants d'hier qui ont usé leur autorité et accumulé des « biens » sont devenus les riches d'aujourd'hui qui veulent commander du haut de leur pouvoir d'acheter. Ils laissent pour ce faire la société aller au désordre afin de se présenter comme recours. À contre-courant d'une telle propagande, je dirai qu'il faut choisir le pouvoir d'auto-organisation de la société [2] contre le pouvoir d'organisation de l'argent. Si la société s'abandonne à ses pulsions, ne s'organise pas, ne se constitue pas de nouvelles traditions, ne produit pas une nouvelle culture qui puissent gérer ses interactions, ses accords et désaccords, réduire le coût de ses transactions et de ses coordinations, la partie la plus riche se séparera d'elle et souhaitera s'en protéger. Les anciens « puissants » nouvellement « riches », mêlant méthodes anciennes et nouvelles, pourront alors s'en charger. Qu'ils s'avèrent de mauvais riches, qu'ils ne réussissent pas davantage à produire d'ordre, conduira la société à davantage de destructions. Il faut malheureusement constater que depuis la fin des années quatre-vingt (la chute du mur de Berlin et la fin du socialisme algérien), la société dirigeante a moins eu la volonté de diriger que de se protéger et l'entropie du système social et politique n'a fait que s'accroître, le pouvoir de l'argent n'ayant contribué qu'à étendre et entretenir les désordres.

La société a donc besoin de se protéger d'elle-même, de sa force démographique en particulier qui, libérée de ses anciens cadres, s'est retournée contre elle faute de n'avoir pu recevoir de la société son principe régulateur. Les anciens milieux explosent sous la pression, leur culture et leurs traditions deviennent inapplicables [3]. La société se transforme d'une société de familiers en société d'étrangers faute de n'avoir pas produit les automatismes qui puissent gérer ses nouveaux collectifs. Tous les milieux, ayant été dépossédés de leurs capacités d'intégration, se plaignent du désordre qu'importent les nouveaux arrivants. Les individus ont trouvé avantage à préférer la société des étrangers à celle des familiers : de prime abord, elle offrait à l'individu de nouvelles perspectives de mobilité. Avoir des comptes à rendre à un État lointain (abstrait et de surcroît généreux) était bien plus commode que de rendre des comptes à des proches, une collectivité et ses membres. On ne s'apercevait pas que l'on ne faisait que compliquer les comptes et reporter leur reddition. Aujourd'hui, beaucoup regrettent leurs anciens milieux et leurs habitudes. Il faut craindre que cette nostalgie ne soit la justification de la recherche d'un nouvel entre-soi. Il faut une nouvelle culture certainement, de nouvelles habitudes qui aillent avec les nouveaux collectifs, mais lesquelles ? Le marché, nos marchés, ont pris place pour traiter avec des étrangers. Il constitue la solution la plus tentante. Mais les individus peuvent-ils solder leurs comptes à tout moment comme au marché ? Peuvent-ils vendre et acheter de la santé au détail ? Ce n'est pas en transformant les individus en étrangers que l'on va réduire les coûts de transaction et de coordination de l'économie. Ce n'est pas en minant la confiance des proches, en transformant le proche en lointain, que nous réussirons à faire du lointain un partenaire fiable et prévisible. Le marché ne peut pas se suffire à lui-même et la société a besoin de s'en protéger [4]. Il lui faut se prémunir de ses tendances à vouloir tout amener à lui, à vouloir solder tous les comptes et à fabriquer des étrangers. Il doit être à sa place : faire de l'argent, oui, mais à quelle fin ? Une société qui n'est pas en mesure de lui donner une fin, comme le roi Midas de la mythologie grecque qui voulait tout transformer en or, elle s'expose à la destruction.

La dégradation d'un service public pose certes le problème de ses ressources. Une société peu performante économiquement ne peut malheureusement pas entretenir des services publics performants. Si nous avons pu jusqu'ici disposer d'une santé enviable, c'est parce qu'elle était financée par des ressources exceptionnelles. Privatiser un service public de santé que l'impôt ne peut plus financer consiste à réduire l'offre de soins à la demande d'une clientèle en mesure de lui donner les ressources de son équilibre financier. Cela équivaut ensuite à réduire les effets externes de ce service qui vise à donner à chaque individu les capacités d'une bonne santé et à la société une certaine immunité. Cela suppose du même coup une société qui tend à distinguer entre ceux qui disposent des moyens de s'offrir un service de ceux qui ne le peuvent pas. Et par conséquent, courir le risque de faire émerger au sein de la population aisée une préférence pour l'inégalité [5], donc de fabriquer des « riches » et des « pauvres ». Ce qui revient à tolérer une différenciation sociale au moment où l'État ne peut pas redistribuer et donc intégrer.

Pendant longtemps nous avons obstinément refusé toute dynamique de différenciation de la demande sociale. C'était une erreur et nous n'avions pas besoin du libéralisme pour le faire. Ce n'est pas la différenciation sociale qui transforme les « riches » en classe sociale, ils ne deviennent une classe sociale que s'ils réussissent à « faire monde à part ». Il n'est pas nécessaire ni désirable que les « riches » de notre société renient leur origine et souhaitent « faire bande à part ». Et n'allons pas croire que cela dépend d'eux seuls, ils sont seulement les gagnants d'une épreuve collective.

La société a besoin de distinguer les meilleurs pour qu'ils puissent être imités (ce dont elle continue d'avoir peur par crainte d'être trahie) et non pour qu'ils puissent se suffire et se soustraire à leur responsabilité sociale. Il y a donc de « bons » riches et de « mauvais » riches. Le bon riche est celui qui étant distingué par un talent, le met au service de la communauté, travaille à l'émergence d'autres talents que le sien. Du point de vue de la rationalité économique, il est celui qui ne dispute pas les biens rares dont l'offre est rigide pour en concentrer la demande et s'en réserver l'usage, mais celui qui investit dans les biens qui peuvent être multipliés, en les achetant et en prêtant à ceux qui peuvent en accroître la production. Le bon riche est celui qui est attentif à ce que sa demande, le marché surenchérissent les « bons » produits et non les « mauvais ». Les bons produits étant ceux auxquels le grand nombre peut être attaché et dont on peut accroître l'offre [6]. La véritable richesse n'est pas dans le travail, mais dans la division du travail. Une société s'enrichit parce que la division du travail qui multiplie les produits du travail élargit ses marchés. Voilà une meilleure lecture d'Adam Smith. Le « riche », que nous entendrons donc comme étant celui en mesure de se suffire, serait celui désireux de se soustraire à la division du travail. Ce serait un capitaliste du sommet de la société marchande de Fernand Braudel. Il sera « bon » ou « mauvais » selon son rapport à la division du travail et aux principes d'intégration : le bon riche serait alors celui qui en mesure de se soustraire à la division du travail, à la concurrence, n'agirait pas sur elle pour conforter sa position, pour l'exploiter à son avantage, mais celui qui en resterait solidaire et veillerait non pas à faire dominer le principe du marché sur les autres, mais à assurer l'efficacité des trois principes d'intégration. S'il fut un temps où l'on pensait que le marché pouvait absorber l'ensemble de la société et qu'il pouvait donc légitimement devenir le principe d'intégration dominant, ce n'est plus le cas aujourd'hui avec la globalisation. L'intégration sociale ne peut pas s'en remettre à la domination du marché.

Une société qui ne peut financer des services publics de qualité ne peut avoir un système de santé performant. Si elle ne peut en avoir les ressources par l'impôt, elle ne les aura pas par le marché. Il faut prendre conscience que la société qui ne s'organise pas, s'abandonne, elle et son marché à la force aveugle, complote contre elle-même. Renoncer à un système public de santé pour une société qui n'en aurait plus les moyens (société appauvrie), c'est renoncer à la solidarité de la société, le marché étant incapable d'assurer une santé pour tous. Nous n'avons pas le choix, nous ne pouvons pas renoncer au principe de redistribution, il ne pourra simplement pas reposer complètement sur le marché comme avec les sociétés riches. La privatisation pour la société qui en a les moyens (société enrichie) a un tout autre sens. Par l'impôt ou le marché, la question alors n'est pas de diviser la société en riches et pauvres, mais de choisir la meilleure manière de faire la part individuelle et collective de ses comptes, de départager ses compétitions et ses coopérations.

Diviser la société en « riches » et « pauvres » est une façon de distinguer une clientèle, de dégager une demande solvable. Il est fréquent que des services ou produits de qualité ne puissent être accessibles à tous dès leur apparition. Il faut alors distinguer entre deux types de sociétés de « riches » qui doivent être la cible de tels services. Une première société qui cultive la réciprocité, comprend que la différenciation de la société est une condition de la progression de la société dans son ensemble et une autre qui cultive l'asymétrie, rend responsable la société des « pauvres » de la dégradation du service public ou du bien commun et veut s'en séparer [7]. Cette dernière accuse souvent la société des « pauvres » d'inculture ou d'irrationalité et parce qu'en peine de se proposer en exemple elle préfère s'isoler et cultiver l'asymétrie. La première rendrait possible l'existence de certains produits ou services de qualité qu'elle pourrait financer dans la perspective d'étendre le bénéfice d'un tel produit ou service au reste de la société par la réduction de son coût ou par l'amélioration de l'état général de ceux qui n'en ont pas encore le bénéfice. On assisterait alors au phénomène du « trickle down » effect (ruissellement de la richesse des riches vers les pauvres) comme cela a pu avoir lieu avec les périodes de forte croissance.

De manière générale, pour conserver la cohésion de la société, il faut une juste application et articulation des principes de différenciation et de redistribution. Sans une certaine différenciation du capital, des demandes et des offres, il n'est pas possible de construire une dynamique marchande. Sans une certaine redistribution il n'est pas possible de justifier les différenciations du capital, de la demande sociale comme des différenciations pour le bien de la société. Le problème c'est de faire tenir ensemble les deux.

Sans la décentralisation du système de santé, il ne sera pas possible de combiner convenablement les deux principes d'intégration économique, marché et redistribution. Il faut cesser de croire qu'une société d'étrangers est en mesure de construire une économie de marché performante. La réciprocité est le principe de base qui permet une articulation et un fonctionnement convenables des deux autres principes. Sans l'existence d'une véritable réciprocité dans la vie quotidienne des citoyens, on ne peut croire qu'une distribution inégale du capital, une certaine concentration, justifiée par la production même, puisse être associée à une répartition équitable du produit et donc à l'acceptation d'une politique de redistribution d'importance ; pas de confiance non plus dans les transactions et pas de crédit bon marché[8]. Une famille, une association ou une société ne peut se disposer à solder ses comptes à tout moment. Il y a des comptes qui doivent rester tout le temps ouverts, d'autres ne seraient-ce qu'un certain temps. Pour qu'un marché efficace et une redistribution équitable puissent voir le jour, il faut que le principe de réciprocité soit bien vivant dans les milieux sociaux. C'est la rupture du principe de réciprocité qui empêche la différenciation sociale d'être fonctionnelle et la transforme en différenciation de classes.

Seule la région peut susciter un rapport d'identité entre « riches » et « pauvres », empêcher les « riches » de s'émanciper des « pauvres » et permettre à ceux-ci de « tenir » leurs riches. Elle qui dispose encore de la mémoire d'une ancienne, mais toujours fraîche identité de condition. Seule, elle peut aider à contenir la nécessaire différenciation sociale dans un rôle fonctionnel, autrement dit au service de « l'utilité commune », de la dignité humaine [9]. La compétition des régions peut alors faire consentir de remettre les principes d'intégration économique à l'endroit : réciprocité sociale qui donne une fin non marchande à la répartition inégale du capital (ce n'est pas parce que la répartition du capital est inégale que nous sommes inégaux) dont la production rend possible à son tour une répartition non marchande du produit. Et cela au moment précis où la centralisation, à l'origine du secteur public, nous pousse à opter pour une décentralisation marchande qui séparerait « riches » et « pauvres ». Il y a donc une « bonne » décentralisation qui veut préserver un État social et une « mauvaise » décentralisation qui veut en vérité préserver une centralisation au service des « mauvais » riches. Préserver l'État social signifie aujourd'hui se préserver d'une émancipation des « riches ».

Les États africains postcoloniaux ont toujours combattu les anciennes formes de solidarités collectives sous prétexte de modernisation. Les populations ont voulu vivre une vie dont elles n'avaient pas les ressources. Ils se sont privés en vérité de ressources réelles, celles qu'ils pouvaient fructifier, pour essayer de faire avec des ressources illusoires, car stériles. En faisant avec ces solidarités locales, ils auraient pu donner une autre assise à leurs constructions, ils auraient pu initier des contrats nationaux et africains autrement réalistes et consistants. On les voulait consistants, mais on ne se voulait pas réaliste. Au sortir des indépendances, les élites et les populations africaines subjuguées par les puissantes nations européennes ne se sont pas fiées à leurs ressources, n'ont pas pensé par leurs ressources et donc par elles-mêmes, pour construire leur autonomie. Elles avaient oublié le sens premier des Lumières : sortir de l'âge de la minorité, penser par soi (E. Kant), qu'elles n'avaient pourtant pas ignoré lors de leur combat pour l'indépendance.

La globalisation néolibérale conjugue déréglementation, croissance des inégalités et déni de la mutation climatique [10]. Elle livre le monde aux mauvais capitalistes qui se soucient moins de construire un monde commun que de le soumettre à leur compétition aveugle au risque de le détruire et de penser à l'abandonner. Les mauvais capitalistes ont dans leur compétition substitué aux humains des esclaves mécaniques dès lors qu'ils ne pouvaient plus les soumettre, que le « marché du travail » devenait rigide. Mais dès lors que leur domination hésite, que la croissance fait défaut et que la redistribution ne peut plus acheter la paix sociale, ils s'en retournent aux vieilles méthodes, aux guerres des peuples et à l'esclavage. Avec la globalisation néolibérale, à supposer que le marché de l'énergie soit favorable ou que l'effondrement n'ait pas lieu avant, que les sociétés africaines s'abandonnent à leur désordre, nous serons menacés par deux marchés dont il faudra se protéger, celui aux esclaves mécaniques et son frère jumeau aux esclaves humains.

Notes :

[1] Je reprends les trois principes d'intégration économique de l'anthropologie économique, de Karl Polanyi en particulier : la réciprocité, la redistribution et le marché et me situes du côté de l'approche de Bruno Latour et Michel Callon dans « Tu ne calculeras pas ! » - ou comment symétriser le don et le capital, in sociologie des agencements marchands. Textes choisis. http://books.openedition.org/pressesmines/2024?lang=fr

[2] Ainsi pourrait-on définir le libéralisme que l'on a tendance à réduire à sa formule première, à son modèle occidental basé sur la propriété privée.

[3] C'est une réflexion sur un cas particulier de gestion d'un bien d'utilité publique qui a été le point de départ de cet écrit. Il s'agit du Hammam Guergour, source thermale à la réputation internationale où l'État a dressé à côté du hammam traditionnel une structure publique de soins. Au travers de ses effets, on peut considérer le hammam comme une structure d'hygiène et de santé publique. Aujourd'hui nombre de sources thermales sont devenues des entreprises commerciales. Le service d'hygiène et de santé publique est vendu comme on vend de l'eau en bouteille, ou presque. L'argument qui pousse la société à se déprendre de ses hammams, à les abandonner au commerce, tient dans son impuissance à faire face au désordre que l'inculture des nouveaux arrivants y génère. L'État loin de favoriser l'acculturation des nouveaux arrivants laisse faire le désordre. C'est que l'État de droit coûte et n'a pas vocation à se substituer à l'inculture.

[4] Telle est la thèse de K. Polanyi, dans la « Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. » Gallimard. Paris. 1983.

[5] On peut définir une telle préférence par la disposition de la société à ne pas faire sien le principe selon lequel les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. (article 1 de la déclaration des droits de l'homme de 1789).

[6] La rigidité de l'offre est ce qui conduit la propension à importer à augmenter quand la propension à consommer augmente. L'élasticité de l'offre différencie en grande partie les « bons » produits des « mauvais ».

[7] La libéralisation a souvent pour justification la construction idéologique de la dite tragédie des biens communs. Il faut privatiser parce que l'on ne peut gérer un bien commun du fait du comportement prédateur de chacun. Alors que contrairement aux populations coloniales les populations autochtones ont toujours su gérer des biens communs autrement qu'en recourant à la privatisation. Voir les travaux de la prix Nobel d'économie, Elinor Ostrom dont « La Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles ». De Boeck. 2010.

[8] L'histoire occidentale a opposé à tort honneur et crédit social, économique et politique. L'opposition entre bourgeois et féodaux n'est pas universelle.

[9] L'article 1 de la déclaration des droits de l'homme, sa deuxième partie, devrait figurer dans toute Constitution africaine.

[10] Bruno Latour dans son essai « Où atterrir - comment s'orienter en politique - » (La Découverte 2017), propose de prendre les trois phénomènes de dérégulation économique, d'explosion des inégalités et de déni de la mutation climatique, comme les symptômes d'une même situation historique : tout se passe comme si une partie importante des classes dirigeantes (ce qu'on appelle aujourd'hui de façon trop vague « les élites ») était arrivée à la conclusion qu'il n'y aurait plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants. Il s'ensuit avec la crise migratoire une situation où personne ne se sent chez lui. D'où l'urgence de se donner une nouvelle terre qui ferait place à chacun, humain et non humain.