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Vers l'épuisement d'une croyance ?

par Arezki Derguini

Si l'on entend par croyance, à la manière des pragmatistes américains[1], ce qui nous pousse à agir, et épuisement d'une croyance le fait qu'elle ne soit plus une hypothèse vivante, on peut se demander si l'on ne va pas vers l'épuisement de la croyance qui est au fondement de la doctrine libérale, croyance selon laquelle l'intérêt particulier est seul en mesure de conduire la société vers une plus grande complexité, un meilleur état par le moyen de la concurrence (économie de marché) et du libre choix rationnel des citoyens (démocratie). En effet, il semblerait que les citoyens soient de plus en dépossédés de la détermination de leur intérêt particulier par une croissance de moins en moins inclusive (chômage de masse et croissance des inégalités) et un gouvernement de plus en plus algorithmique [2]. D'un autre côté, en écho à de tels problèmes, la Chine innove avec un « système de crédit social ». À l'intérêt particulier, elle voudrait comme opposer le crédit social, espérant contenir le développement des inégalités et soumettre les individus à une autre évaluation que celle du marché grâce à la révolution numérique et la production massive d'informations par les individus sur leur comportement. Il s'agit de confier à un système de gouvernement explicite plutôt qu'au marché et à ses acteurs dominants, l'évaluation de la contribution de chacun, en tant que citoyen, consommateur, producteur ou fonctionnaire et la définition de ce qui leur reviendra en droits.

Cette fois, avec une production massive d'informations sur leur comportement dont l'exploitation rend celui-ci grandement prédictible d'une part et un accroissement des inégalités d'autre part qui bat en brèche la « théorie du ruissellement »[3], les citoyens ne pourront pas se décharger de leur responsabilité sur une autorité particulière sans qu'il leur en coûte. Dans le monde s'affronte deux types de contrôle social que l'on ne peut dire a priori à leur service : un contrôle social des acteurs globaux avec une relative complaisance des puissances publiques, non officielle mais non moins réelle, et un contrôle gouvernemental officiel ou officieux chez les puissances émergentes en mesure de déployer un tel effort. Entre ces deux types de contrôle que restera-t-il du contrôle citoyen sur son comportement ?

En Occident, une autorité politique était mise en place pour faire contrepoids aux grands acteurs qui par leur position monopolistique pouvaient menacer la liberté des citoyens. Ce qui n'empêchait pas une certaine entente entre grands acteurs et puissance publique. En effet, les grands acteurs ne sauraient se passer des services d'une puissance publique ni de ses investissements. Ils ne peuvent supporter à eux seuls l'investissement de recherche et développement ni faire face à un environnement hostile. La puissance publique quant à elle, a besoin que ses investissements de puissance puissent être rentabilisés pour disposer du financement qui lui permettra de les poursuivre. Pouvoirs et contre-pouvoirs font donc partie d'un pouvoir global dont l'efficience dépend de leur fonctionnement convenu : investissement stratégique et rentabilité financière ne doivent pas être entièrement confondus ni entièrement séparés. La « corruption » du système intervient lorsqu'il y a confusion (complaisance de la puissance publique à l'égard des intérêts privés) ou séparation (l'économie n'est plus en mesure de financer la stratégie de la puissance publique). On peut décrire le système démocratique comme celui qui essaye de maintenir une égale distance entre trois acteurs : grands acteurs, État et citoyens. L'État ne doit s'aliéner ni les uns ni les autres et maintenir leur cohésion. Avec les acteurs de la globalisation, et exception faite des grands pays, la puissance publique a du mal à garder la bonne distance qui lui permet de réaliser ses investissements de puissance et les moyens de les financer.

En Occident donc, le problème ne provient pas de l'intention du système libéral, mais des pratiques sociales qui peuvent conduire à l'adoption de lois antilibérales (démocratie illibérale). Il réside dans le fait que les citoyens peuvent accepter de se départir de leur autonomie en faveur des acteurs globaux si cela s'avère favorable à leur bien-être. C'est donc avec leur consentement, au travers de leurs pratiques et du caractère moutonnier de leur comportement, qu'ils renoncent à leur liberté. Et c'est lorsque la conduite des affaires n'est pas synonyme de bien-être social que l'hégémonie des grands acteurs est contestée et que le conflit entre les parties prenantes (ou entre celles-ci et le reste du monde) s'impose.

Or il se trouve aujourd'hui que l'Occident qui n'a pu se protéger de l'inégalité du monde en imposant sa division internationale du travail au reste du monde, doive faire face au développement des inégalités sociales (chômage de masse, polarisation du marché du travail) et régionales (métropolisation) qui ruinent les rapports entre les grands acteurs et les citoyens et disjoint la volonté de puissance de l'État de l'objectif de bien-être social.

On peut en vérité parler, quel que soit le système, de cogestion entre les citoyens et les acteurs globaux. Cogestion autoritaire ou libérale, plus ou moins conflictuelle ou consensuelle, etc. que l'on pourra diversement caractériser. Je crois que l'on peut distinguer en première approximation les pays selon que leur construction a été dominée par des luttes internes ou par d'autres externes. En ce qui concerne l'Occident, on peut constater que les pays qui sont dominés par leurs luttes internes ont plus de difficulté à externaliser leurs problèmes étant donné les nouvelles conjonctures technologique et internationale. En ce qui concerne les pays nouvellement indépendants, on constate la difficulté à se définir autrement que par opposition ou soumission aux grands acteurs du système mondial.

En Chine, c'est le gouvernement qui au nom du bien-être de la société plutôt que les entreprises vise à exploiter de manière rationnelle, les informations que la consommation de masse et la révolution numérique produisent. Il pousse un tel projet à un point que ne peuvent pas imaginer les sociétés libérales : étant donné les masses d'informations que peuvent produire les citoyens sur eux-mêmes, il ne s'agit pas de défendre la vie privée des citoyens contre le comportement intrusif de certains acteurs globaux ou étatiques, mais d'aller au-delà : il est question d'impliquer l'ensemble des citoyens dans une évaluation collective qui permette d'attribuer une note à chacun, citoyen, entreprise ou responsable. Dans un document publié en 2014, le conseil des affaires d'État chinois, annonce la mise en place en 2020 d'un « système de crédit social ». Il consiste à attribuer aux citoyens, aux fonctionnaires et aux entreprises une note représentant la confiance dont ils sont dignes. Ce document se lit en fait comme un inventaire des problèmes de la Chine, déclinés en trois catégories : « la sincérité dans les affaires gouvernementales », « la sincérité dans le commerce » et « la sincérité sociale »[4].

Il y a là innovation et expérimentation incontestables. Une telle politique met les Chinois et leur gouvernement à la hauteur des grands acteurs de la globalisation. La société et l'État chinois n'abandonnent pas les informations que leur activité produit et disputent leur exploitation aux acteurs globaux. Ils apparaissent plus attentifs à leur production et leur valorisation. Dans la bataille mondiale de l'information, qui n'exclut plus les champs nationaux des interventions extérieures [5], selon la capacité de l'État à mobiliser les ressources de la société et à se mettre au service du bien-être social, il est crucial de comprendre que c'est l'importance de l'intelligence collective qui fera la différence. L'État chinois ne pourra pas faire face simultanément à une adversité de l'hégémon américain et à une défiance de la société chinoise, comme il ne pourra pas se substituer à la société dans la production de l'information.

L'État chinois y réussira-t-il ? L'Occident crie déjà à l'autoritarisme. Par abus d'autorité et de nationalisme, il risque de confondre les intérêts des citoyens et leur bien-être dans ceux de la puissance publique. Le parti communiste chinois pourrait alors connaître le sort du parti communiste soviétique. Bien qu'ayant autorisé la différenciation entre l'intérêt privé et l'intérêt public (« enrichissez-vous ! »), il ne veut pas consentir à de simples rapports contractuels entre eux. Nous avions au sein du monde libéral des relations plus ou moins conflictuelles, voire consensuelles, entre les parties prenantes, les relations ici peuvent être considérées comme augmentées d'une troisième dimension : autoritaire à la façon chinoise [6].

Pour l'État chinois, dans le cadre de ces relations atypiques, on peut supposer que son succès passé dans le service du bien-être chinois lui assure un certain crédit social, s'il se confirme, il lui garantira l'adhésion de la société. Car la Chine devra faire face tout autant que l'Occident au même problème : le développement des inégalités avec la polarisation du marché du travail et la métropolisation de l'activité qu'induisent les nouvelles révolutions industrielles. Le 19° Congrès du PC a souligné le fait que le socialisme à la chinoise est entré dans une nouvelle ère, la principale contradiction dans la société chinoise s'étant transformée en celle entre l'aspiration croissante de la population à une vie meilleure et le développement déséquilibré et insuffisant de la Chine[7]. On verra quelle sera la façon, chinoise ou occidentale, qui viendra à bout de la contradiction de la nouvelle ère.

Le Parti communiste chinois en voulant resserrer son lien avec la société, son contrôle sur la société se soumet à de rudes épreuves pratiques et politiques. La société ne consentira à une telle soumission que si le Parti sert effectivement le bien-être chinois. C'est sur sa capacité à se mettre au service du bien-être social que l'État chinois et son « système de crédit social » vont devoir faire leurs preuves face au système libéral occidental. De ce point de vue, il n'y a pas de différence entre les systèmes : leur réussite dépend de leur ? réussite sociale, économique et politique. Le test n'est pas théorique, en Occident comme en Chine, le consentement des citoyens à un prix : leur bien-être.

Il reste que le système chinois peut être présenté comme un contre-système au système occidental dont il ne s'est pas tout à fait affranchi. Nous voulons dire par là qu'il n'est pas encore sorti d'une économie de rattrapage et qu'il n'est pas institué pour mettre en valeur les ressources de la société chinoise, mais comme en réponse à la domination des acteurs globaux occidentaux. Au contrôle du monde par les acteurs globaux, il répond par un contrôle étatique de son économie de marché. Le contrôle étatique apparaît comme un contre-pouvoir au pouvoir des acteurs globaux. La « Pensée de Xi Jinping » sur « le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère », nouvel élément du « guide d'action du Parti », risque d'avoir moins de succès que « la théorie de Deng Xiaoping », la pensée importante de la « Triple Représentation » et « le concept de développement scientifique » qui l'ont précédé. La Chine n'est plus dans une économie de rattrapage, elle va devoir innover pour traiter de la « nouvelle contradiction sociale principale » en Chine : « l'aspiration croissante de la population à une vie meilleure et le développement déséquilibré et insuffisant de la Chine »[8]. Elle va devoir s'affranchir du modèle occidental en éprouvant une façon chinoise de venir à bout des problèmes auxquels tout le monde est maintenant confronté. Il y a dans le « système de crédit social » quelque chose d'innovant qui peut tirer le monde chinois vers plus de progrès social si le parti communiste chinois triomphe de l'épreuve à laquelle il va être confronté : par son autorité et la politique des trois sincérités obtiendra-t-il la confiance de la société ? La société chinoise acceptera-t-elle de jouer le jeu de la sincérité, accordera-t-elle du crédit à ce système de crédit, préférera-t-elle y investir plutôt que dans le marché et le système bancaire classique ? Bref, s'appropriera-t-elle un tel système où l'abandonnera-t-elle pour se soustraire de la gestion du parti communiste ?

Pour qu'un tel système puisse constituer une alternative au modèle libéral, il faudrait qu'il puisse mobiliser durablement la société pour son bien-être. Ce qui suppose habitudes, normes et institutions sociales qui puissent régulariser le cours de la société chinoise. Si la Chine et la Russie réussissent à édifier un système et non pas de simples contre-pouvoirs temporaires, en mesure de les soustraire à l'hégémonie américaine et de les engager dans une dynamique fructueuse, quelle leçon peut-on tirer pour les autres pays émergents ? Quel système de pouvoirs peut donc valoir pour toute société qui vise à conserver son autonomie de décision vis-à-vis des marchés globaux ? Car si les sociétés qui disposent d'un certain contrôle légal sur les acteurs globaux peuvent se démettre d'un certain nombre de leurs droits politiques en échange d'un certain nombre de droits sociaux et économiques, il ne peut pas en être de même pour le reste des sociétés. Pour de telles sociétés, le compromis passe par celui des classes dirigeantes avec les acteurs globaux (attractivité, etc.) qui ne peut être qu'en défaveur de ces classes et de leur société. Des désordres qui pourraient s'ensuivre, dans le contexte international actuel, on ne pourrait attendre qu'une aggravation de leur état.

Comme première réponse on peut avancer que pour toute société, la réponse est dans le camp des citoyens, selon l'intelligence collective qu'ils sont prêts à développer dans la production et l'usage des informations qu'ils produisent pour la mettre au service de la vie qu'ils auront choisi de mener. Il faut choisir : l'intelligence collective au service de la vie qu'ils auront choisi de mener ou l'intelligence artificielle et la vie que la compétition des acteurs globaux aura choisi pour eux. L'intelligence artificielle transférera le travail de l'homme à la machine, si la compétition pour la puissance l'emporte sur la compétition pour le bien-être social, si les sociétés ne retiennent pas une partie du savoir en développant des intelligences collectives en mesure de « comprendre » le travail des machines et de le mettre au service de leur autonomie et de leur bien-être. Tout compte fait, l'enjeu va résider dans la distribution du savoir entre travail vivant/direct et travail mort/indirect, ainsi que de la répartition du travail vivant/direct entre les humains. Seront-elles équilibrées ou déséquilibrées ? La nature du système social et politique dépendra de telles distributions. Les tendances à la polarisation du marché du travail et à la métropolisation de l'activité sociale vont-elles s'accentuer ou se réduire ? On ne peut laisser la compétition économique livrer le savoir à la monopolisation des machines afin que leurs propriétaires dans leur compétition puissent financer les investissements publics de puissance et soumettre l'humanité à une prolétarisation accrue.

Il ne suffit pas aujourd'hui, pour ce qui nous concerne, de parler d'économie productive par opposition à une économie rentière. Il ne s'agit plus simplement de remettre le travail à l'honneur, pour confier ensuite ce travail aux machines, mais le savoir. C'est d'économie du travail et du savoir qu'il est question, qu'il doive être question. Un savoir, des intelligences collectives qui rendraient au travail son unité et à chacune de ses composantes (travail vivant humain et naturel, travail des machines) son importance, pour venir à bout des crises sociale et écologique. Le travail des machines en ambitionnant d'absorber le travail des hommes et de la nature finit par les détruire et à se déliter.

Ensuite, comme seconde réponse, un renoncement à la seule évaluation monétaire comme l'ambitionne le système de crédit social chinois dans le fonctionnement du système social et économique. La contribution de chacun ne doit pas être mesurée à la seule aune marchande. La société doit être en mesure de produire des hiérarchies de valeurs et des rapports équilibrés entre les hiérarchies sociales. L'hégémonie de l'une d'entre elles supprimerait l'autonomie de décision de la société. Il faut rappeler que c'est la compétition entre les hiérarchies qui ménagent l'autonomie de la société. Leur collusion signifie son aliénation. La hiérarchie de l'argent en prétendant à l'hégémonie ne peut que couper la branche sur laquelle elle est assise. L'organisation de la société doit permettre aux hiérarchies du savoir d'entretenir et de contrebalancer ses pouvoirs. Il ne doit pas advenir aux hiérarchies de l'argent et de la science ce qu'il est arrivé aux hiérarchies féodales, les noblesses d'épée et de robe, ce de quoi menace la croissance des inégalités et la soumission du monde (en général et du savoir en particulier) à la loi de l'argent.

Il importe, il me semble, de se rendre compte que l'intérêt particulier n'est plus en mesure de rassembler les citoyens autour d'une même cause que pouvait être l'industrie nationale, de même que le marché qui de national est devenu global, ne peut plus être en mesure d'assurer la convergence des intérêts particuliers nationaux comme l'envisageait Adam Smith. C'est une croyance dans laquelle de moins en moins de personnes trouvent leur compte. Avec l'épuisement des idéologies, on croyait le libéralisme triomphant. On a pu parler de fin de l'histoire. Les hommes cesseront bientôt de croire qu'ils font l'histoire, tout juste devraient-ils se demander s'ils peuvent être à la hauteur.

Note :

[1] William James, la volonté de croire p. 23 : « Dire d'une hypothèse qu'elle possède le maximum de vie, c'est dire qu'elle dispose à agir irrévocablement. Pratiquement, cela s'appelle une croyance ? ». classiques.uqac.ca/classiques/james_william/volonte _de_croire/volonte_de_croire.rtf

[2] Sur le gouvernement algorithmique, voir les travaux d'Antoinette Rouvroy et Thomas Berns.

[3] « trickle down economics » selon laquelle l'enrichissement des plus riches finirait par s'étendre au reste de la société. L'image utilisée est celle des cours d'eau qui ne s'accumulent pas au sommet d'une montagne, mais ruissellent vers la base.

[4] Voir « Le gouvernement chinois exploite habilement ce que nous ont appris les réseaux sociaux » http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/10/25/le-gouvernement-chinois-exploite-habilement-ce-que-nous-ont-appris-les-reseaux-sociaux_ 5205452_ 3232.html Le Monde du 25.10.2017

[5] Un exemple dont il a été largement fait écho est celui de l'intervention russe dans la campagne électorale américaine.

[6] Nous ne sommes pas loin ici de la théorie d'Emmanuel Todd pour qui les relations sociales renvoient d'abord à un modèle anthropologique déjà actif au sein de la famille.

[7] Voir Texte intégral : Résolution du 19e Congrès national du Parti communiste chinois sur le rapport du 18e Comité central. French.china.org.cn le 24-10-2017.http://french.china.org.cn/china/txt/2017-10/24/content_ 50044458.htm

[8] Ibid.