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Lorsque battre son épouse est validé judiciairement

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Au Portugal, une affaire sordide a provoqué une décision judiciaire tout autant intolérable. Un tribunal d'appel vient de justifier la violence envers une femme adultère. Et qui l'a battue ? Le mari trompé et l'amant délaissé, un duo de mâles auxquels la justice vient de donner raison. C'est au coeur de l'Europe que cela s'est passé, provoquant un émoi général dans le pays, de la part des citoyens comme des organisations de défense des droits. C'est bien la preuve que la démocratie et l'état de droit sont une construction permanente, jamais inachevée.

Pas un seul mot, pas un seul article de l'auteur, lorsqu'il s'agit d'un sujet dans n'importe quel lieu du monde, n'est pas une évocation indirecte ou subliminale de ce qui se passe en Algérie. Il a toujours refusé de débattre du droit dans son pays natal puisque les conditions de démocratie et de liberté sont irrémédiablement contraires à ses principes de base. Lorsqu'il y a nullité absolue, aucune tergiversation de fond ou de forme ne saurait être invoquée pour discuter du droit. C'est le rôle du combat militant de prendre le relais, pas celui du juriste. Et c'est ce qu'il a toujours adopté comme position. Cependant, les sujets internationaux sont pour lui un moyen détourné de le faire. Et c'est justement dans un pays devenu démocratique, européen sans le moindre doute, que l'affaire qui nous préoccupe est arrivée. Le Portugal est aujourd'hui un État de droit, garanti par un système judiciaire qui ne saurait déroger aux lois et aux principes fondamentaux du droit, d'ailleurs rigoureusement contrôlé en dernier recours par un système d'appels et de contrôle de légalité, interne comme européen.

Pourtant, nous ne sommes jamais à l'abri d'une décision de justice qui nous interpelle et nous glace le sang car elle entraîne notre mémoire aux pires moments des peuples, de leur institutions et de leurs mœurs sociales. Évoquons tout d'abord les surprenants attendus de l'arrêt en question.

Une incroyable décision judiciaire

Ils sont tellement choquants que ce n'est pas seulement la population portugaise qui s'en est émue. Le Conseil supérieur de la magistrature portugais a annoncé, ce 26 octobre, qu'il ouvrait une enquête sur la décision du tribunal de Porto. L'affaire est tellement impensable qu'on pourrait presque croire que les premiers actes d'investigation seraient de vérifier si les magistrats n'étaient pas sous l'emprise d'un repas très arrosé ou d'une prise inconsciente de stupéfiants. Il est déjà très étonnant que les juges aient accordé des circonstances atténuantes à l'accusé en le condamnant à 15 mois de prison avec sursis et à une amende de 1 750 euros, alors que l'accusation réclamait une peine de trois ans et six mois ferme. Mais c'est surtout dans les attendus qu'il faut aller rechercher la nature inique de la décision judiciaire. Certes, les juges ont admis que battre une femme était condamnable pénalement (on ne saurait féliciter une telle perspicacité!). Mais l'horreur de l'horreur tient dans l'argumentaire incroyable qui suit.

Les juges expliquent «comprendre la violence de l'homme, victime de cette trahison après avoir été vexé et humilié par sa femme». Ils évoquent la Bible, selon laquelle «la femme adultère devait être punie par la peine de mort», et comme ce n'était pas suffisant dans l'abomination et le déni du droit, ils rajoutent l'existence de « la lapidation de femmes infidèles dans certaines sociétés ». Stupéfiant, certainement, mais alors, la dose de drogue prise par les magistrats a du être phénoménale !

Un décision à contre-courant de tout

Ce qui est encore plus étonnant dans cette affaire est que ce jugement est à contre-courant total de ce qui se passe, aussi bien dans le temps long que dans l'actualité brûlante de ces dernières semaines. Dans la période historique dans laquelle se trouve l'Europe, sauf à retenir les exceptions qui ont toujours existé (troubles psychologiques, drogue et alcool, reproduction de la violence subite par les parents, etc.), le niveau de sensibilisation et d'instruction n'ont jamais atteint un degré aussi élevé dans toute l'histoire de l'humanité. C'est pour cela que nous en sommes encore plus choqués car ce qui était intolérable auparavant l'était dans une espèce de fatalité de l'époque. Ce n'est plus le cas aujourd'hui où le droit, la vigilance et l'éducation nous avait habitués à oublier qu'une telle barbarie puisse exister, même si elle s'invitait à notre souvenir par des actualités de faits divers que nous pensions sordides mais isolés.

Mais c'est encore plus étonnant lorsqu'on se réfère à l'actualité immédiate, suite à l'affaire Weinstein, ce producteur américain dont les exactions ont bouleversé la planète du cinéma, pourtant habituée à des mœurs inavouées et connues par le milieu professionnel en question. Et dans le monde entier, la réaction est très significative du refus de tels comportements. En France, comme en Europe, c'est l'explosion des sites, hashtags et autres associations classiques qui ont pour but de dénoncer les viols, les incivilités et toutes autres violences faites aux femmes. L'actualité en déborde et, chaque jour, des dénonciations d'hommes, connus ou non, s'étalent dans les médias. Nous laisserons de côté le danger d'un dérapage d'un mouvement, toujours possible lorsqu'il n'est pas maîtrisé, parce qu'il jette en pâture le nom de personnes, parfois innocentes, qui devront subir une atroce mise en cause de leur honorabilité. Mais, pour l'instant, ce soulèvement est, en soi, un réveil salutaire de la conscience collective.

Peut-on critiquer une décision de justice ?

Les manifestations d'humeur et les déclarations publiques au Portugal, qui ont fait suite à l'annonce de la décision judiciaire, posent en démocratie un questionnement classique. Peut-on critiquer une décision de justice ? Il faut toujours distinguer deux cas, en fonction du statut des personnes. Lorsqu'il s'agit de personnes ayant une autorité publique, exécutive ou de représentation élective, la réponse est beaucoup plus problématique car on a à faire au dogme démocratique de la séparation des pouvoirs, pilier de la démocratie. Lorsqu'il s'agit des autres personnes, physiques ou morales, il faut s'en référer à la loi. Loi qui est également appliquée aux personnes publiques ayant autorité mais, pour eux, nous avons précisé qu'elle s'ajoute à leur responsabilité politique car ils sont garants de la démocratie. A peu près partout en Europe, la législation et son application sont les mêmes ou approchantes. Il est possible de critiquer une décision de justice mais à condition de ne pas porter atteinte à l'institution et aux juges par des propos qui mettraient en cause leur impartialité, pire encore, leur honneur. Et finalement, nous retombons dans le droit commun du risque de diffamation, ou à peu près. C'est la raison pour laquelle les articles du code pénal faisant référence au délit de dénigrement d'une décision de justice sont tombés en désuétude, partout en Europe. Cela me rappelle le même chemin pris par les textes de droit pénal concernant l'offense au chef de l'État et dont nous avions déjà parlé dans Le Quotidien d'Oran.

Comme toujours, c'est l'équilibre entre le droit d'expression, constitutionnel, et celui du risque pénal en cas de dénigrement qui va jouer. Et comme toujours, il est impossible de statuer juridiquement d'une manière tranchée et spécifique. Et plus le droit commun devient la règle et la disposition spécifique reste exceptionnelle, plus la démocratie est gagnante. Mais, franchement, si la justice portugaise décide que les écrits et manifestations actuelles sont de nature à porter atteinte à l'institution judiciaire, c'est que les stupéfiants ont envahi le milieu des juges, dans leur ensemble. Rassurons-nous et rappelons ce qui a été dit plus haut dans le texte. L'institution est aussi choquée et demande une enquête à propos de cette folle décision.

Et le message subliminal ?

Je l'avais promis à chaque contribution, ce sera une exception. Il serait impossible de penser qu'il existât en Algérie en pareille matière. Peut-on concevoir, au 21è siècle, qu'un pays légaliserait la violence juridique envers une femme ? C'est impossible de considérer qu'elle serait une demi-part pour son héritage. C'est totalement exclu qu'elle ait le statut de mineure assistée par un tuteur, le mari. C'est totalement impensable qu'elle puisse être informée d'un second mariage légal de son époux. Tout cela est le passé, au moyen-âge, pas dans un monde où la quasi totalité des pays ont signé tous les textes internationaux les faisant entrer dans une humanité moderne. Non, mes chers amis lecteurs, je ne pourrai pas cette semaine honorer ce réflexe personnel d'introduire toujours un message subliminal aux algériens lorsque je traite d'un sujet étranger. Je ne le trouve pas dans le cas de maltraitance à la femme.

* Enseignant