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Catalogne : chez eux, c'est le 155 !

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Le droit n'est en rien ce qui évite les conflits entre deux positions irrationnelles lorsqu'elles sont fondées sur une sensation identitaire forte. Mais le droit est essentiel pour canaliser, organiser et amortir les pulsions et les conflits graves. Le gouvernement de Madrid vient de déclencher la mise en œuvre de l'article 155 de la constitution. Ce n'est donc pas la solution miracle mais l'indispensable mesure pour éviter le pire, à court terme.

Dans cet article, il ne sera pas question des raisons profondes et historiques qui expliquent le nationalisme catalan. Je renvoie le lecteur à d'autres lectures et notamment à mon article dont le titre est « La Catalogne et la tentation indépendantiste », paru le 15 juin 2017 dans le Quotidien d'Oran. Nous nous contenterons de donner quelques clés d'entrées pour la compréhension factuelle et immédiate du déclenchement de l'article 155 de la constitution espagnole suite aux événements en Catalogne et à la fièvre indépendantiste qui s'est emparée de la région autonome. Essayons cette démarche didactique à travers plusieurs points.

Un retour rapide sur l'histoire de la constitution

Elle est assez simple à comprendre car à ce niveau d'explication primaire, la quasi-totalité des lecteurs en sont déjà informés d'une manière générale. On ne lit pas Le Quotidien d'Oran sans une certaine aptitude cognitive (ça, c'est du marketing pour mes prochaines demandes de publication). L'Espagne est un pays fédéral et, depuis 1977, nous le rajoutons dans tous nos cours lorsqu'il s'agit de donner des exemples de cette catégorie constitutionnelle à nos étudiants. À l'Allemagne, exemple bien connu comme celui des États-Unis, est donc venu se rajouter l'Espagne dont l'histoire a toujours été constituée d'un rassemblement de royaumes et territoires aux identités fortes. La France, qui fut notre modèle constitutionnel pendant longtemps, ne nous a pas habitués à ce type de construction puisque c'est l'exemple même du cas contraire, l'État centralisé. Mais on a tendance à l'oublier, ce sont de féroces luttes royales qui ont amené à unifier le territoire français qui était, au départ, aussi morcelé et en constantes chamailleries comme le fut le Saint Empire germanique, atomisé par une multitude de principautés. De retour à la démocratie, au sortir du franquisme où pas une tête ne dépassait sur le territoire de Charles Quint, les espagnols n'ont pas eu leur mot à dire quant au choix monarchique. C'est Franco lui-même qui l'avait imposé, en testament. Ce choix s'est d'ailleurs fait contre l'ordre héréditaire de la dynastie des Bourbons, puisque le trône aurait du revenir au père du souverain installé. Les espagnols ont finalement eu raison de la dictature et le roi n'a eu d'autres choix que d'établir une réelle démocratie en Espagne1 par une monarchie constitutionnelle. C'est tout naturellement que 17 régions autonomes, avec de véritables institutions démocratiques locales, ont été définies dans la constitution de 1977. Les catalans ont eu leur part de délégués et la Catalogne s'est entièrement intégrée au processus démocratique espagnol. Elle en a profité et y a contribué pour une grande part. Elle possède donc un gouvernement, un parlement et, même une force de police spécifique « les mossos 2». Mais au-delà de cette disposition structurelle, la constitution espagnole dispose que la langue officielle et nationale, le castillan, serait complétée par trois langues régionales reconnues : le catalan (Catalogne, Communauté de Valence et les Baléares), le basque et le Gallego (région de Galice). Dans les régions concernées, l'école et toutes les communications officielles tiennent compte des deux langues. Mais alors, avec un tel degré d'autonomie, que s'est-il passé ? Analysons, pas à pas, les pistes qui ont conduit à l'impasse d'aujourd'hui, sans grande érudition ni exhaustivité.

L'article 155, que dit-il ?

L'article 155 de la constitution mis en œuvre par le gouvernement de Madrid prévoit une suspension du fonctionnement autonome des régions qui ne se conforment pas aux règles de droit. C'est un acte grave qui n'a jamais été utilisé auparavant et dont personne ne sait exactement comment s'y prendre ni comment cela peut se terminer.

Le président actuel du gouvernement espagnol vient donc de suspendre les responsables exécutifs du gouvernement catalan et prévoit une élection régionale qui renvoie aux urnes pour décider d'une légitimité nouvelle. On a bien vu que les forces en présence lors du référendum n'étaient pas susceptibles d'y répondre puisque la légitimité de celui-ci est entaché d'illégalité, selon le gouvernement fédéral, et les résultats contestables vu les conditions de son déroulement. Par ailleurs, le statut de la « Comunidad » n'est pas remis en cause puisque la l'article 155 ne prévoit pas sa dissolution mais seulement une gestion temporaire directe par le gouvernement central espagnol.

Aucun juriste ne peut d'ailleurs juger de la légalité de la procédure qui va suivre dans les prochains mois. Lors d'un déclenchement inédit d'une disposition constitutionnelle d'exception, seule la jurisprudence de la juridiction chargée du contrôle constitutionnel pourrait l'affirmer ou non. L'Espagne est vraiment engagée dans un processus juridique incertain.

Et ces prochaines élections, pourtant gage de démocratie en apparence, sont bien le point préoccupant de l'affaire car que se passerait-il si les électeurs reconfirment leurs suffrages en faveur des partis indépendantistes, voire accroissent leur score? L'Espagne serait bien embarrassée et la route, cette fois-ci, toute tracée pour l'indépendance de la Catalogne. Nous voyons bien là l'impasse dans laquelle risque de s'enfermer définitivement la péninsule ibérique. Et pourtant, il y a bien eu des rendez-vous manqués et cet épisode risque de confirmer l'aveuglement continuel de la classe politique, de part et d'autre.

Les rendez-vous manqués et le divorce

Pour bien comprendre pourquoi on en est arrivé à une situation bloquée, il faut remonter dans le temps, sans pourtant, nous l'avons déjà dit, aller jusqu'aux causes historiques profondes pour lesquelles j'ai renvoyé à d'autres lectures. La première vient d'une erreur stratégique des catalans eux-mêmes au lendemain de la rédaction de la constitution de 1977. Comme la majorité des autres espagnols, ils se sont laissés aller à l'euphorie que provoqua le souffle de la nouvelle donne démocratique, en ces temps d'après franquisme. Alors que le pays basque avait demandé de disposer de la souveraineté fiscale, l'un des nœuds centraux du problème actuel, la Catalogne n'a pas souhaité avoir la même revendication. Puis, et surtout, lorsque plus tard, la Catalogne avait négocié et obtenu le bénéfice d'un nouveau statut, beaucoup plus favorable à son désir d'accroître l'autonomie, la Cour constitutionnelle espagnole avait invalidé le texte. Il y avait là une avancée majeure puisque l'accord allait jusqu'à reconnaître l'existence du « peuple catalan » entre autres dispositions favorables pour le souhait d'émancipation de la région. Madrid aurait pu passer outre la décision judiciaire en impulsant une modification de la constitution mais il n'en a pas été ainsi et c'est bien l'origine, au-delà des causes historiques, ce qui allait déclencher le processus du divorce.

Pourquoi une telle rigidité ?

Il faut bien se souvenir que l'Espagne sortait, en 1977, d'une période terrible du franquisme et qu'elle n'a jamais vraiment oublié la guerre civile qui a déchiré le pays. Le parti populaire comme les partis progressistes de gauche se sont « accrochés » à cette constitution en l'érigeant en dogme inamovible et éternel. On le voit bien dans le comportement du chef de gouvernement, il ne veut pas en démordre et reste figé sur sa position qu'il estime être la loi intangible de la nation espagnole. Le parti populaire est traumatisé de voir réapparaître les démons des revendications régionales envers lesquelles il n'a pas la conscience historique apaisée, c'est pour le moins de le dire. Mais le parti socialiste, grand mouvement politique au lendemain de 1977 n'est pas plus enclin à écorcher cette constitution qui lui a apporté tant, non seulement sur le plan national qu'au niveau de son prestige international. La gauche avait enfin sa revanche sur l'histoire, elle ne tient pas à voir son « bébé » être remis en cause en quoi que ce soit. La constitution de 1977 a eu toutes les vertus pour faire entrer l'Espagne dans une ère démocratique et de progrès fulgurants, c'est indéniable. Mais elle s'essouffle et le pays doit aujourd'hui reconsidérer le pacte fédéral. Hélas, cette reformulation ne pourra pas aujourd'hui se négocier dans les conditions les plus favorables vu les événements en Catalogne. On a cru que le droit primait sur les revendications identitaires, ce fut une lourde erreur.

Le droit et l'irrationalité identitaire

Et nous arrivons ainsi au cœur du problème, l'irrationalité que provoquent les sentiments identitaires profonds des communautés. La Catalogne et l'Espagne se parlent avec un seul langage, celui du droit, c'est une grossière méprise. Il ne faut jamais mésestimer la revendication identitaire lorsqu'elle est pacifique, légitime et réellement présente dans la société. C'est toujours une illusion de penser que la constitution et les lois peuvent faire taire de telles revendications en les « octroyant » dans les écrits juridiques. Toute ma vie, j'ai milité pour la reconnaissance identitaire de mes compatriotes algériens qui se sont sentis dépossédés de ce qu'ils considèrent être leur être profond.

Et lorsqu'il y a eu une reconnaissance constitutionnelle, bien de mes amis se sont étonnés de mon scepticisme. Non pas qu'elle ne soit pas nécessaire, absolument pas, mais si elle n'est pas accompagnée par une réelle conscience que chacune des parties est intimement intégrée dans sa propre culture algérienne, tout le reste n'est que papiers et écrits sans importances3. Certes, j'ai un désaccord à propos du soutien de la position catalane car j'ai la certitude que la revendication identitaire a laissé beaucoup de place à l'égoïsme d'une région qui ne veut plus « partager » les fruits de sa croissance. Toute son histoire économique est due pourtant à son intégration espagnole.

Mais au-delà de cette seule réserve, je réitère mon avertissement face à l'acharnement à continuer à bafouer les histoires des communautés par des qualificatifs exclusifs comme celui d'« arabo-musulmane » pour qualifier l'Algérie. Ce n'est qu'un exemple mais qui est tellement significatif, en tout cas fortement présent dans la rancœur de ceux qui s'éloignent d'une construction nationale, amnésique et injuste. Si j'avais été espagnol, je n'aurais pas misé sur la seule vertu du droit, pourtant absolument nécessaire dans une démocratie mais certainement pas suffisante. Pour ressentir ma profonde algérianité, je me fiche de mes antériorités historiques. Mais c'est parce que personne ne me les conteste puisque je suis censé appartenir à la partie majoritaire. Mais si j'avais été baigné par autre chose que ma langue et mon passé qu'on a bien voulu écrire à ma place, je ne serais certainement pas des plus dociles à l'entendre.

*Enseignant

1 - Le débat sera interminable pour savoir si ce roi, ramené par Franco qui l'adopta comme son fils spirituel, avait vraiment l'intention, s'il n'y avait pas été contraint, de rétablir une démocratie. Nous lui donnons crédit de son acte car il l'a instituée et défendue, c'est l'essentiel.

2 - C'est d'ailleurs une police spécifique très ancienne de Catalogne.

3 Le Quotidien d'Oran, 17 mai 2016, Le rapport aux berbérophones ne doit pas être juridique mais fusionnel.