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Le 1er Novembre au crible de la police et des services secrets français

par Omar Merzoug*

Les Renseignements généraux et les services secrets français établis en Algérie ont-ils été surpris par la flambée révolutionnaire du 1er novembre 54 ? ou s'attendaient-ils, de leur point de vue, à des actions « terroristes » ?

S'ils en ont eu connaissance, pourquoi n'ont-ils pas tenté de les stopper, de « coffrer » les militants du CRUA, devenu entre-temps le FLN, avant qu'ils ne passent à l'action ? Ont-ils sciemment laissé faire ? Ont-ils été pris de vitesse par les activistes du 1er Novembre ?

Selon Ben Youcef Ben Khedda, la Police des Renseignements généraux n'aurait pas subodoré les préparatifs qui allaient aboutir au déclenchement des attentats du 1er novembre. Trop contents de voir le MTLD se déchirer en factions rivales, entre messalistes et centralistes, les services secrets français n'auraient rien vu venir. Dans son essai sur « Les origines du 1er novembre 1954(1) », l'ancien président du GPRA(2) écrit : « Pendant que les journaux français parlaient de ?règlement de comptes entre clans du MTLD', le CRUA menait ses préparatifs dans le plus grand secret.

Les services de police se frottaient les mains devant le spectacle décevant des ?zizanies' qui minaient le Parti. Mais ils ne se doutaient guère que le conflit ouvert qui se déroulait sous leurs yeux constituait l'écran opaque derrière lequel s'affairaient les gens du CRUA ». De son côté, l'historien Pierre Miquel (1930-2007) note qu'« aucun des projets du CRUA n'avait transpiré. Les hommes avaient bien gardé le secret(3) ».

La réalité est, on le sait aujourd'hui, sensiblement différente. Ferhat Abbas était mieux informé, qui écrit : « la préparation des événements du 1er novembre n'a pas échappé comme on pourrait le croire aux autorités françaises ». Les Renseignements généraux « avaient flairé dès le début de l'année 1954 que l'O.S. décapitée en 1950 se reconstituai (4)t ».           En outre, les documents, les écrits des protagonistes notamment, montrent que la police française opérant en Algérie, savait beaucoup de choses, bien que les hommes du CRUA, en militants aguerris, aient été fort discrets sur leurs projets, sur les objectifs visés, sur les dates et les heures des opérations projetées.

Outre les Renseignements généraux, deux services « couvraient » l'Algérie, d'abord la Direction de surveillance du territoire (DST) et le Service des Liaisons nord-africaines (SLNA). La DST était dirigée par Gaston Pontal alors que le colonel Schoen présidait aux destinées du SNLA.Ce dernier était un ancien officier des affaires indigènes. Polyglotte, il parlait avec une impressionnante fluidité l'arabe et le berbère. Il avait des informateurs bien placés au sein du mouvement national algérien. Quant à Gaston Pontal, il est, depuis juillet 1953, patron de la DST en Algérie, travaillant sous les ordres de Roger Wybot(5), fondateur de la DST, en 1944, et, comme de coutume, il était jaloux de ses prérogatives et ne partageait pas volontiers ses informations avec ses collègues. Selon Vaujour, s'il transmettait ses informations à M. Léonard alors Gouvernement général de l'Algérie, il lui demandait rarement l'autorisation de procéder à certaines opérations ou actions. M. Vaujour regrettait cette existence de « chapelles » où chacun travaillait pour soi, tirant en quelque sorte la « couverture » à soi, car elle lui semblait préjudiciable à l'efficacité des services de police au moment où il sentait que le feu couvait sous la cendre en Algérie. Pressentiment que justifieront sous peu les événements.

En avril 1954, après une tournée d'information qui l'aura menée en Tunisie et au Maroc, Jean Vaujour6 en sa qualité de directeur de la Sûreté, rédige un rapport de 36 pages sous le titre « Les commandos nord-africains » qu'il fait parvenir « au gouvernement français ainsi qu'à une cinquantaine de destinataires », ambassades, postes diplomatiques, armée, services spéciaux et ses collègues des territoires voisins. D'après ce rapport, le projet de former des commandos destinés à engager la lutte contre la présence française au Maghreb daterait de 1950. Des camps d'entraînement sont créés au Caire à cet effet sous l'égide d'Abdelkrim al-Khattabi, héros de la guerre du Rif, qui mourut en 1963 au Caire. Abdelkrim al-Khattabi, selon les renseignements recueillis par Vaujour et qui sont d'inégale importance, veille à la formation de combattants marocains et algériens, les entraîne au sabotage avec l'intention de les lancer à l'assaut de la forteresse coloniale. Soutenu par le gouvernement égyptien, il reçoit en outre « l'aide matérielle et morale de la Libye et de la Ligue arabe ». Mais ce n'est pas tout, la confrérie des Frères musulmans « dont on connait la xénophobie7 » leur apporte un soutien non négligeable. 200 Algériens auraient été recrutés et pourraient servir d'instructeurs une fois rentrés en Algérie. Ce retour des volontaires algériens s'effectuerait, selon Vaujour, via La Libye et la Tunisie ou via le Maroc espagnol et cela « en empruntant les navires qui relient Alexandrie à Tanger ». Une partie du rapport de Vaujour est consacrée aux partis politiques algériens et à leurs rapports à la violence révolutionnaire. Le seul parti algérien qui ait vraiment envisagé le passage à l'action directe est le PPA/MTLD : « De nombreux militants ou responsables locaux n'ont jamais cessé de demander avec insistance au Bureau politique de déclencher en Algérie des mouvements terroristes à l'instar du Néo-Destour et de l'Istiqlal » note Vaujour(8). À ces instances, Hocine Lahouel a opposé une fin de non- recevoir. Engagé comme il l'était avec d'autres centralistes aux côtés de Jacques Chevalier à la mairie d'Alger, il avait tendance à considérer que l'usage de la violence révolutionnaire, dans le but de libérer l'Algérie du colonialisme, serait pour le parti une véritable catastrophe. On se souvient du débat qui l'opposa à Boudiaf, dans une salle de Constantine, où ce dernier à l'argumentaire de Lahouel mettant en garde contre ces activistes du CRUA qui menaient « le peuple à l'abattoir » rétorqua que la révolution se ferait « même avec les singes de la Chiffa ». Cependant, compte tenu de la crise que traversait le MTLD, sa scission entre messalistes et centralistes, Vaujour envisage l'hypothèse selon laquelle « une action entreprise à l'initiative [des messalistes ou des centralistes] dans le but de s'assurer le concours des militants partisans de méthodes de violence n'est pas à exclure ». Mais l'écrasante majorité du Comité central du MTLD était opposée à l'action directe. Camoufler la frilosité et l'indécrottable réformisme des centralistes sous le masque de la collégialité opposée à la « dictature »qu'aurait eu l'intention d'exercer Messali, comme le fait Ben Khedda9 par exemple, relève de la mauvaise foi. Au lieu de songer à faire la révolution, les centralistes ne pensaient qu'à sauvegarder l'appareil et leurs places. Vaujour l'indique clairement, Hocine Lahouel était « peu soucieux de prendre l'initiative ou même de permettre un mouvement » dont il a de bonnes raisons de penser que ses camarades et lui seraient« les premières victimes ». Ce n'est pas ainsi qu'on raisonne lorsqu'on est réellement convaincu de la nécessité de faire la révolution, mais c'est ainsi qu'on se situe lorsqu'on a assimilé les leçons du parlementarisme français et qu'on est impliqué dans la gestion de la mairie d'Alger.

Quoi qu'il en soit, la police française savait beaucoup de choses sur les zizanies qui minaient le mouvement national. « Dès le printemps 1954, le colonel Schœn et M. Vaujour annonçaient la création du [CRUA] et signalaient qu'elle était étroitement liée à la scission du MTLD(10) ». Mais la PRG se révéla plus performante encore. Dès la formation du CRUA, la police y plaça un « mouchard » dont on connaît le nom. Il s'agit d'un ancien militant de l'OS nommé Belhadj qui avait été arrêté lors de la grande rafle de 1950 qui décapita l'OS. Ce Belhadj, que l'on connaîtra plus tard sous le nom de « Kobus », avait été retourné par les services et avait monnayé sa liberté contre de menus renseignements. Ce fut lui qui apporta les premiers renseignements sur le CRUA et qui transmit le numéro inaugural du « Patriote » où les fondateurs du CRUA exprimaient leurs positions. En dépit de la discrétion et du professionnalisme des ex-militants de l'OS, la police française est parvenue à infiltrer le CRUA. Lorsque les militants regroupés au sein de ce comité décidèrent de faire fabriquer des bombes en prévision du jour J, la police en fut immédiatement informée.

Le 1er octobre 54, le commissaire Benhamou est reçu à sa demande par Jean Vaujour. Il lui apprend que « des hommes prépareraient des explosifs et commenceraient à s'entraîner » à Blida. Le lundi 5 octobre, les commissaires Touron et Havard informent Jean Vaujour de l'existence d'un groupe clandestin « qui réunit à Alger quelques individus dont certains auraient appartenu autrefois à l'OS ». Le commissaire Touron déclare avoir les moyens d'infiltrer un agent à lui dans ce groupe. Il s'agit d'un ancien artificier de l'armée française qui a « autrefois joué un rôle important dans l'Organisation spéciale ». À la mi-octobre 54, Jean Vaujour sait qu'une demi-douzaine d'hommes, convaincus que les temps de la lutte politique et pacifique sont désormais révolus, ont décidé de passer à l'action violente. À cette fin, ils se sont procurés tous les éléments permettant de fabriquer des explosifs destinés à détruire ou à frapper des « édifices publics et des installations industrielles ». Vaujour et Touron décidèrent d'un commun accord de donner pour instruction à l'artificier de fabriquer des engins explosifs inoffensifs à base de chlorure de potasse. Ce Belhadj obtempéra et ces engins qu'il fabriqua « furent les premiers à exploser » le 1er novembre. On comprend dans ces conditions pourquoi ils firent peu de dégâts, la poudre du 1er novembre était, non pas « mouillée » comme le croit Pierre Miquel, mais frelatée. En ce mois d'octobre 54, François Mitterrand alors ministre de l'Intérieur du gouvernement Mendès France visite l'Algérie afin d'en prendre le pouls. Jean Vaujour alerte le ministre sur l'imminence des attentats : « les nationalistes bougent?il faut s'attendre à quelque chose de grave dans deux ou trois semaines ». Dans un entretien qu'il eut avec P. Nicolaÿ, directeur de cabinet de Mitterrand, Vaujour avait indiqué avoir identifié un groupe de « terroristes musulmans » qui « préparaient une vague d'attentats » et qu'il « attendait des instructions du ministère pour agir ». A quoi P. Nicolaÿ aurait répondu : « Attendez notre feu vert pour les arrêter (11)».

Le 23 octobre 54, au moment où F. Mitterrand quitte l'Algérie, Vaujour croit opportun d'adresser un rapport circonstancié. Il y évoque les circonstances de la naissance du CRUA et parlant de ceux que l'on désignera plus tard sous le nom d'« historiques », il écrit : « ces irrédentistes, sourds aux impératifs politiques invoqués par l'un ou l'autre clan du P.P.A., sont tous des hommes de la clandestinité, anciens dirigeants de l'O.S., ayant travaillé sous les ordres directs de Ben Bella alors chef national de l'Organisation spéciale ». Ce groupe, précise Vaujour dans son rapport, a pris langue avec un artificier en vue de fabriquer des engins explosifs. C'est un nommé Larbi (il s'agit très probablement de Larbi Ben M'hidi ) qui s'est chargé des contacts. Vaujour ajoute que ces « irrédentistes » disposent de 60 hommes absolument sûrs dans toute l'Algérie, prêts à passer à l'action au jour fixé, qu'une partie des fonds destinés à la révolution viendrait du Caire via la Suisse et que « le matériel étranger ne sera envoyé en Algérie que lorsque l'action aura été déclenchée ». Vaujour connaît même le nom de l'homme qui a rédigé l'« Appel » et « la proclamation » diffusés le 1er novembre, il s'agit d'un nommé Laïchaoui « ancien journaliste à Paris du Monde arabe, entré au MTLD dès 1946, rédacteur à l'Algérie libre de Lahouel, collaborateur de ce dernier, puis de Kiouane à la mairie d'Alger ». Enfin, le dimanche 31 octobre, à 11 heures du matin, Vaujour reçoit un appel téléphonique du commissaire divisionnaire Lajeunesse chargé de la P.R.G. d'Oran. Ce dernier informe son patron qu'il a pu se procurer un engin explosif. Vaujour l'a entre les mains dans l'après-midi même. « Il s'agit d'un engin de fabrication artisanal. C'est un morceau de tuyau de fonte, d'une quinzaine de centimètres de haut et d'une dizaine de centimètres de diamètre. Il est fermé à l'une des extrémités par soudure ». Le commissaire Lajeunesse précise à Vaujour que cet engin n'est sûrement pas le seul, qu'il ignore où se trouvent ces engins mais que son informateur lui précisera « à partir de quel moment cet engin doit être utilisé et sur quel objectif ».

Les deux hommes n'auront guère le temps de spéculer davantage sur les hommes qui s'apprêtent la nuit même à déclencher une révolution dont personne ne pouvait prévoir qu'elle durerait aussi longtemps et qu'elle marquerait si profondément les hommes qui en auront vécu les événements.

*Docteur en philosophie (Paris-IV Sorbonne)

Notes

1- Editions Houma, 3e édition revue et augmentée, 2009.

2- Gouvernement provisoire de la République algé

rienne, fondé en 1958, dont F. Abbas fut le premier président avant

d 'être remplacé par Ben Khedda.

3- In « La Guerre d'Algérie », Fayard, 1993.

4- Ferhat Abbas, «Autopsie d'une guerre» , Garnier, Paris, 1980.

5- Roger Wybot, (1912-1997), a été accusé par les auteurs

de « La Gangrène » (éd de Minuit), dont faisait partie Bachir Boumaza, ancien ministre de l 'information de Ben Bella puis (brièvement) de Boumediene, d'avoir participé à des actes de torture. Ce qu'il niera dans un entretien accordé au journal Le Monde

en date du 3 juin 1988 ;

6- Jean Vaujour, De la révolte à la Révolution, aux premiers jours de la guerre d'Algérie, Albin Michel, Paris, 1985.

7- Les propos que tient Vaujour sur les Frères musulmans

sont impropres. Les Frères musulmans ne sont pas xénophobes

à proprement parler, ils rejettent le modè le social et culturel

de l'Occident. Ce n'est pas la même chose.

8- J. Vaujour, op. cit, page 106/107.

9- « Nous avions une certaine façon de voir les choses: discuter

des problèmes démocratiquement et librement avant de prendre

une décision.

Les décisions étaient prises à la majorité et non pas confiées à une seule personne »

Entretien

Accordé au Monde le 12 juillet 1988. C'est aussi l'opinion

d'Abderrahmane Kiouane : « le problème était centré sur les problèmes de direction : pouvoir personn el contre direction collective ».

10- F. Abbas, Autopsie d'une guerre, op cit.

11- F.O. Giesbert, François Mitterrand ou la tentation de l'histoire, Seuil, 1977.