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LE TEMPS D'AVANT

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Nos richesses. Roman de Kaouther Adimi. Editions Barzakh, Alger 2017 (et Le Seuil, Paris 2017), 215 pages, 500 dinars.



Edmond Charlot est un personnage de légende dans le monde du livre, que ce soit en France ou/et en Algérie. Installé ? en tant que libraire-éditeur - au 2 bis rue Hamani (ex-Charras) (juste derrière la Brasserie des Facultés) dans un minuscule local, «Les Vraies Richesses», puis dans un second local 18, rue Didouche Mourad (ex- Michelet), «Rivages» et, aussi, à Paris, un certain temps, il avait connu (et édité, pour bien d'entre-eux, leurs premiers livres ) les (futurs) grands noms des Arts et des Lettres: Camus, Feraoun, Jean Grenier, Gabriel Audisio, El Mouhoub Amrouche, Emmannuel Roblès, Giono, Bosco, Jules Roy, Antoine de Saint-Exupéry, Gide, Garcia Lorca, Kessel, Max-Pol Fouchet, Bénisti Louis, Paulhan, Jean Sénac... Il avait aussi innové en ne limitant pas sa boutique à la seule édition et vente de livres.

Il était aussi un «passeur» de livres (sous forme de prêts à des abonnés)... et des peintres pouvaient exposer leurs œuvres... Sa librairie «Rivages» sera plastiquée en 1961 par l'Oas, car considéré comme trop proche des Européens libéraux favorables à l'arrêt de la guerre et, pour beaucoup, à l'indépendance du pays. Quittant l'Algérie en 62, il va à Paris, revient à Alger, se rend en Turquie et au Maroc et crée une librairie en France près de Montpellier. Il décède en 2004... heureux, peut-être, de savoir que sa librairie ne s'est pas tranformée en local de vente de «Chawarma» (comme l'ont fait certains), mais a été affectée à la Bibliothèque municipale qui en fit une annexe... et ses éditions sont maintenant des œuvres (rares) de collection.

Personnage de légende donc que Kaouther Adimi fait revivre à travers le journal (fictif) de Charlot et l'arrivée à Alger, en 2017, d'un jeune homme algérien étudiant en France, chargé par le nouveau propriétaire ? dans le cadre d'un stage d'études donc ne connaissant rien et du livre et de l'histoire du lieu et, surtout pressé de repartir à Paris retrouver son amie - de «faire place nette » dans le local de la rue Charras longtemps abandonné mais toujours plein d'ouvrages et de souvenirs. Ce n'est pas tout. L'auteure en profite pour nous restituer les ambiances (sociales et politiques) des époques, à partir des années 30, et jusqu'à nos jours. Deux histoires présentées en alternance... et, en réalité, une seule qui pose le gros et grave problème de la transmission d'un certain héritage (de l'époque coloniale... auquel on pourrait ajouter, pour notre part, toutes les autres époques) longtemps méprisé, souvent abandonné, presque toujours ignoré, parfois détruit...et qui, peut-être, sera bien regretté plus tard. Déjà maintenant !

L'Auteure : Née à Alger en 1986, elle vit à Paris. Diplômée en lettres modernes et en management des ressources humaines. Premier roman, «Des ballerines de papicha» (Barzakh, Alger 2010 et Actes Sud en 2011 sous le titre «L'envers des autres»). Le suivant, «Des pierres dans ma poche» a été publié en 2015, toujours aux Editions Barzakh, puis au Seuil en 2016. Née en 1986 à Alger, elle vit et travaille, aujourd'hui, à Paris. Par le passé, elle avait été, un instant assez court, journaliste à «El Watan». Elle est, aussi, auteure de plusieurs nouvelles, pour la plupart reprises dans des ouvrages collectifs (ex : «Alger, la nuit»). Plusieurs prix : prix du Festival international de la littérature et du livre de jeunesse d'Alger 2008, prix du jeune écrivain de langue française en 2006, prix de la Vocation en 2011, prix du roman de la Fondation France-Algérie 2015? et, se retrouvant, cette saison 2017, dans la première sélection (16 romans et 5 essais) du jury du prix Renaudot, en compagnie de Salim Bachi et Leila Slimani (Franco-marocaine)... et nominée aussi au Goncourt et au Médicis.

Extraits : «Les histoires avec les femmes sont la plaie de l'amitié mais sans elles, ah sans elles... rien n'est possible !» (p 81), «Plus nous publions de bons livres et plus la situation financière de la maison se détériore. Je suis passé d'une petite maison artisanale à une entreprise submergée de commandes et... de dettes.» ( Edmond Charlot, p 148), «Charlot a laissé dans ce lieu quelque chose de beau, quelque chose de plus grand que tout ce qui se passait à l'extérieur» (p 161), «Lorsque bien des années plus tard, nos grands-parents nous verront quitter le pays pour l'autre rive, ils nous diront de faire attention : «Les Français sont durs». Et nous ne comprendrons pas car nous auront oublié» (p 194)

Avis : Gros travail de recherche... et très belle écriture.

Citations : «Cest le seul pays (l'Algérie) au monde où c'est l'Etat qui réclame des comptes au peuple et non l'inverse...» (p 58), «L'écrivain doit écrire, l'éditeur doit donner vie aux livres» (p 76).



Mini-jupe. Roman de Djamel Eddine Selhab. Edition à compte d'auteur, Alger 2017, 167 pages, 600 dinars



L'histoire assez banale d'une famille algérienne (ou algéroise) banale traversant l'histoire peu banale du pays, celle de l'Indépendance aux années 90.

Le père, chef d'entreprise publique (et rêvant même de voir son rejeton prendre sa succession, ce qui est tout dire d'une certaine mentalité népotique ?bien réelle- chez certains dirigeants), la maman à la cuisine, les deux enfants, un garçon et une fille aimés comme on aime (c'est-à-dire sans le montrer ou alors le montrer de manière bien bourrue) dans une famille conservatrice petite bourgeoise des années 60... avec, bien sûr, une préférence pour le garçon. La fille, elle, est laissée (abandonnée ?) d'abord à ses rêves d'adolescente, style «Salut les copains», mini-jupe et cheveux au vent, et à ses premiers émois assez vite retenus. En ces temps-là, dans les années 60-70 et même 80, la mini-jupe (ou, pour notre cas, une jupe assez courte arrivant juste au-dessus des genoux alors que la mini, elle, allait à mi-cuisse) n'était pas mal vue... le pantalon aussi, doit-on le préciser !

Une liberté qui ne la lâchera pas, plus tard, enseignante toujours cheveux au vent et jupe courte (pas une mini-jupe, celle-ci arrivant à mi-cuisse, mais tout simplement une jupe laissant voir un peu de genou ou même pas. En ces temps-ci, il faut ajouter que les pantalons étaient «mal vus», pourvue d'un mari libéral au départ (la proie féminine vaut bien tous les détours !) puis, par la suite, assez vite macho pour ne pas déplaire aux «autres» (dont les barbus des années 90). La violence verbale, puis les coups puis le divorce au bout de la route... Le garçon, lui, pour sa part, passera par toutes les étapes du développement de la nouvelle génération post-indépendance. Le lycée et l'envie folle de partir terminer les études... à Paris. Le refus du père qui revient sur une promesse. Les cheveux longs et la contestation politique et estudiantine des années 60 et 70. Puis, l'installation en tant qu'avocat et la réussite professionnelle... avec l'inévitable «affairisme» qui commence à faire rage. La réussite avant tout, oublieuse de sa propre famille et du militantisme de jeunesse. On dit qu'«il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas !»

Tout allait si bien... puis ce sont les années 90, grises de menaces, puis noires d'interdits, enfin rouges de crimes. Hamid, l'avocat, s'exile avec sa famille et Amina est assassinée... par un ancien terroriste (en fait, un ancien amoureux éconduit) à la repentance illusoire. Ne restent plus que les deux parents qui n'arrivent plus à comprendre une société qu'ils ont en partie fabriquée et des petits-enfants, à la vie perturbée.

L'Auteur: Chirurgien dentiste durant une quinzaine d'années puis reconverti dans la promotion des produits pharmaceutiques, né à El Biar (Alger) en mai 1953, il est auteur de deux autres romans, le premier en 2010 et le second en 2012.

Extrait : «Les idéaux construits au gré des expériences vécues symbolisaient au mieux le conflit de deux générations foncièrement différentes. La première était imprégnée de l'esprit de Novembre encore vivace, tandis que la seconde, qui avait subi le joug culturel de l'oppresseur, au point de l'adopter comme un mode de pensée, ne voyait que les travers de la politique prônée par l'Etat et l'arrogance affichée par ses dirigeants qui la confortait dans cette thèse» (p 72)

Avis : Tentative de romancer l'histoire du pays depuis 62. Avec un titre accrocheur et un peu trompeur. Se lit en une-deux heures !

Citation : «La gouvernance appartient à ceux qui profitent de la crédulité de ceux qui les écoutent» ( p 72)



Mon chemin de terre. Roman de Armand Vial. Said Hannachi, Editions Média-Plus, Constantine 2017, 139 pages, 950 dinars



Revenu habiter au «pays» natal, le personnage central (l'auteur ?) retrouve, dans un carton éventré, des feuilles recouvertes de textes et une enveloppe garnie de quelques photographies. Et, alors, c'est tout un passé qui remonte à la surface.

Il n'avait que huit ans quand ses parents furent nommés instituteurs à l'école mixte de T., en Petite Kabylie, avec la guerre de libération qui avait commencé un an avant. Le bourg se trouvait entre deux maquis et était, donc, un lieu de passage de l'un à l'autre. Ils le quittèrent en catastrophe. Peu de temps après, l'école et le village furent déclarés par l'armée française en «zone dangereuse»... et quelques jours plus tard, l'école fut incendiée ?par l'armée française- avec tout ce qui se trouvait à l'intérieur.

L'enfant connaissait déjà Constantine, El Harrouch, Marseille, Aix-en-Provence, La Meunière (entre Aix et Marseille)... mais T. est restée gravée dans sa vie et sa mémoire. Seul enfant d'origine européenne de l'école, il s'était rapidement intégré au paysage et à la société enfantine. On l'appelait d'ailleurs Omar, et sa petite copine était Ania (qui lui a remis une grenade à déguster et dans une boîte de tabac, à priser, - de marque «l'Abeille» - une mèche de ses cheveux lui faisant promettre de toujours la conserver). Ce qu'il fit. Il est même reparti à T... Il a retrouvé peu de traces, sinon un bâtiment abandonné, beaucoup de lieux bétonnés et le chemin de terre de son enfance désormais goudronné... plus aucun bourricot chargé de guerbas, plus de figuiers de barbarie et encore moins de grenadiers. Quant aux pieds nus des femmes, ils sont tous cachés.

Invité à manger chez l'habitant (des descendants du gardien de l'école), il renoue un peu avec le passé... et il repart, pas totalement guéri de n'avoir pas retrouvé toute son enfance à T. Heureusement, juste avant son départ, une dame, celle qui a préparé le repas (et enseignante d'anglais) et très discrète mais les yeux pétillant de joie, s'est laissée photographier, seule (attention ! «à ne pas mettre sur internet»)...et l'a rattrapé en courant sur le chemin pour lui offrir une bouteille d'huile d'olive. Ania ?

L'Auteur: Né à Constantine, il est revenu y vivre et poursuivre son travail artistique. Photographe et écrivain, il a publié de nombreux ouvrages dont «Ksar Tina», un livre (texte et photographies) de 178 pages aux Éditions Sedia.

Extrait : «Je ne sais plus qui je suis, où je suis, d'où je viens, encore moins où je vais» ( p 22), «Mon imagination perturbée, troublée par le temps qui passe trop vite, par des déchirures et des blessures, par cette vieille sensation d'avoir un pied ici et l'autre là-bas, par le déroulement de l'Histoire et ses conséquences, par un monde en régression fait de sauvagerie et de violence, dans lequel la pensée se perd.» (p 27)

Avis : Style mélangeant prose et poésie, dans une atmosphère de triste nostalgie.

Citation : «La photographie est une écriture et non pas un simple shoot hors de toute pensée, de toute réflexion, de tout projet» ( p 19)

PS : Entendu à la radio Chaîne III, des participants à une émission culturelle (en début d'après-midi), et tout particulièrement un «écrivain» (je n'ai pas retenu le nom et il paraît qu'il a arrêté d'écrire, certainement bien occupé par ailleurs ) mettant en accusation (à mon avis plus que gratuite, sinon méchante ) la presse nationale qui, globalement, «ne fait pas sérieusement son travail de critique et de promoteur du livre». De plus, il s'en prend à Daoud Kamel, et à son dernier livre, «Zabor»...parce que pour lui, «il n'a rien compris dès les premières pages». Je reprends la citation de K. Adimi en la complétant : «L'écrivain doit écrire, l'éditeur doit donner vie aux livres... et le lecteur doit savoir lire». Hélas, trois hélas ! On comprend pourquoi le (bon) livre est, chez nous, orphelin, dont on ne se soucie que lors d'un Salon... ou, seulement, lorsque l'auteur rencontre un énorme succès. Surtout ailleurs ! Décidément, Kamel Daoud n'est pas en odeur de sainteté auprès de certains, en activité ou à la retraite ou à l'écart. Ainsi, un journaliste pourtant connu pour son professionnalisme, a publié récemment sur un site électronique d'informations (Tsa), un véritable brûlot contre l'auteur... en disséquant une chronique...datant de juillet 2014... et reprise récemment par un site «sioniste». Celle sur la Palestine ! Une «réponse tardive»... très, trop bien étudiée ?et parsemée de citations - pour ne pas être «inspirée». Et, pour clore ce malheureux chapitre, une citation : «Daoud (Kamel) aurait été quart-de-finaliste dans un vague tournoi de gymnastique, il aurait été ostensiblement honoré. Mais, son tort est d'avoir exhibé, au lieu d'une musculature, une intelligence. Et, au lieu d'adresses physiques, des convictions philosophiques» ( Mohamed Hammouche, «Contrechamp : Fetwa, «réconciliation» et liberté » © Liberté, jeudi 18 décembre 2014)