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L'homme à l'assiette de riz

par Farouk Zahi *

« La solidarité entre les pauvres hante les livres bien-pensants écrits par des gens aisés ». Alain Monnier (romancier)

En cette douce soirée de septembre finissant, la rue principale de cette cité antique à l'ouest d'Alger grouille de monde. La lumière profuse des somptueux lampadaires publics et celle des devantures des rôtisseries et cafétérias inonde la longue avenue qui traverse l'ancien comptoir phénicien et cité romaine de part en part.

La circulation automobile, encore dense, ajoute plus de frénésie à la vivacité du site qui, en dépit, de l'entame de la basse saison touristique attire encore du monde à la recherche d'un répit crépusculaire, suivi d'une bonne table poissonnière. Un homme, encore jeune, mais que l'adversité a jeté sans ménagement dans la détresse sociale ; assis sur l'entourage d'un arbre mangeait à même l'assiette jetable l'obole de riz que lui offrait le restaurateur. Sans cette barbe hirsute et coiffure échevelée et sans cette tenue dépenaillée, l'homme de grande taille et apparemment vigoureux, aurait pu se fondre aisément dans cette foule gouailleuse et insouciante.

Le vieil homme qui passait par là, intrigué par cette insolite intrusion dans son champ visuel d'un homme qui lapait sa pitance à même l'assiette, se proposait de lui offrir un sandwich.      Le jeune restaurateur, l'en dissuada car il semblait connaitre parfaitement le pauvre hère.

- Non, ya El Hadj, il n'aime manger que du riz et sans cuillère, c'est un habitué des lieux.

- Mais, est-ce qu'une cette petite assiette, lui suffira pour le reste de la nuit ? lui rétorqua le vieux.

- Ne vous en faites pas, dès qu'il aura encore faim, il reviendra et nous lui servirons un autre plat qui est toujours accompagné d'un quart de limonade.

Intrigué par le singulier personnage, le vieil homme se fit raconter une bribe de l'histoire de cet homme déchu. Le jeune restaurateur entama sa narration par :

- Ce jeune homme, âgé de 32 ans à peine, est issu de la Mitidja, il a pour prénom : Samir. Son histoire dramatique aurait commencé à la disparition de son père. Ses frères qui l'auraient privé de l'héritage familial, l'ont délibérément jeté dans l'errance ; depuis lors, il a perdu la raison. Eduqué en toute apparence, il récite et psalmodie plusieurs versets du saint Coran.           

Actuellement, il a élu domicile dans ce grand boulevard où il mange à sa faim, mais on ne lui connait pas de gite. Il marche?à longueur de journée.

Combien sont-ils, les cas similaires ? Des centaines ou même des milliers qui n'ont aucun gite que la rue. Le département ministériel en charge de la solidarité, la direction de l'action sociale et son Samu social paraissent, à l'instant même, comme dérisoires et sans effet. Il n'aura suffi que d'un seul cas d'exclusion sociale, pour que le bel édifice fait de statistiques soit ébranlé. Et ce n'est pas faute d'avoir tenté. La misère humaine prend de multiples et hideux visages et tend à être de plus en plus visible. Sans la synergie de toutes les composantes de la communauté nationale, l'action institutionnelle sera toujours sans effet. L'imam qui harangue la foule du haut de son prêche, l'instituteur qui officie la classe, le médecin qui soigne les maux, le magistrat qui dit la loi, ont chacun un rôle à jouer et ne pas se limiter à leurs seules prérogatives professionnelles. Celles-ci, rétribuées, n'engrangent aucun mérite. Où sont donc passées ces corbeilles vides que les associations, dites caritatives, plaçaient bien en vue dans les épiceries et autres superettes pour les faire remplir de victuailles destinées aux pauvres ? A moins que les démunis aient décidé de ne plus avoir faim en dehors du Ramadan. Il est quand même curieux, que ces organisations caritatives qui foisonnent et qui investissent à longueur de JT l'espace médiatique, ne s'intéressent que peu à ces cas isolés. Il est fort à parier, qu'en l'absence des sunlights et autres médias sociaux ces mêmes organisations caritatives ou « droithommistes » ne développeraient pas autant d'énergie que celle qu'elles affichent devant les objectifs des caméras. Elles sont innombrables ces familles du pays profond placées dans la détresse matérielle et morale ou les deux à la fois.        Il y a lieu de citer de pleines fratries touchées par le handicap mental ou physique et qui n'ont aucun recours que celui du cloitre bestial ou de la rokia charlatanesque. Prompts à organiser d'interminables caravanes de solidarité, chargées de nourriture, literie et médicaments que nous destinons à de lointaines contrées, nous demeurons impassibles, voire même, indifférents à la déshérence des nôtres. Et quand il nous arrive de le faire, tel que le retour des cantines scolaires dont le menu n'est souvent constitué que de deux portions de fromage, d'un pot de yaourt et d'une miche de pain, on en fait une prouesse. A ce propos et sans vouloir polémiquer, l'Algérie indépendante a toujours fait cas de la nutrition équilibrée des enfants, notamment scolarisés. Les défunts internats dits nomades, sont encore inscrits dans la mémoire des séniors encore vivants.

Quant aux nantis qui brassent des milliards par jour, ceux-ci, versent et en toute bonne conscience, la dime de la zakate qui est de 2,5 % soit le 40è de ce qui est thésaurisé tout le long d'une année pleine, croient ingénument qu'ils ont accompli ce devoir sacré de solidarité humaine. Pense-t-on, réellement que les quidams laisseraient toute une fortune sans rotation ?         D'ailleurs, le langage populaire dans son ingéniosité mercantile a inventé le vocable « ydaouar » (littéralement, il fait tourner) ; ceci pour contourner la contrainte religieuse.

Les nouveaux crésus usant de bigoterie en matière de possession patrimoniale et matérielle se dérobent à la solidarité en incriminant les pouvoirs publics d'avoir failli à cette mission. Mais dès que l'on leur rappelle l'évasion fiscale ou la bancarisation, ils rétorquent que ceci est contraire à leur conviction religieuse. Et là, c'est le « haram » qui l'emporte sur toute autre considération. L'action de solidarité que d'aucuns croient, encore, qu'ils l'ont inventée, plonge ses racines séculaires dans cette société agraire qu'a toujours été la nôtre. Il nous suffit de revenir à l'ancienne organisation sociale du hameau Kabyle ou des ksours du Sud, notamment, ibadites pour trouver réponse à la problématique. La survivance de quelques traits de l'entre-aide communautaire est perceptible jusqu'à l'heure actuelle à travers la « touiza » de construction, de récolte agricole ou encore le mariage collectif. L'institution étatique, à travers ses représentations locales, devrait s'arrimer à ces us coutumiers à l'effet d'en assurer la pérennité. La maladie mentale dans la profondeur territoriale est encore perçue autrement que dans les grosses agglomérations urbaines. Elle participe dans l'imaginaire local de la mystique religieuse. Dans l'ancienne cité oasienne de Bou Saada, le malade mental est roi. Pris en charge par la communauté, les individus de cette catégorie sont bichonnés à telle enseigne que leurs besoins aussi bien vestimentaires que nutritionnels sont à la charge de bienfaiteurs qui n'hésitent pas à leur organiser des banquets collectifs. Dans un de ses ouvrages, un psychiatre européen donne en exemple ce cas de prise en charge communautaire dont il dit qu'il est la meilleure insertion sociale pour un déficient mental.

Le cas de Samir est, malheureusement, le revers de politiques sociale et sanitaire menées tambour battant et à coup d'établissements spécialisés, mais dont les résultats sont en deçà de ce qui peut être légitimement espéré.      L'excessive bureaucratisation d'actions qui ne doivent souffrir d'aucune contrainte de mobilité, de disponibilité ou de ressources a, toujours, été ce Rocher de Sisyphe qui achoppe, jusqu'ici, l'action humanitaire.

Une structure élective ou administrative qui ne peut pas reloger une famille en détresse ou placer un malade en état d'intense excitation n'ont pas lieu d'être. La sentence : « On entendait le vacarme des meules, mais point de mouture », du grandissime poète arabe Abou El Alaa El Maari, est, dans le contexte, juxtaposable à cet état de fait.