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(E)cri(t)s de liberté

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Zabor ou les psaumes. Roman de Kamel Daoud. Editions Barzakh, Alger 2017, 329 pages, 1 000 dinars



C'est l'histoire du parcours (très perturbé) d'un jeune homme, fils mal-aimé d'un riche boucher d'un gros village...«futile et oisif, à la vanité absolue (le village)», coincé entre le désert et la misère. Fils, aussi, d'une première épouse répudiée (au profit d'une plus jeune et méchante nouvelle épouse), abandonnée et décédée. Il est élevé par une tante paternelle, une assez belle, vieille fille et un grand-père aphasique. Lui, c'est Zabor, «eddah el babor» (selon les méchants garnements du coin qui en ont fait leur «tête de turc» ; celui qui savait lire et qui n'arrêtait jamais de lire, toujours célibataire, toujours vierge, et même pas circoncis (mais ça, seuls le père et la tante le savaient). Il est le «fantôme» du village qui n'accomplit plus les prières depuis des années, ni le carême, il ne «récite aucune invocation» quand il trébuche et l'appel du muezzzin ne le concerne pas. Enfant surdoué mais très mal compris, tout particulièrement par ses proches, il assimile rapidement les connaissances imposées par les «récitateurs» de l'école coranique puis celles fournies par l'école publique... qu'il quittera rapidement après avoir, estime-t-il «fait le plein». En lui, s'impose la question -clé : «Pourquoi écrit-on et lit-on des livres ? Pour s'amuser, répond la foule, sans discernement. Erreur : la nécessité est plus ancienne, plus vitale. Parce qu'il y a la mort, il y a une fin, et donc un début qu'il nous appartient de restaurer en nous, une explication première et dernière. Ecrire ou raconter est le seul moyen pour remonter le temps, le conter, le restaurer ou le contrôler». Alors, commence une course folle... d'abord pour la découverte du corps, ensuite pour celle de la lecture (après avoir «fait le plein» avec le Livre sacré) et une recherche encore plus folle pour l'écriture, ce qui accroît la méfiance (et la jalousie) des autres, mais aussi un certain respect (même par le père indigne qui ne parle pas beaucoup)... ou, plutôt, la crainte et on fait appel à lui pour toutes sortes d'interventions... afin de prolonger la vie.

Le grand tournant, c'est la découverte, à l'âge de treize ans passés, par hasard, entassés dans une pièce de la «maison du bas», d'un lot de romans en français, aux pages écornées, numérotées et vieillies. La pièce aux trésors ! L'extase. Et, c'est une nouvelle aventure pour apprendre, seul, en cachette, une troisième langue car il y avait déja la langue maternelle (la dardja dirions-nous) et la langue de l'école. Des livres envoyés par hasard ? Non, «ils étaient envoyés». Peut-être «par des ancêtres morts sans souvenirs, sans livres, ni noms» et «qui voulaient apprendre, par mon biais, parler et reprendre leur histoire interrompue». Donc, par l'apprentissage, c'est l'écriture. Trois effets presque immédiats de la nouvelle langue, «née d'un déchiffrement personnel, royale et ayant besoin d'un roi» : La guérison des crises, l'initiation au sexe et au dévoilement du féminin (à travers les photos entre autres) et le moyen de contourner le village et son étroitesse... Non sans difficultés nées des habituelles incompréhensions.

Une (presque) autobiographie romancée ? Une partie du parcours de Zabor qui recouperait celui de Kamel Daoud ? Peut-être bien que oui, peut-être bien que non ! En tout cas, un parcours fait de volonté, de franchise, de courage, de liberté et de foi dans le livre et la littérature. Pas banal du tout. Et, avec le succès déjà rencontré par l'ouvrage et les rencontres avec le public, lors des séances de signature, les «psaumes» de Daoud (Kamel) ont fait sauter le désespoir et le fatalisme, ayant été entendus.

L' Auteur: Kamel Daoud, né en 1970, est un enfant de Mostaganem... Journaliste au Quotidien d'Oran durant de très longues années (Chronique «Raina Raikoum»), il est auteur, déjà, d'un recueil de nouvelles, «La préface du nègre» (chez Barzakh en 2008 et en France en 2011 sous le titre «Le Minautaure»), ayant reçu le fameux Prix Mohammed Dib...et un roman éclatant, «Meurseault, contre-enquête» qui a reçu de nombreux prix (Escales littéraires d'Alger en 2014, et en France, en 2015, le Goncourt du premier roman, en 2015...), le consacrant internationalement en tant qu'écrivain et en tant que journaliste ?chroniqueur. Son avant-dernier ouvrage est un recueil de ses chroniques 2010-2016, «Mes Indépendances», édité en Algérie (Barzakh) et en France (Actes Sud) en 2017. Vivant à Oran, ses chroniques sont publiés dans plusieurs titres de presse internationaux.

Extraits : «Je reviens dans ma chambre et je touche des livres, je les feuillette rapidement, mais lire ne me tente pas. Les «Confessions» de saint Augustin ? Non. Je déteste sa façon de gémir et de trahir son corps. C'est le Judas de notre chair» (p 57), «Et qui doit sauver ce monde de l'effacement ? Sûrement pas celui qui récite le Livre sacré sans le comprendre, plutôt celui qui écrit sans s'arrêter» (p 69), «Ma prophétie ne laisse pas un livre sacré mais une explication- sacrée- de tous les livres possibles» (p 86), «Dans la rue, la répudiée était surveillée de près, autant par les siens que par les hommes désœuvrés (...). Elle était une impasse par où chacun avait envie de passer» ( p 111), «Je finis par surprendre la faiblesse de cette langue puissante (celle de l'école), mais sourde et bavarde : elle comptait beaucoup de mots pour les morts, le passé, les devoirs et les interdits, et peu de mots précis pour notre vie de tous les jours» (p 141), «J'ai découvert un jour que le mot page est né du mot pays. De fait, quand on ouvre un livre, on pénètre un monde» ( p 153), «A huit ans exactement, je découvris l'horreur de l'indicible. Dieu avait quatre-vingt-dix-neuf noms mais mon monde n'en avait aucun» (p 172), «Pourquoi j'écris ? Parce que je témoigne, je suis le gardien, je fais reculer la mort des miens car ils sont essentiels et dignes d'éternité» (p 316).

Avis : Lecture pas facile mais prenante et, surtout, utile pour mieux se comprendre et comprendre notre société. De la «new-philo'» de toute beauté, bien qu'un peu déroutante pour les inhabitués, qui fait honneur à la littérature nationale et digne de figurer dans les tablettes internationales. Encore des Prix ? Là-bas. Des imprécations de la part de ceux qui se considèrent comme «propriétaires» de l'islam et de l'algérianité ? Ici. Comme d'habitude !

Citations : «Ecrire est la seule ruse efficace contre la mort» (p 13), «Le présent (et son univers) existe parce qu'un homme s'en souvient» (p 87), «Ecrire, c'est écouter un son, le préserver et tourner autour, sans cesse, pour tenter d'en rendre la mélodie, s'en approcher le plus possible pour le conduire de l'oreille à la bouche» (p 90), «La mort ? Elle inspire la foi aux spectateurs et la fait perdre au mourant» (p 100), «Toute invocation est un livre qui attend d'être écrit» (p 109), «Nous sommes les mots d'un grand récit, consigné quelque part, mais nous sommes en quelque sorte responsables de nos conjugaisons» (p 112), «Quand le père se meurt, il n'y a plus rien entre vous et la mort. C'est votre tour» (p 240), «Le temps n'était pas le même en arabe et en français, il était découpé différemment selon la façon d'appréhender l'avenir et de posséder le présent» (p 263), «Tout baiser se fait dans le silence de la langue» (p 273), «Le français était une langue de la mort, pour ceux qui se souvenaient de la guerre, mais pas une langue morte «(p 302), «Les Arabes donnaient de beaux noms aux étoiles. Ils étaient maîtres pour peupler les déserts en général. Ils y creusèrent leurs meilleures routes, je crois» (p 306), «Un livre n'est sacré que parce qu'il est l'inventaire de toute chose, la main qui tient et retient, le rappel nécessaire avant l'oubli qu'est la mort. Qu'un homme cesse de se parler dans sa propre tête, d'écrire en son âme, et le voilà qui trébuche, tombe malade, vieillit vite et agonise» (p 315)



Nous autres. Eléments pour un manifeste de l'Algérie heureuse. Essais sous la direction de Amin Khan. Chihab Editions, Alger 2016. 211 pages, 1 000 dinars.



Ce n'est ni un «Bilan/Perspectives», ni un ouvrage académique (encore que...), ni un manifeste politique (encore que...) mais un ensemble de textes «sans autre objectif que de donner lieu à une réflexion rigoureuse et à une discussion sereine..» Voilà donc un nouvel espace éditorial de liberté qui souhaite réunir «les réflexions de quelques Algériens libres». Avec, cependant, au départ, un constat : Notre société est prise dans l'étau de l'archaïsme et de la domination. Et, un espoir : Il existe un chemin étroit et difficile pour sortir de cette situation historique. Et, une condition: Etre capables, en tant que société, de faire preuve de raison et de volonté. Tout un programme bien chargé mais non irréalisable venant de contributeurs expérimentés et connaissant les sujets abordés, et intervenant de façon «libre et indépendante, en dehors de toute conformité à des discours convenus»

Seize textes, quinze intervenants. Tous essayant de dégager des éléments de réponse ou des éclairages ?aussi faibles soient-ils - pouvant aider à mieux résoudre, aussi rapidement que possible, la problématique du développement de l'Algérie et de l'épanouissement des Algériens.

Une problématique déjà posée par bien d'autres analystes et observateurs sociaux, à travers des articles et études, des ouvrages ou des think tanks (plutôt des cercles de rencontres et de discussions), la continuité faisant, hélas, presque toujours défaut (certainement en raison des «exploitations» politiques), sans parler de la sempiternelle question de la non-publication et diffusion des résultats enregistrés.

Peut-être, le plus intéressant dans cette initiative, c'est le commencement par la fin : l'édition et la diffusion... qui nous permettent donc d'avoir, tout de suite, le contenu de la démarche de ces nouveaux «moudjahidine de la pensée» qui abordent, pour certains, assez crûment et souvent assez (trop?) sévèrement, les questions. En sériant quatre domaines essentiels (la pensée, le travail, la lutte et l'amour) de l'activité personnelle et sociale pouvant faire émerger une nouvelle attitude, une nouvelle position, une nouvelle force. Certainement en raison du début de l'opération «Manifeste de l'Algérie heureuse», l'ouvrage, nous dit l'auteur de l'introduction, n'a pas eu l'ampleur envisagée au départ. Bien des sujets, importants, n'ont pas été abordés, d'où un sentiment d'incomplétude. De plus, certaines études sont bien plus monographiques que réflexives. De qualité cependant !

Les Auteurs : Chawki Amari, Mouanis Bekari, Akram Belkaid, Ahmed Ben Naoum, Slim Benyacoub, Mouloud Boumghar, Farid Chaoui, Said Djaafer, Amin Khan, Zineb Kobbi, Nassima Metahri, Malika Rahal, Nedjib Sidi Moussa, Habib Tengour.

Une bio-bibliographie des auteurs est présentée (avec date et lieu de naissance... tous des 1954 et plus (avec une naissance en 82) en fin d'ouvrage... ce qui est assez nouveau, donc original et utile pour une meilleure compréhension des styles et des contenus (assez «engagés»pour ne pas dire militants)

Extraits : «L'Histoire n'avance que par la connaissance (...). Ce n'est qu'avec la connaissance que l'on peut inventer et produire les moyens de survivre, de vivre, de créer, de lutter, de refuser le sort assigné aux faibles et aux dominés» (Amin Khan, introduction, p 10), «Sous couvert de remise en cause de la doxa arabo-islamique, le nationalisme kabyle reproduit toutes les tares de son pendant arabe, en survalorisant par contraste son profil pro-occidental et pro-israélien, enrobé dans une rhétorique anti-arabe et anti-palestineinne» (Nedjib Sidi Moussa, p 73)

Avis : Textes d'inégale valeur (quantitative et qualitative) mais tous à lire. Sans exception.

Citations : «La domination (quels que soient sa forme, son espace et son temps) repose, certes, sur la supériorité matérielle des dominants, mais plus fondamentalement encore sur leur capacité de croire eux-mêmes, et de faire croire aux autres à leurs discours, à leur parole, à leurs concepts, à leurs vérités, à leurs mots» (Amin Khan, p 18), «Nous savons protester, nous ne cessons de le faire, jusqu'à l'exténuement de nos forces, mais nous ne savons plus lutter» (Saïd Djaafer, p 49), «La liberté n'est pas forcément un acte, elle est d'abord une pensée» (Chawki Amari, p 112, «Il n'est pas toujours simple de surmonter l'histoire quand elle écrit les traumatismes de l'enfance» (Zineb Kobbi, p 198)



Mes cousins des Amériques. Récit de Arezki Metref. Koukou Editions, Alger 2017, 214 pages, 800 dinars.



Les textes avaient été présentés en «morceaux» par «Le Soir d'Algérie». Hélas, c'est un phénomène lié à la lecture ?actuelle- dans notre pays : nous lisons mal notre presse, nous contentant, la plupart du temps, soit d'un parcours très rapide, des titres (et, bien sûr, ce sont les plus «accrocheurs» qui prennent le pas) et «en diagonale» des textes, soit des informations sportives et/ou des mots croisés. D'où, peut-être, car je n'en suis pas sûr, l'ignorance et /ou l'oubli rapide... sauf chez les amis et les mordus du journal ou de la signature.

Heureusement, les «morceaux» sont, aujourd'hui, recollés avec un résultat «magni-fake»., qui se lit d'un seul trait. L'histoire d'un «road-trip» comme on en a vu rarement dans notre édition (Peut-être Chawki Amari avec «Nationale 1», un carnet de route sur la légendaire route de 2.400 km menant de Bir Mourad Rais à Ain Guezzam, Casbah éditions, 2007 ? Peut-être Reda Brixi avec ses grands reportages publiés par ?Le Quotidien d'Oran' ?) et qui devrait se multiplier pour faire connaître, certes, nos journalistes-écrivains mais aussi et surtout pour mieux (faire) connaître notre pays et le monde, et sortir nos concitoyens de l'enfermement culturel... et idéologique. Hélas, le road?trip (comme le grand reportage) a un coût de plus en plus élevé, les grands reporters de presse ont «vieilli»,... et le lecteur veut des infos toujours plus chaudes et toujours plus proches (micros-trottoirs, «radars», etc).

L'auteur, grand admirateur de Jack Kerouac (écrivain, poète et romancier américain ; un des chefs de file de la «Beat génération» et des «beatniks», auteur, entre autres, d'un ouvrage, en 1957, qui avait fait date :«Sur la route»), c'est-à-dire bouffé par la «démangeaison du vagabondage» et élevé, fort heureusement, comme beaucoup d'entre-nous, au biberon des mythes de la «culture de masse» des années 60- 70, a réalisé son rêve : partir à la recherche de l'Algérien en Amériques (Usa et Canada). Il a donc rencontré bien des «cousins» pour la plupart, définitivement, installés et, pour beaucoup, partis durant les années 90, les uns menacés par le terrorisme islamiste, d'autres fuyant le chômage ou, tout simplement, pour voir si l'herbe n'était pas plus verte ailleurs...,(«En Algérie, makache the hope, no future !»). Il a visité des lieux chargés d'histoire (s) et de culture, racontés certes rapidement, mais avec tous les détails nécessaires à leur compréhension. D'abord au States (San Francisco, Bonanza, Silicon Valley, Salinas, Hollywood, San Diego...), ensuite au Canada «Un berbère au pays des Iroquois» : Montréal, Ottawa...), et une virée marathonienne à New York.

L'Auteur : Né en mai 1952 à Sour El ?Ghozlane. Sciences Po' Alger. Journaliste (El Moudjahid, Algérie Actualité, Horizons, Nouvel Hebdo, Le Soir d'Algérie...), écrivain, poète, auteur de plusieurs recueils de poésie (4), de nouvelles et de romans (5), de pièces de théâtre (5), d'essais (3)...

Extraits : «S'il y a une chose qui ne fait pas peur aux habitants de ce pays continent (Usa), c'est bien la distance. Marcher, rouler, se déplacer à n'importe quelle heure, de jour comme de nuit, est comme inscrit dans l'Adn. Ils commencent une vie dans un Etat puis, du jour au lendemain, plaquent tout et vont s'installer ailleurs, à des milliers de kilomètres de là» (p 51), «L'Amérique m'a appris à ne pas juger mais à essayer de comprendre» (Un «cousin» d'Amérique, p 62), «Sans doute, y a ?t-il un savoir-faire américain, une sorte d'ingénierie dans l'art de créer une histoire avec trois fois rien» (p 65), «Marcher dans New-York la nuit, c'est se sentir doublement petit, écrasé par les buildings et la débauche des lumières» (p 197), «A New York, il faut tout le temps tout nettoyer, et quand on a fini c'est juste «pas sale» ( Andy Warhol, p 199)

Avis : Du grand, du très grand «grand reportage» !

Citations : «Un voyage se fait en trois fois. Et chacune de ces fois est différente :1-La première en est la conception. C'est la préparation et la projection...2- La seconde fois, c'est le voyage physique, autrement dit le déplacement... 3- Mais pour moi, le meilleur voyage, c'est le troisième. Le moment où l'on écrit les deux premiers...» (p 11), «Où que tu ailles, un Algérien te précède» (p 26), «L'inconvénient concernant l'Algérie, c'est que chaque interlocuteur (en Algérie) te somme de prendre position. Tu ressors de chaque entretien avec une étiquette différente. Impossible de sauvegarder cette distanciation scientifique indispensable à la recherche» (Une «cousine» d'Amérique doctorante, p 210)