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Rendre des comptes

par Arezki Derguini

Faire et rendre des comptes, collectivement et individuellement, et aller plus loin que Keynes, pour ne pas tomber dans la dérégulation néolibérale. Avec le départ précipité de Tebboune et le retour d'Ouyahia aux affaires, rendre des comptes est à l'ordre du jour. D'une manière certes moins brutale que de mémoire récente et dont Tebboune était comme encore empreint. Oui, mais donc comment ?

D'abord et contrairement à ce que l'on pense habituellement, rendre des comptes ne peut pas être l'affaire du seul politique parce qu'il décide de l'usage des ressources publiques, hier abondantes et aujourd'hui plus rares, mais de tous les citoyens. Comment peut-on imaginer que l'on puisse avoir une économie nationale, si nous ne pouvons construire de comptabilité nationale à partir de nos comptes particuliers et retrouver ceux-ci dans celle-là ? Car c'est cela avoir une économie nationale dont une économie cohérente de marché (F. Braudel) : c'est faire que la société dispose de comptes domestiques, privés et publics bien tenus qui lui permettent de décider quelles actions elle peut entreprendre pour les améliorer. Nous savons où conduisent les faux comptes et leurs déséquilibres, d'avoir considéré que la comptabilité était une affaire de comptables et non une question de citoyenneté [1].

Ensuite plus compliqué encore, avoir des comptes, mais lesquels ? Comment les arrêter ? Vous êtes propriétaires de quoi ? Cette chose est la propriété de qui ? L'État propriétaire des puits de pétrole rendra des comptes à qui ? Derrière l'État, n'existe-t-il pas des propriétaires plus concrets ? Cet État qui sort d'une guerre de libération ayant distingué des citoyens par excellence qui n'ont pas cessé de cultiver leur exception, représente-t-il également tous les citoyens ? L'on voit bien que pour avoir des comptes (privés, collectifs) publics, il faut une justice qui puisse mettre en balance, des citoyens qui puissent contester auprès d'elle les faux comptes. Dans une société toujours soumise à un double collège [2] et dont le contour des comptes reste flou, du fait d'une propriété publique dominante et d'autres choses encore, on ne peut rendre d'honnêtes comptes, mais seulement des comptes dressés pour des fins particulières. Rendre des comptes ne peut donc être une opération de police, cela exige des dispositions sociales favorables à leur reddition et d'autres politiques qui supposent une égalité des citoyens et rendent possible un exercice souverain de la justice.

Nous disions auparavant que la question de la disposition à rendre des comptes et à en demander est l'affaire de toute la société de laquelle on ne saurait abstraire celle dirigeante. Nous construisons notre société comme nous construisons nos comptes. Une société (ou un individu) qui refuse de fonctionner de manière régulière de crainte d'être régulée de l'extérieur, qui refuse de se donner une loi et une Constitution, se donne des gens d'affaires et d'armes qui ne peuvent être soumis à la loi. Un type de sujet au comportement irrégulier que nous avons coutume de désigner de manière péjorative comme mafia gère de ce fait notre société à ses différents niveaux : un individu qui fonctionne à vue d'œil (observons le rapport de l'automobiliste au Code de la route) et qu'explique sa défiance vis-à-vis du reste du monde, un groupe qui fonctionne à « l'informel », autrement dit à la règle qui n'excède pas sa constitution. La justice qui est donc rendue en dehors des formelles institutions, n'en existe pas moins et n'applique pas moins une loi, elle peut interdire la peine de mort ou l'autoriser. Les assassinats sont des peines de mort prononcées par des tribunaux occultes qui ne peuvent assumer leurs actes, devant le monde et leurs pairs, de manière publique. De tels comportements ne peuvent être le fait d'une société qui a accepté de rendre des comptes, à elle-même et au monde. À elle-même et ? au monde, that's the problem.

Au sortir de la guerre de libération, la société dirigeante, n'a accepté de jouer le jeu des institutions occidentales qu'en vue d'obtenir une reconnaissance internationale et qu'en partie. Elle se trouvait confrontée au défi de se soustraire à l'administration indirecte de l'ancienne puissance coloniale. Ayant sous-estimé les capacités de la multitude à faire valoir ses intérêts, elle a refusé de jouer le jeu du monde occidental dont elle avait pourtant emprunté les institutions. Mais il y a des règles auxquelles on ne peut pas se soustraire : il faut jouer pour connaître le jeu, en devenir un maître et pouvoir en transformer les règles. L'élite précédente avait fait entrer la société algérienne dans le jeu de la guerre de libération, celle qui survécut à la guerre a refusé de jouer le jeu de la compétition économique. Observons et relevons la différence entre le mimétisme extrême-oriental et le mimétisme algérien : le rapport de la copie à l'original est explicite : ici des copies qui finisse par surclasser l'original, là qui reste en deçà. Car copier oui, mais bien copier puis innover plutôt que de faire semblant et à son corps défendant, de l'un à l'autre il n'y a pas copie. Le passé « industriel », la diversité des ressources font la différence [3]. Notre expérience a aussi manqué d'une problématique qui prenne au sérieux la difficulté de concilier rationalisation (modernisation postcoloniale) et indépendance : nous n'avons pas su rationaliser notre activité tout en cultivant notre souveraineté. Cela reste à faire, car l'une ne peut aller sans l'autre durablement.

À l'heure du gouvernement algorithmique encore plus que par le passé, il nous faudra apprendra à mettre du savoir tacite dans notre savoir commun pour échapper au contrôle externe des grandes puissances. Les sociétés émergentes postcoloniales doivent mieux se connaître que ne l'ont appris d'elles leurs anciennes puissances coloniales. Pour ce faire, il faut mieux se penser. Nous n'y avons pas songé.

Maintenant que les ressources se raréfient et leurs emplois concurrents sont plus nombreux, il faut se tenir au plus près de leur usage pour faire accepter leur difficile allocation. Sur quelle base l'accumulation pourrait-elle démarrer ? Réduire les déséquilibres pour réduire les déséquilibres, sans avoir en vue ce à quoi l'on veut aboutir ne constitue pas une politique. Ou une politique du pire à laquelle beaucoup de nations africaines doivent se préparer.

Difficile allocation au moment où le travail se robotise et l'industrie automobile se dépare des travailleurs à qui l'on destinait le produit. La cible de la production globalisée n'est plus celle fordiste des travailleurs de l'industrie nationale, c'est la classe moyenne mondiale. Comment faire dans une société qui peine à définir sa dynamique d'accumulation, à diversifier sa production, pour que la distribution des revenus puisse avoir un autre objectif que celui de fabriquer cette classe moyenne cible des producteurs globaux ? Les États-nations qui disposent d'une classe moyenne suffisante pour leurs producteurs globaux vont-ils tenter de contrôler les effets de la globalisation en se recentrant sur eux-mêmes. Va-t-on assister par exemple, sans parler de la Chine et des États unis, à une restructuration européenne, un resserrement autour d'une classe moyenne et de producteurs globaux, et par opposition à une fragmentation africaine sous l'effet de la compétition de ces producteurs globaux comme avenir du monde ? L'Europe va-t-elle accepter une Allemagne, avec ses excédents pour financer sa politique de l'innovation ? Et l'Allemagne accepter une Europe qui s'y refuserait ? Quelles structures de la production pour un pays qui n'a pu avoir des exportations positivement structurantes de l'ensemble de sa production, comme c'est notre cas ? À voir les tendances actuelles, c'est vers une restructuration de l'Europe que l'on s'oriente et un cantonnement de l'Afrique. Le Maroc s'inscrit déjà dans le nouveau cours. L'Afrique a besoin de solutions politiques et non militaires à ses problèmes, on ne cesse de le répéter, mais des politiques qui ne soient pas synonymes d'inaction. De l'innovation sociale et politique probablement avant tout, puis économique.

L'affaire des citoyens d'abord et du politique ensuite donc, de sorte que l'usage des ressources produise le meilleur effet. Car l'effort d'épargne et d'investissement doit être général et d'un seul mouvement. Il s'agit de définir les comptes privés à partir desquels dorénavant devront être construits ceux sociaux : que produisons-nous [4], que consommons-nous, qu'épargnons-nous et qu'investissons-nous ? Comment répartir les ressources avec un tel resserrement de la contrainte budgétaire ? L'affaire des citoyens n'est pas simplement politique, elle est pratique : comment réorienter ses dépenses avec le resserrement de la contrainte budgétaire ? Conserver les mêmes préférences ? Toujours privilégier la construction sur l'éducation, par exemple ? Il ne s'agit plus de dissiper un revenu ou de combattre une telle dissipation en le fixant, mais de le fructifier, d'engager une accumulation. Produire une marchandise c'est aussi produire un producteur, la vendre c'est fabriquer un consommateur et l'acheter c'est élire des producteurs.

Beaucoup de choses à la fois qui peuvent devenir trop. Produire des producteurs c'est produire une structure sociale, une société civile qui restera solidaire de la société ou s'en détachera. Les consommateurs ne sont des victimes que dans la mesure où ils y ont consenti, y ont trouvé leurs comptes, de mauvais comptes. La définition de la structure de l'économie et de la société dépend largement d'eux quoique l'on se soit efforcé de leur faire croire le contraire en cultivant leur consumérisme. En effet, rappelons que produire, c'est vendre et que vendre c'est faire acheter. Quoiqu'il soit au bout de la chaîne, il n'en a pas moins le dernier mot. En perdant de vue l'identité de la production et de la consommation, en privilégiant la consommation, l'importation sur la production nous nous sommes épargné la production d'une élite économique qui nous fait défaut aujourd'hui. De ce point de vue, on peut interpréter la crise vénézuélienne comme l'échec du chavisme à produire une élite économique solidaire de la société. Si le chavisme a réussi à sortir la partie la plus vulnérable de la société de la pauvreté grâce aux importations, il ne l'a fait que pour un temps, il hérite de l'ancienne société civile et de l'ancienne lutte des classes. Une économie politique lui a fait défaut.

Avec la fin du fordisme, il faut aller plus loin que Keynes : soutenir la demande, d'une offre étrangère de surcroit, est une politique qui a fait son temps. Il faut une demande active qui soit en mesure de codéterminer l'offre. Il faut renverser la perspective de l'économie politique qui va de Jean Baptiste Say à John Maynard Keynes : une demande qui codétermine, qui porte l'offre et non plus seulement une offre qui crée la demande. Car même avec Keynes c'est toujours l'offre qui crée, porte la demande : celle-ci soutenue reste passive, le citoyen contribuable entre dans l'économie, mais pas encore le citoyen consommateur. Il faut faire entrer les sciences en démocratie dit Bruno Latour[5], disons-le pour l'économie : faisons entrer le citoyen dans l'économie, construisons une démocratie économique, votons avec nos billets de banque. Les consommateurs qui faisaient confiance aux producteurs pour accroître leur pouvoir d'achat, puis à l'État pour le soutenir, doivent avec les dérives de la robotisation, la polarisation du marché du travail, se réapproprier le pouvoir qu'ils ont concédé aux États et aux entreprises quant à ce qui concerne la définition des marchés. Une crise politique sanctionne déjà la dérive des élites par rapport à leurs sociétés, l'offre ne peut plus être abandonnée aux producteurs globaux qui n'aspirent qu'à fabriquer une classe moyenne mondiale et qui exposent le marché du travail à une polarisation croissante.

[1] « L'économie est une science morale », dit Amartya Sen qui de ce propos a fait un ouvrage malheureusement introuvable sur nos étalages, La Découverte 2004.

[2] On peut dire que la société que l'on a dite de double collège est une réalité ancienne. Inutile de la restreindre à la société coloniale, on peut la considérer comme une société en devenir de classes. Pensez à la démocratie censitaire de la société antique, au tiers-État de la société française d'Ancien Régime et plus simplement à la société de classes, celle fondamentale de guerriers et de paysans. La tâche n'était pas aisée de survivre à une telle société. La surmonter, la conjurer ou l'apprivoiser aurait nécessité de ne pas la méconnaître.

[3] Il faut se rappeler le premier sens d'industrie : un art, un savoir-faire. L'Europe n'invente pas l'industrie, elle mécanise le savoir-faire artisanal qu'elle a hérité d'autres civilisations, grâce en particulier à son usage des énergies non humaines. Elle sépare de l'homme le geste qu'elle mécanise en le couplant à une énergie autre qu'humaine, elle étend l'usage de la machine, après avoir emprunté le geste, les métiers, aux civilisations plus anciennes.

[4] Pour qui et dans quelles quantités, mais aussi parce que nous produisons des biens et des maux, comme le soutenait le sociologue allemand Gregory Beck, dans son livre la société du risque. Nous ne pouvons continuer à considérer que nos productions de marchandises sont uniquement des productions de biens. Elles sont aussi des productions de maux, que les économistes désignent par le terme d'externalités négatives. La systématisation du jetable de ce point de vue produit plus de mal que de bien. Le bien se dissipe et le mal s'accumule. L'exemple de la bouteille d'eau nous crève les yeux.

[5] « Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie », La Découverte, 1999.