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La solution dépend de nous, plutôt de notre professionnalisme

par Ali Tadjine

Le constat est sans équivoque et constitue un avis unanime : la performance de tous les secteurs est en deçà des attentes malgré les moyens colossaux déployés et les bonnes intentions affichées. Depuis l'indépendance à ce jour, les différents gouvernements successifs se sont tous attelés à mettre en œuvre les conditions de décollage et de développement pour amarrer l'Algérie au peloton des pays émergents et en voie de développement, mais cette volonté ne s'est pas concrétisée de façon incontestée au regard des sacrifices consentis. Devant cette amère situation, il devient urgent et névralgique pour tous les niveaux que se soit institutionnel, organisationnel ou individuel, de se poser sans complaisance les questions même celles qui dérangent et font mal. Car l'égocentrisme et le nombrilisme ne sont que la manifestation de l'arrogance résiduelle de la période puérile. S'interroger sur les tenants et aboutissants de la situation est donc un impératif du moment que nous allons dans le cadre de ce papier essayer d'épousseter car vouloir le circonscrire de façon totale et globale n'est que fumisterie et prétention sans limite. L'aspect idéologique et la pratique politique ne sont pas concernés, nous focalisons le regard sur les comportements individuels, nous interrogeons la culture ambiante produit des transformations sociétales, socle et réceptacle garantissant l'adhésion et déterminant la normalité et l'anormalité. Cette attention particulière ne nous empêche pas d'aborder les autres aspects mais en survol, sans profondeur ; en ce qui les concerne, nous nous contentons de reprendre les prescriptions généralement admises, les pratiques érigées en recettes pour atteindre la performance. Pour ce qui concerne la gouvernance, les voies et manières de la conduire, il est admis que parmi les conditions nécessaires et indispensables certaines revêtent un caractère primordial et vital. Nous en citerons quelques-unes à titre d'exemple. La séparation des trois sphères (politique, économique, société civile) est l'impératif par excellence de la bonne gouvernance. Leur indépendance est la cause de leur harmonie et de leur bon fonctionnement, tout chevauchement ou dépendance entraîne dysfonctionnement, déperdition, détournements et comportements déviants.

 Une sphère politique phagocytée par des préoccupations de la sphère économique devient sans le moindre doute simple caisse de résonance de ces préoccupations au détriment de la logique et la rationalité qui devraient en constituer sa finalité. Une société civile non autonome, inféodée aux intérêts des politiciens et des hommes d'affaires ne peut en aucun cas fonctionner en tant que force de proposition libre et autonome, elle servira de décor et assumera le rôle de valet docile, de complice. Il est également utile d'attirer l'attention sur la nécessité de n'instituer aucune légitimité fût-elle religieuse ou révolutionnaire ; la simple légitimité souhaitée est celle du professionnalisme éclairé acquis dans le cadre d'une socialisation apaisée conforme à la réalité. En agissant en ressource humaine, l'individu transcende l'institution, l'entreprise, l'organisme auquel il appartient. Il ne sera qu'un rouage d'une machinerie beaucoup plus agissante que lui. La vie publique sera gérée par des institutions capables d'affronter le temps et l'espace. La gouvernance ne sera plus question d'hommes et de qualité d'hommes mais d'institutions, de traditions et de pratiques de culture de performance. Deux conditions parmi tant d'autres que nous jugeons d'importance capitale, car elles permettent l'émergence des capacités et compétences des uns et des autres sans un quelconque préalable ni dessein inavoué.

Les gens se sentent investis de mission par rapport à leur compétence, à leur engagement avant tout professionnel qui concrétise l'adhésion idéologique et l'orientation politique, qui ne seront plus de simples slogans mais réalités de terrain. L'engagement professionnel est le creuset, la traduction du militantisme idéologique en ressource humaine source de plus-value, de richesse, fondement de l'économie de marché et soubassement de la démocratie. En cette période d'amarrage à ces référentiels, il devient plus qu'urgent de nous ressaisir pour nous convaincre que le salut n'est plus dans les discours passionnels d'amour et de sacrifice. Beaucoup plus dans les slogans que dans la réalité, la survie est dans la quête de la performance. Non pas en se mesurant aux géants de ce monde mais juste en se mesurant à nous-mêmes, en cherchant notre meilleur version. Cette posture est pour le moment la plus adaptée, la plus en mesure de nous permettre de nous maintenir, toute autre démarche n'est que suicide.

Ceci est du registre de ce qui doit être fait, de ce que nous devons actionner pour exister, pour prétendre à notre place qui est à notre portée pour peu qu'on s'y attelle. Il ne s'agit que de notre bonne volonté pour y arriver. L'excuse du complot étranger ne doit plus être brandie ; l'environnement est par définition hostile ; ne pas s'en rendre compte est pure négligence, voire incompétence caractérisée. Vouloir en tout temps et en tous lieux faire assumer nos déboires à nos ennemis c'est leur reconnaître la victoire et par la même notre défaite ; que mon ennemi s'acharne à m'entraver est de bonne guerre, mon rôle et ma mission sont justement de le contrecarrer, de lui rendre la pareille et surtout de lui enlever toute tentation de jouer avec le feu.

Parallèlement à ces éléments qui n'ont été cités que superficiellement, il y a lieu également de parler de la culture, des comportements individuels, qui contribuent également à façonner notre vie. Nous essayons de parler de la culture, de la définir, de mettre en exergue son rôle. Nous reprenons certains comportements à titre illustratif. Le but n'est nullement de juger, de condamner mais de comprendre, de mettre en évidence le fonctionnement des dysfonctionnements, des goulots d'étranglement ; en saisir les causes permet de les dépasser et de mettre en place les conditions de la réussite. Le décor dans lequel se façonne la culture objet de notre préoccupation est l'entreprise ; pourquoi elle ? Parce qu'elle est censée créer la richesse, parce que l'entreprise est en ces temps modernes l'indicateur de la puissance. Les nations ne sont plus jaugées exclusivement par rapport à leur force militaire. Leur capacité économique est plus importante, car le reste en découle.

 L'une des constantes de la nouvelle réalité générée par le passage à l'économie de marché est que les différents acteurs dans les entreprises sont non seulement appelés à changer de comportement, mais parfois à se situer dans des postures diamétralement opposées à ce qu'ils avaient l'habitude d'adopter ; à faire fi de convictions ancrées et combien entretenues durant des décennies pour justement les renier ; établir un ordre sur les décombres d'un ordre antérieur. En d'autres termes, préconiser un désordre pour instituer un nouvel ordre jugé plus adéquat et performant. Situation potentiellement génératrice de dysfonctionnements dont les agencements à différents niveaux ne peuvent s'effectuer de façon spontanée, mais bien au prix d'une gestion de changement onéreuse à différents niveaux interdépendants et articulés.

Avant de s'intéresser à la notion de culture, il est utile et important de rappeler l'influence qu'elle exerce sur la gestion par le biais des valeurs qu'elle favorise, des croyances qu'elle colporte et des habitudes qu'elle véhicule. Reprendre les différentes définitions de la culture risque de dépasser le cadre de cet article, car le nombre de définitions est égal au nombre de spécialistes en la matière. Néanmoins elles ont en commun le fait qu'elles font référence à l'unicité des perceptions, des attitudes, des attentes, des motivations et des représentations qui caractérisent une culture par rapport à une autre. Ces caractéristiques font de la culture l'élément cible pour toute tentative de quête de performance. Vouloir changer, s'adapter, ne se décrète pas. Tout processus d'ajustement se doit de prendre en considération la culture dont ce qu'elle a d'apport structurant.

 De façon générale, la culture est appréhendée comme un tout, en intime relation avec le vécu quotidien de l'individu et de sa communauté, en rapport avec l'aspect matériel et immatériel de la praxie sociale. La culture est le résultat d'un processus cumulatif permettant l'appréhension de la réalité et la proposition de solutions. Elle renvoie à l'idée de l'ensemble des valeurs de la société, à la communauté de la langue, des habitudes, des coutumes sous différents formes, culinaires, vestimentaires, artistiques?à l'adoption d'une forme d'éducation propre à tous les membres de la société, à l'existence de croyances communes donnant le plus souvent forme à la religion, une sorte de moule et de référence qui, tout en définissant les comportements des membres de la société, les définit et par conséquent les sécrète. Pour synthétiser les différentes approches et faire dans le sommaire, sans succomber à la tentation de la facilité et altérer l'essentiel, nous pourrons dire que chaque communauté se trouve de fait dépositaire et titulaire d'une culture qui la structure tout en la définissant comme entité spécifique. De là, il est tout à fait compréhensible d'affirmer que chaque entreprise génère sa culture qui lui est propre, mais qui doit s'inscrire dans une culture plus générale qui, tout en l'englobant, en est l'émanation.

 Il est clair que l'existence de culture propre à chaque entreprise ne doit pas nous conduire à conclure à l'existence d'une multitude de cultures hétéroclites où chacune constitue un modèle unique et exclusif. La réalité est plutôt dans l'affirmation du contraire, qui peut nous permettre sans risque aucun de conclure : chaque entreprise a sa propre culture, qui ne peut que s'inscrire dans une culture plus globale, qui lui permet d'en tirer les repères et de déterminer les objectifs et les moyens de les concrétiser. Elle permet le double articulation, de la cohésion interne à la socialisation dans son sens le plus général possible. Partant de ces affirmations que le monde académique considère comme principes, on est en droit de se poser la présente question : est-ce que dans la mise en place des réformes structurelles et dans la perception des managers, la dimension culturelle est prise en considération ? Une question d'apparence anodine, peut-être théorique mais à coup sûr d'importance névralgique. Y répondre ouvre des perspectives insoupçonnées.

En s'intéressant à la culture, le but recherché est de mettre l'accent sur le rôle de la culture dans le processus de mise en place de l'économie de marché et par conséquent l'influence répercutée sur l'acte de gestion, sur la gestion des ressources humaines. L'expérience quotidienne nous renseigne sur le foisonnement des interactions du fait culturel sur l'acte de gestion qui ne peut prendre forme que par rapport à un vécu fortement imprégné de considérations culturelles.

 Le fonctionnement de toute organisation est tributaire de l'harmonie et du consensus de ses membres autour des valeurs fondamentales (Convergence des représentations et ancrage à la culture d'entreprise). Des mécanismes sociaux naissent indéniablement à l'occasion de tout changement quelles que soient l'ampleur et la diversité ; tout en étant déterminés, ils sont déterminants pour l'avenir de l'organisation. C'est pourquoi il est aberrant, voire suicidaire de vouloir les ignorer, et encore plus, prétendre cultiver l'ambition de les faire fonctionner à la solde d'un courant donné ou une idée particulière. Instrumentaliser les mécanismes sociaux émergents et plus particulièrement lors d'une période de transition revient à mettre en place les conditions d'échec du processus de changement. C'est pourquoi les analyser sans parti pris revêt une importance capitale.

Au-delà de la mission première de la socialisation, qui est d'assurer l'appartenance au groupe et l'intériorisation de ces normes, elle se doit de développer des systèmes typiques de représentations automatiques comme «réponse rapides et stéréotypées», comme dirait Moscovici. Ce résultat ne peut être que l'aboutissement d'un processus de socialisation réussi, objectif que les promoteurs des réformes économiques et par conséquent des changements structurels que connaît l'entreprise se doivent de prendre en considération. Le processus de socialisation qui nous intéresse concerne le travailleur et le dirigeant de l'entreprise économique algérienne qui se sont brusquement retrouvés après trois décennies officiellement glorifiées de positives réalisations, obligés de se transformer dans leurs façons de percevoir leurs mondes professionnels, d'agir et de se comporter différemment. Bref, de renier leurs passés pour s'engager dans une nouvelle logique au prix d'une destruction / restructuration d'identité en assurant une disjonction entre identité réelle et identité virtuelle suivant en principe des techniques spéciales et spécialisées visant l'onctuosité du processus de changement. Pour ce qui nous concerne, la question est de déterminer si vraiment les réformes engagées ont permis la mise en place de techniques en guise de mesures d'accompagnement ou au contraire les promoteurs des réformes économiques ne croient qu'aux vertus salvatrices du marché, reniant toute prédominance des facteurs psychologiques et sociologiques.

 Il est, certes, évident que tout changement de rôle entraîne fatalement des changements d'attitudes et par conséquent de performances, mais ce qui est moins visible et perceptible c'est l'effort consenti pour s'adapter qui constitue le garant de la non exclusion et par la suite détermine les valeurs structurantes du travail en tant que processus social, donner du sens aux aspirations personnelles, d'appartenance et d'identité sociale, en conservant intactes les chances de réalisation des objectifs de l'organisation.

Circonscrire ces différentes perspectives constitue la trame des objectifs du travail que les spécialistes du domaine se doivent de faire, la lame de fond qui doit nous guider dans notre tentative de nous adapter aux prescriptions de l'économie de marché surtout que l'entreprise est une organisation complexe et non pas une émanation seulement juridique.

 Aujourd'hui, les dirigeants doivent donc appréhender leur entreprise comme un tout indissociable, un complexe de postes, de services, de processus de règlements, de rumeurs, de désirs et d'espoirs, ils se doivent de s'inscrire dans la posture du manager qui ne croit qu'à la performance, résultat d'approches réfléchies et surtout basées sur la certitude de l'expertise, le management n'est pas affaire d'avis personnel, et encore moins de suppositions, c'est une pratique avant tout scientifique et aussi d'investissement éclairé. Gérer est plus qu'administrer, manager l'est encore plus, c'est des décisions réfléchies, non spontanées, justifiées, et non aléatoires dans un univers en perpétuelle évolution : tantôt en expansion, tantôt en régression. Le manager se doit de ne plus croire aux vertus motivantes du salaire, ni de la valeur morale du travail, il se doit de lui assigner un sens, de le mettre dans le sillage de la recherche du plaisir car convaincu de la dimension souffrance inhérente à la notion de travail.

 En mettant en place la logique de l'économie de marché, la prise en charge et la promotion de certains comportements acquit une importance capitale. En ce qui concerne l'entreprise publique économique, la propriété demeure publique, c'est-à-dire étatique, impliquant de ce fait l'intervention de l'Etat par l'intermédiaire de structures constituant la tutelle de ces entreprises. Il est vrai que l'entreprise publique économique jouit d'une autonomie de gestion, mais il n'en demeure pas moins qu'elle reste tributaire de décisions et d'interférences de cette tutelle. C'est pourquoi, il devient de toute première nécessité que le propriétaire (l'Etat) se doit de se dissocier de la gestion de ses entreprises, de ne pas intervenir dans la logique gestionnaire et managériale de l'entreprise; la finalité de l'entreprise se doit de s'inscrire dans la quête de l'efficacité et l'efficience économique tout en étant conscient des impératifs de sa responsabilité sociale. Cette dernière, en situant l'entreprise dans la sphère de la citoyenneté, ne doit en aucun moment l'assujettir à des considérations idéologiques ou à des objectifs de politique partisane. L'Etat se doit de se comporter en actionnaire conscient de ses droits et devoirs.

Les dirigeants que la mode et l'usage en vogue qualifie de «manager» se doivent :

- De se distancier des comportements de «directeur» dans l'acceptation de gérant à qui a été confiée la charge d'exécution suivant une démarche et conditions particulières. Une sorte de travailleur dans l'optique taylorienne, dont l'évaluation se fait par rapport à la manière dont a été exécuté le travail, en occultant l'esprit d'initiative et le sens de responsabilité innovatrice.

- De ne pas se considérer comme dépositaire d'un pouvoir délégué qu'il faut exercer suivant les directives d'un centre omniprésent et castrateur, mais bien responsable d'une organisation qu'il faut développer de façon efficiente sans préjudice pour tous les intervenants (propriétaire- travailleurs- syndicats- clients- environnement?)

- De faire preuve de capacité d'adaptation continue en faisant de la formation la condition de survie.

- De ne considérer l'acte gestionnaire, de management que dans l'approche interculturelle, parce qu'il implique de façon récurrente le sens de soi et le sens de l'autre, démarche qui permet la créativité aussi bien individuelle que collective, de même que la résolution des conflits est à ce prix.

- La gestion des ressources humaines se doit d'être intégrée dans les préoccupations des responsables à tous les niveaux hiérarchiques.

- A l'instar de l'acte gestionnaire générique, qui se conçoit dans une circularité permettant le réajustement après évaluation des résultats, la GRH est également à concevoir dans cette spécificité, sauf que les dégâts et les dérives que peuvent occasionner une GRH déficience sont difficilement réajustables car s'agissant d'attitudes, sentiments et émotions des individus et des groupes ; c'est pourquoi, en cette période de transition, les gestionnaires se doivent en matière de RH de prendre les précautions les plus drastiques pour s'éviter des fourvoiements préjudiciables et onéreux.

L'économie de marché est l'apparat de l'économie capitaliste, actuellement dominante, structurant une mondialisation qui imprime à l'humanité au début de ce XXIe siècle des contours qu'il devient difficile pour tout un chacun de ne pas s'en influencer ou de pouvoir ne pas intégrer dans son quotidien. Partant de ce constat, les travailleurs des entreprises publiques économiques se doivent de :

- Intégrer dans la perception de leur réalité professionnelle la notion contractuelle de travail, et de ne plus compter sur la sécurité de l'emploi ; c'est pourquoi, la protection de l'outil de travail devient vitale.

- La concurrence, en s'érigeant comme seul critère entre les entreprises, exige des travailleurs la recherche de la performance, que la formation, la mobilisation, le sacrifice, et l'adhésion aux objectifs de l'entreprise permettent. Il devient clair que l'adhésion et la mobilisation ne se posent plus en terme de militantisme, avatar idéologique, mais en terme d'investissement réel et productif.

En se retrouvant dans son rôle traditionnel de revendication, éloigné des considérations gestionnaires où la politique de la GSE l'avait impliqué, le syndicat en entreprise publique économique en économie de marché et plus particulièrement en période de transition se doit de :

- Faire l'économie de la contestation à tout prix, et s'atteler à être fédérateur des énergies utiles tout en étant un contre-poids, non pas en terme de contre-pouvoir, mais comme source de propositions constructives. Objectif qui ne peut être atteint que si :

- Développement d'une culture adéquate à l'intérieur des instances du syndicat et participation effective dans la propagation de la culture organisationnelle adéquate.

- Composante humaine en charge des affaires de syndicats conscientes des défis et enjeux.

- Subordination des intérêts des membres du syndicat à ceux de l'entreprise et des travailleurs.

Il est évident que ces quelques recommandations ne donnent qu'un aperçu sommaire, quelques pratiques salvatrices de nature à nous permettre de situer l'entreprise dans la perspective du développement et de la performance. A. T.