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Jupiter et le général

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Pendant sa campagne, puis en ce début de mandature, le Président Macron affirmait qu'il voulait le retour d'un pouvoir « jupitérien ». Mais le chef d'état-major, le général Pierre de Villiers, a osé porter la critique envers le dieu de l'Olympe et se retrouve limogé de son poste. Avions-nous risqué d'avoir les chars qui pénètrent dans la capitale, le siège de la télévision nationale envahi et un général proclamant son putsch, encadré de deux intellectuels en armes ?

D'autres temps, d'autres lieux, pour d'autres mœurs, le général s'est incliné tout à fait normalement devant le chef de l'État, ce qui est la règle dans une démocratie. Pourtant, il avait seulement, en huis clos devant une commission parlementaire, exprimé son profond désaccord pour la réduction budgétaire qui s'annonçait pour les armées dont il a la charge.

Ce rapport trouble entre la haute hiérarchie de l'armée et les institutions politiques est ancien mais il avait depuis longtemps trouvé son épilogue lorsque la démocratie s'est définitivement installée, rappelant aux militaires qu'ils étaient, avant tout, des fonctionnaires entièrement aux ordres des autorités légitimement élues.

Si la situation est claire du point de vue constitutionnel, le président de la République est le chef de l'armée et celle-ci une autorité administrative placée sous son commandement, néanmoins la séquence du général frondeur nous rappelle à une longue histoire française où il n'a pas été tout à fait comme cela. Ce n'est que très récemment dans l'histoire qu'un général, chef d'état-major, se plie aussi facilement à une injonction des autorités civiles représentatives du suffrage populaire, à fortiori au président de la République.

Essayons d'apporter tout l'éclairage possible sur une situation, non pas inédite mais tout à fait surprenante dans un pays où l'on ne tremble plus devant l'apparition d'un général.

La tenue militaire et ses décorations ne sont plus présentes dans l'environnement quotidien des jeunes citoyens qui ne connaissent même plus le service militaire. Ils n'ont vu des épaulettes décorées d'une quincaillerie ostentatoire que dans la mode, au défilé du 14 Juillet, dans les films ou les jeux vidéo.

Ce n'est absolument pas un sujet fondamental pour la population, si ce n'est qu'une simple péripétie. Cependant, pour les Français qui ont connu des temps anciens ou pour ceux qui sont nés sous un régime militaire, l'affaire mérite un moment de réflexion. Ils savent, plus que d'autres, combien il faut être vigilent et ne jamais éluder la réflexion à ce propos même si elle paraît lointaine compte tenu de la réalité du moment.

Jupiter de retour à l'Élysée ?

Cette période de l'autorité militaire intouchable paraît lointaine, certes, cependant la population française ressent un certain sentiment à chaque changement de président.

Depuis la mort de Mitterrand, une question revient à chaque fois, « fait-il président ? ». Les Français ont à ce propos un modèle invariable, le général de Gaulle, un militaire.

Si François Mitterrand s'est bien incarné dans la fonction présidentielle telle que façonnée par la Ve République, œuvre du général de Gaulle, la suite n'a pas été si convaincante aux yeux des Français. Jacques Chirac a su échapper à la critique sans trop de dégâts mais sans grand éclat non plus.

Ce n'est absolument pas le cas avec les deux suivants, Sarkozy et Hollande, qui ont été sanctionnés sévèrement par les Français qui ne supportaient plus un président n'endossant pas « l'habit présidentiel ».

À qui et à quoi pense-t-on lorsqu'on parle de l'habit présidentiel ? Redisons-le, au général de Gaulle, bien sûr, un ancien militaire « jupitérien ». Emmanuel Macron ne s'y est pas trompé pour effacer l'image déplorable de ses deux prédécesseurs. Tout d'abord, une intronisation en véhicule militaire qui remonte les Champs-Élysées pour rendre hommage au soldat inconnu. Puis, dès le lendemain, une visite aux troupes basées en Afrique.

Le Président Macron n'a cessé depuis d'essayer d'atteindre les hauteurs de l'inatteignable domaine jupitérien. Fini la proximité avec la presse, terminé avec l'indépendance de parole des ministres, enterrées les déclarations et les postures qui ne soient pas contrôlées.

La verticalité du pouvoir est à son maximum, Emmanuel Macron veut retrouver la discipline que seuls les militaires avaient l'habitude de vivre. Et c'est pourquoi probablement la fronde d'un chef d'état-major totalement antinomique avec cette nouvelle présidence, lui est tout simplement insupportable, pire que toute autre.

C'est bien la preuve que la discipline militaire et le prestige de la fonction de chef des armées restent très imprégnés dans l'histoire et les consciences des Français qui n'arrivent décidément pas à s'en détacher. Ils en sont devenus paranoïaques puisque mai 68 fut le rejet absolu de l'ordre, en particulier policier et militaire, pour finalement ne jamais abandonner l'image du sauveur providentiel, chef des armées.

C'est donc de ce côté de l'histoire qu'il nous faut aller pour mieux comprendre

Prestige de l'homme de guerre et figure providentielle du chef

Balzac le retranscrit très bien dans ses romans par la présence continue de l'officier militaire dans les salons bourgeois de la ville, aux côtés du maire, du gouverneur, du notaire, du médecin et du percepteur général. Le militaire a toujours eu cette place de l'homme que l'on craignait autant que l'on admirait, ce qui est la nature même des notables d'une communauté.

Pour les jeunes filles de la « bonne société », c'était un parti prestigieux et honorable. Il n'y a pas meilleur témoignage que celui que nous a laissé Stendhal dans « Le rouge et le noir » qui rappelle que dans les grandes familles, l'aîné était souvent voué à la carrière militaire et le second à celle de l'église, chacune représentée symboliquement par la couleur de l'habit.

Les premières causes qui viennent à l'esprit pour justifier du prestige de la condition militaire sont la nature protectrice de la mission ainsi que le risque du sacrifice d'une vie pour le service de la nation. A elles seules, ces raisons seraient suffisantes pour comprendre le statut dérogatoire dans la vie sociale. S'il s'agit dans cet article du cas français, il en est de même dans la totalité des civilisations à travers l'histoire. Mais cette explication n'est pas suffisante car, pour la France en particulier, il faut remonter à des causes beaucoup plus lointaines pour en sonder les aspects les plus profonds.

L'un d'entre eux est que ceux qui possédaient les armes et la témérité pouvaient piller, massacrer et s'enrichir par le butin de guerre. C'est aussi simple que cela, assez brutal mais d'une véracité incontournable. Il y avait dans la symbolique du guerrier la crainte, l'attrait de la fortune et de la puissance en même temps qu'il y avait le sentiment de protection. En ce qui concerne ce dernier point, c'était probablement la moins sûre des assurances pour les populations civiles.

Puis, si nous faisons un saut dans le temps pour atteindre la période féodale, rappelons-nous que la guerre était le privilège des nobles. Chaque vassal devait un « temps » à son suzerain, et donc surtout au plus puissant d'entre eux, le roi, pour aller guerroyer, défendre le territoire ou l'élargir et, au passage, participer au partage de la fortune arrachée à l'ennemi.

C'est à cette époque que naissent les usages et les mythes de la chevalerie qui seraient le ferment de l'honneur, de la bravoure et de la soumission aux règles établies par la religion. La mission militaire était ce qu'il y avait de plus haut dans les valeurs hiérarchiques de la noblesse. On peut le comprendre, c'était très bien payé en retour.

Si, à la révolution française, les nobles n'eurent plus ce privilège, une autre caste s'est créée en s'appropriant toutes les causes et les mythes qui ont conduit au prestige de la carrière. Gloire, fortune et respectabilité, quoi de plus attrayant, surtout que dans les nouvelles époques, ce sont de pauvres bougres qui payent le prix de l'honorabilité, de leur propre vie. On a rarement vu un général, arme au poing, s'aventurer dans les premières lignes de front comme le firent les nobles d'antan. N'oublions jamais que la force du glaive a toujours été bénie par la religion qui donnait souvent une légitimité aux massacres comme ce fut le cas pour ces pauvres populations indigènes du continent latino-américain face à la soif de l'or des conquistadors portant la bannière du roi et du Pape.

C'est que la France, avant tous les autres et bien plus que d'autres, a immédiatement marqué sa fondation du sceau du sacre de l'église pour tous les souverains guerriers qui furent à sa tête. La France, « fille aînée de l'église », fut l'instigatrice et la protectrice de l'État pontifical, au prix de farouches batailles. A l'exception de quelques souverains réfractaires au pouvoir pontifical, comme le fut Philippe le Bel, les liens ont toujours été forts car l'un avait besoin de l'autre et inversement, même si la relation ne manquait pas d'être parfois houleuse du point de vue diplomatique.

Depuis Clovis jusqu'au général de Gaulle, en passant par Napoléon, la recherche de l'homme providentiel est inscrite dans l'ADN du peuple français. Les institutions françaises ont besoin d'une figure tutélaire que les Français portent au sommet du pouvoir pour l'abattre aussitôt.

C'est comme s'il existait un besoin irrépressible d'allier le sacre de l'ancien souverain absolu, dont ils rêvent inconsciemment, avec la révolution française dont ils sont profondément imprégnés. Une contradiction schizophrénique qui a du mal à disparaître.

La figure du chef militaire est donc celle qui allie protection et victoires, histoire et traditions.       C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles la chamaillerie entre un président, chef des armées, et un chef d'état-major, ne peut être anodine pour notre fond de réflexion, même si, rappelons-le, cela n'est vraiment pas un sujet d'inquiétude à l'heure actuelle pour les Français.

Un prestige dorénavant dilué dans la normalité

Mais tout cela est bel et bien terminé, c'est justement la cause de notre trouble car ce sont les souvenirs lointains qui ont éveillé notre attention. Même si les militaires continuèrent à avoir un statut privilégié au sein de la société, c'est durant le long chemin de la démocratie que leur position va tout de même décliner.

Tout d'abord, il faut rappeler que la IIIe République est le résultat d'une grande déroute militaire face à l'armée prussienne. Puis ensuite, la revanche de 1918 sera acquise au prix d'un tribut très lourd en vies humaines sacrifiées dans une boucherie monumentale.

Mais ce sont deux autres événements historiques qui vont réellement ternir l'institution militaire. L'affaire Dreyfus a porté un coup terrible à l'honneur de l'armée avant que le coup fatal lui soit donné par la guerre d'Algérie.

Au passage, la défaite de 1940 n'aura pas contribué au prestige de l'armée puisque la France, écrasée militairement en quelques jours, fut sauvée par des forces extérieures avec l'appui de la résistance intérieure armée issue très majoritairement de la population civile.

Malgré le général de Gaulle, bénéficiant d'un soutien populaire considérable du fait de cette résistance, le prestige des officiers de l'armée ne sera jamais plus comme auparavant.

La fin du service militaire en France, proclamée par le Président Jacques Chirac, enterrera définitivement le statut social dérogatoire de l'armée française et de ses généraux.

Pourtant, il reste toujours à cette armée un reste de prestige dû essentiellement à la situation de guerre que connaît la France. Les niveaux sondagiers de popularité sont au plus haut suite à un engagement de trente mille hommes sur de nombreux territoires ainsi que la protection des populations civiles à l'intérieur du pays, notamment par le dispositif Vigipirate.

Mais plus jamais, le prestige de la tenue et de la fonction n'atteindra les niveaux des époques précédentes si ce n'est dans le fantasme de Napoléon et du général de Gaulle. Mais ils sont bien morts et enterrés, la France peut toujours rêver à son grand guerrier, sauveur providentiel, il n'existe plus que dans les livres d'histoire. Et c'est très bien ainsi !

En conclusion, cet insignifiant épisode à propos du chef d'état-major de l'armée française n'est pas grave mais il est l'occasion pour nous administrer une piqûre de rappel.

Lorsque le droit arme des personnes en leur accordant la protection juridique de la force légitime, il faut toujours avoir un œil sur eux. Et même si ce n'était absolument pas l'intention du général De Villiers de renverser la République, loin de là, notre vigilance doit en permanence être en alerte.

La nature humaine est ainsi faite que la tentation d'utiliser cette force armée contre les citoyens pour leur propre pouvoir ou fortune sommeille toujours dans les démocraties. Elle serait prête à resurgir à l'occasion de n'importe quel trouble que subirait la nation ou prétexte qui alimenterait le despotisme, le nationalisme et l'esprit religieux.

L'Algérie n'a rien à craindre, c'est déjà fait.

*Enseignant