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Le politique entre l'intellectuel et l'affairiste

par Brahim Chahed

L'esprit d'une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand, est nourri par lui, et le gouverne. Voltaire (Essai sur les mœurs et l'esprit des nations).

L'harmonie, de façade, que le politique, l'intellectuel et l'affairiste semblaient avoir réussi à échafauder, contredisant ainsi, du moins momentanément, l'impossible trinité, est mise, depuis quelques temps, à rude épreuve. La nature reprenant ses droits, la trinité redevient, encore et toujours, de nouveau impossible.

De rencontres fortuites à rendez-vous organisés, des fréquentations assidues tissent des liens étroits. Se façonnent alors des sympathies insoupçonnées et s'entrelacent, par la force d'amitiés naissantes, des intérêts jusque-là distants.

Peu à peu, l'entre soi est institutionnalisé et l'endogamie, jadis tue, est aujourd'hui revendiquée.

Le politique sait séduire, l'affairiste convaincre et l'intellectuel passer maître dans l'art de relativiser et d'argumenter. La perversité induite par cette grande proximité est amplifiée par le manque déraisonnable de distanciation entraînant connivence, parfois complicité, d'autres fois ou encore concussion. Par la force de ce mélange des genres, d'entre soi et d'endogamie l'on est conduit indéniablement à ne plus distinguer les uns des autres et personne ne peut affirmer, de façon catégorique, qu'il est l'un et pas l'autre.

Le passage, dans les deux sens, du public au privé et de l'administration à l'entreprise peut s'avérer dangereux. Cette dangerosité réside dans le fait que ces passages ne sont pas réglementés, encore moins encadrés, qu'ils sont laissés aux pouvoirs discrétionnaires de cercles inconnus. C'est ce manque de transparence qui fait que seuls quelques-uns peuvent accéder au Graal et réussir ces passages, et c'est justement sur ce point que les choix sont portés sur ceux qui, tout en profitant de largesses inavouées, auront l'honneur ou le déshonneur d'exécuter de sinistres missions inavouables.

Chaque homme, qu'il soit politique, intellectuel ou affairiste, a le droit d'avoir des passions, de les vivre pleinement et les partager avec les personnes et cercles de son choix. Il est commandé, toutefois, à titre personnel, par son aptitude à conserver sa liberté de conscience et neutraliser la tentation de céder aux affects et, à titre professionnel, par son engagement indéfectible, à préserver son sens de la déontologie et de l'éthique.

Nous avons une grande fascination pour le pouvoir et ses arcanes. Nous nourrissons des complexes envers ceux qui en ont et, malheureusement, un grand mépris pour ceux qui n'en ont pas. C'est une sorte de revanche sur soi, une forme de détestation de soi. Mais le pouvoir n'est pas que politique.

Si le politique conserve, encore aujourd'hui, beaucoup de pouvoir, avec la fin des grands affrontement idéologiques consacrant, un peu partout, le libéralisme dominant, une grande partie a été transférée vers l'entreprise, vers les milieux dits d'affaires et autres cercles économiques. L'autre partie, non moins importante, est réservée, de fait, à l'intellectuel. Aucune activité humaine, à toute époque, ne peut exister en dehors de toute intervention intellectuelle.

Pour une grande majorité des intellectuels, atteinte d'amnésie et sous emprise d'effluves enivrants, le règne de l'entre soi a pris le pas sur le devoir de garant de la société. Les patrons, eux, en tentant de s'organiser autour d'un noyau pour constituer un front influant, préparent légitimement, tout logiquement, un futur proche. Il va bien falloir être en mesure de présenter un ou plusieurs prétendants à la candidature suprême, issus du monde de l'argent ou au minimum sous contrôle de celui-ci pour espérer sauvegarder leurs intérêts. Entre les deux, le politique, en parfait équilibriste, tente d'apprivoiser l'un pour le faire garder ses distances et soudoyer l'autre pour l'impliquer dans la pratique du détournement d'influence.

Dans toute société, il y a plusieurs centres de décision qui agissent parfois de concert, d'autres, malheureusement ou heureusement, en opposition. Les intérêts convergent parfois, s'opposent souvent ; on est alors constamment dans un système de conflits. Le problème est de savoir au profit de qui le conflit est résolu.

Ce sursaut d'orgueil du politique afin de se réapproprier ses zones et niveaux d'influence qu'il a, soit perdus face à l'intellectuel, soit concédés au bénéfice de l'affairiste, n'est ni un fait nouveau ni une révolution, c'est un juste retour des choses. Bannir l'échange de bons procédés, l'échange de faveurs et de services contre un appui de l'un à l'autre, un appui de l'un et l'autre en est un signe, une manifestation à minima de la volonté du politique de reconquérir ses territoires.

La trinité, même rendue possible grâce à la magie du pouvoir perd sa sacralité et n'est désormais, espérons-le sincèrement, qu'une vulgaire triangulaire.

J'en appelle solennellement à une véritable et efficace séparation des pouvoirs du politique, de l'affairiste et de l'intellectuel. Les tentatives vaines, jusqu'ici, de les dissocier par le truchement de schémas classiques et autrement dépassés ne se sont jamais préoccupées des objectifs réels arrêtés et des contenus précis des décisions prises, ni d'identifier les instigateurs et autres moteurs de lobbying à l'origine du lancement des processus décisionnels, ni, enfin, de neutraliser les personnes clés formant les cercles de jeu de réseaux, des relations et des influences.

Mon œuvre aurait peu de sens si je ne levais pas la confusion entre affairiste et investisseur, affairiste et industriel, affairiste et entrepreneur. Pour ce faire, je cite le 28ème président des Etats-Unis d'Amérique et prix Nobel de la paix, Monsieur Thomas Woodrow Wilson, qui disait «Certains des plus grands hommes aux Etats-Unis, dans le commerce et l'industrie manufacturière, ont peur.

Car ils savent qu'il y a quelque part un pouvoir si bien organisé, si subtil, si vigilant et si invasif qu'ils feraient bien de ne pas élever la voix quand ils le condamnent».