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Fictions et réalités

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

L'Affaire de la pucelle de la rue Ormea. Roman de Amara Lakhous (traduit de l'italien par Elise Gruau). Editions Barzakh, Alger, 2017 (Amara Lakhous/Edizioni e/o, Rome 2014), 700 dinars, 195 pages.



Deux histoires qui se recoupent autour d'une seule «sale» affaire : Celle d'Enzo Laganà, le journaliste turinois spécialiste respecté (en tout cas dans son quartier) des faits divers qui tente de pratiquer son métier avec honnêteté, c'est-à-dire donner l'information exacte dans le respect des règles d'éthique et de déontologie. Pas facile avec des patrons de presse qui, au lieu d'éteindre les incendies, ont tendance à faire l'inverse... mettre de l'huile sur le feu. Pour vendre plus, pour aller dans le sens des opinions publiques les plus extrémistes, pour ne pas contrarier les calculs des annonceurs publicitaires...

Celle de Luciana, l'Italienne, ancienne cadre de banque qui, dégoûtée des pratiques des établissements financiers qui passent leur temps à (presque) ruiner les petits épargnants, et dégoûtée d'elle-même pour avoir participé activement à ces pratiques douteuses, a tout laissé tomber pour se transformer en gitane, en tzigane. Elle va devenir Djabarimos, la voyante, celle qui «lit les lignes de la main».

Et, au centre, la fameuse affaire qui va faire la Une du journal d'Enzo : le viol d'une jeune fille du quartier (prétendue vierge et mineure car âgée de quinze ans) par, dit-on,... deux roms, Drago et Jonathan, des jumeaux.

Une information détournée (par le directeur de publication), une opinion publique, celle des extrémistes, chauffée à blanc, par un sentiment «raciste» longtemps tapi qui se fait jour... et ce sont les provocations, les intimidations, les insultes et les agressions contre tout ce qui ressemble de près ou de loin à un tzigane.

Heureusemnt, la vérité ne tarde pas à être dévoilée, montrant l'arriération (souvent dangereuse) d'une partie de la société iltalienne... l'«affaire» tournant autour d'une histoire de virginité à préserver pour seulement faire plaisir à une vieille grand-mère, d'une jeune fille qui n'en est plus une, s'adonnant même à la prostitution organisée et à des batifolages coquins avec un cousin. L'étranger, dans ces cas-là, a bon dos et sert de bouc-émissaire aux «petits» et de cheval de Troie aux politiciens et aux affairistes.

L'auteur : Amara Lakhous ? Journaliste, anthropologue, c'est aussi grand écrivain (Italien ? Algérien ? Italo-Algérien plus qu'Algéro-Italien ? Et bientôt Italo-Algéro-Américain puisqu'il vit actuellement aux Etats-Unis) Né en 1970 à Alger, il s'installe, après ses études universitaires en Algérie, à Rome en 1995. Il y demeurera plus de 20 ans. Bilingue, son premier roman, «Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio», a d'abord été écrit en arabe, à Alger. Il n'avait alors rencontré aucun succès. Réécrit en italien, en 2006, puis traduit en français en 2008, le livre a connu un grand succès ; il a été couronné de plusieurs prix (dont le prix du Sila d'Alger en 2008) et il a même été adapté au cinéma. Son deuxième livre «Divorce à la musulmane à Viale Marconi» traite d'une histoire de projet d'attentat terroriste islamiste à Rome et de l'infiltration, par les services secrets italiens, d'un jeune Sicilien féru de langue et de civilisations arabes pour en découvrir les auteurs. Troisième production, «Querelle autour d'un petit cochon italianissime à San Salvaria».

Extraits : «La ligne éditoriale. Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est simple. Le, ou les propriétaires des journaux (qui peuvent être la majorité des actionnaires) font la pluie et le beau temps. Un journal ressemble à une caserne. Si les hautes instances prennent une décision, celle-ci devient immédiatement un ordre à exécuter» (p.112), «La banque rend malades beaucoup de gens. La banque peut se transformer en hôpital. On y va pour sauver quelque chose. On arrive parfois à faire des miracles, mais parfois on cause des catastrophes» (p.128)

Avis : On a la nette impression que Amara Lakhous, après plus de deux décennies en Italie, a découvert que le racisme est là, visible ou tapi, n'attendant que des «incidents» (fabriqués ou grossis par une certaine presse) pour renaître... d'où, peut-être, son départ pour les States afin de prendre du recul. On découvre aussi qu'il n'aime ni la presse (à sensation) (voir pp.26, 49, 78, 112), ni l'argent, ni les banques et encore moins les banquiers (pp.93, 94, 128). Beaucoup de digressions... très utiles? et un certain humour.

Citations : «Le mariage comporte une avalanche de risques, c'est pire que la Bourse» (p.14) , «Se marier est comme devenir associé. Il faut renoncer au pouvoir absolu et vivre de compromis» (p.17), «La banque est le temple d'un dieu unique, l'argent» (p.31), «Il ne suffit pas de déchirer des pages du dictionnaire pour éliminer les mots et les concepts que l'on déteste (... ) C'est comme des ombres qui nous accompagnent partout» (p.37), «Les prêtres et leurs confrères des autres religions promettent le paradis dans l'autre monde, tandis que les banquiers promettent le paradis sur terre (... ). L' argent n'aime pas la solitude, il aime être en groupe, devenir capital, pouvoir, force» (p. 94)



Noces fantastiques. Dix nouvelles d'Algérie. Recueil de dix (10) jeunes auteurs. Editions Média-Plus, Constantine 2014, 202 pages,650 DA.



En 2014, l'Institut français d'Algérie (IFA) avait organisé un concours de la nouvelle fantastique. Un thème : «Les Noces». Beaucoup de candidats, une lauréate, Gamra Essia Benbakir, avec «Noces de miel» et dix autres sélectionnés pour être édités dans ce recueil.

«Les Noces» à toutes les sauces, vous transportant dans des mondes imaginés mais acceptés car espérés par chaque être humain soucieux de bonheur : il y a, donc, «Noces de miel» avec une jolie princesse toute triste, qui convole en justes noces, après des épreuves délicates, avec un beau chevalier plus poète et conteur que guerrier. Gentille nouvelle. «Robe blanche pour semaine sombre» ou l'histoire d'une robe de mariée sublime mais maudite et portant la poisse à toutes celles qui la louèrent et à leur entourage?jusqu'au jour de la découverte de l'amour «vrai». «Le costume», une histoire pas très emballante bien que très prenante car très réaliste (il est vrai que l'auteur n'est plus tout jeune si on compare avec l'âge de tou(te)s les autres). Il y a, aussi, «Convoler anachronique», une rencontre «hors du temps» avec tout le gratin?décédé, de la littérature, du journalisme et des arts d'Algérie?jusqu'à Cervantès et Saint Augustin?.et la «fierté retrouvée d'être Algérien» et l'envie de ne plus rester «coincé». Puis, «Des noces maudites», une histoire de malédiction et de «troisième œil». Puis «Au nom de la rose» qui décrit la vanité et l'orgueil des hommes?jusqu'à la perte de ce qu'il y a de plus beau dans la vie : l'être aimé qui vous aime pour ce que vous êtes et non pour ce que vous pourriez faire. «Tonios et Demi-lune» chante la force et la chaleur de l'amour. «Noces funèbres» est une histoire d'amour qui finit mal. Dans «Les noces de Myriam ou les Echos d'Oran», on apprend que chacun de nous a (ou a eu, ou aura) un sosie. Et, enfin, «Vingt-quatre heures de noces». Brr ! froid dans le dos, cette histoire de femelle (humaine) qui tue l'époux juste après la nuit de noces (et la fécondation)?Une histoire que les femmes ne liront pas avec gaieté !

Les auteurs : Gamra Essia Benbakir-Bougherra (auteure du texte lauréat ; elle est artiste peintre et écrivaine. Native de Constatine, elle réside à Annaba. Titulaire d'une maîtrise de français). Rym Leila Mellal, Mohamed Elkeurti, Zoubida Yasmine Tabti, Ryma Bendakir, Zoheir Guermouche, Asma Bensenouci, Ouardia Chabi, Yacine Zerkoun, Amel Hamza. Tou(te)s auteur(e)s des meilleurs textes de la première édition du prix de la nouvelle fantastique (Thème 2014 : Les Noces) initiée par l'Institut culturel français.

Extrait : «C'est à travers les livres que je vis. C'est dans cet autre monde que je rêve, c'est là-bas que je me repose, c'est le seul qui réusisse à me faire vibrer. Quant à ce monde, il n'est qu'une passerelle vers l'autre» (Zoubida Yasmine Tabti, p.65)

Avis : Pour, au moins, vous échapper, le temps de la lecture, d'un réel devenu déprimant. Libérez-vous et apprenez à rêver ! Mais, tout de même à lire avec modération. Et, certaines nouvelles ne sont pas destinées aux moins de dix-huit ans.

Citations : «Les gens qui lisent sont des êtres à part» (Zoubida Yasmine Tabti, p.65), «Dans les pays des mystères, l'amour était le seul mystère à être révélé et à avoir pu finalement adoucir la saison du froid» (Asma Senouci, p.159), «Tout le monde a un sosie. Tout le monde. Je ne sais d'où il vient, je ne sais où il va ; mais je sais qu'il existe» (Yacine Zerkoun, p.179)



Les feux du stade. Nouvelles fantastiques. Recueil de dix (10) jeunes auteurs. Editions Média-Plus, Constantine 2016, 214 pages, 850 dinars.



Pour la 3ème année consécutive, les jeunes plumes algériennes sont sollicitées (par l'IF d'Algérie qui a lancé le concours de nouvelles en 2013). Toujours le fantastique, car rien de tel pour fouetter l'imaginaire. On a eu «Les Noces» (2014). On a eu «le Climat» (2015).

En 2016, année de l'Euro de football en France et des JO de Rio de Janeiro, le décor est assez vite planté. Ce sera le sport et le stade et leurs «feux» qui serviront de décor.

Vont alors se mélanger des récits oniriques maghrébins, les contes ancestraux transmis par les traditions orales et, évidemment, les lectures d'œuvres diverses (bandes dessinées, livres) ou des spectacles audiovisuels (films) ayant nourri l'enfance et la prime jeunesse.

Beaucoup de candidats, mais seulement une dizaine d'élus publiés.

Il y a, donc, «Ambition» (la meilleure nouvelle, mais aussi la plus effrayante car la plus réaliste... dans le futur) qui nous transporte dans des Jeux Super-Olympiques, en 2302, où les athlètes, des «hommes augmentés», sont en fait «dopés» par le biais des nano-biotechnologies au bénéfice des nanorobots qui «pompent» l'énergie produite par le corps humain... créant ainsi une arme cérébrale capable de soumettre la race humaine et ainsi prendre le contrôle de l'ensemble de la planète. Il y a, aussi, «Ultras» qui nous raconte l'histoire du supporteur koubéen chauvin dans un monde pullulant de «mauvais esprits» et que seule la victoire peut faire disparître ; «Ils étaient parmi nous» qui conte les disparitions étranges et inexplicables de joueurs de foot, puis de citoyens, puis de monarques durant l'Euro 2016... finalement annulé ; «Les pieds métalliques» avec des supporteurs transformés en zombies lors d'une rencontre capitale ( ?!) de football qualificative pour la Coupe du monde ; «Le rêve» ou la solitude du coureur qui se retrouve tranporté dans l'Antiquité et en revient «couronné» ; «Le labyrinthe des tourments», en fait celui d'une course infernale (de la vie et de ses difficultés) qui n'en finit pas, etc.etc.

Les feux du stade... les performances, les victoires, la foule en délire... mais aussi un autre monde, avec ses héros, ses dieux, mais aussi ses diables et ses mauvais génies.

Les auteurs : Mohamed Achraf Bouanoune (auteur du texte lauréat «Ambition»; Algérois né en 1996, grand lecteur de Baudelaire et d'Harry Potter), Amine Ait Hadi, Mohamed Chala, Ismet Baba-Moussa, Kheireddine Fodil, Amel Hamouda, Walid Larkem, Hamida Mechai, Amiès Messaoudene, Mohamed Moussa.

Extrait : «C'est à chacun d'écrire son histoire, vivre son aventure, la transformer en légende. C'est un travail intérieur, une véritable lutte qui nécessite un réel dépassement de soi. Il faut avoir l'esprit combatif, vaillant et tenace, aller par-delà ses limites et ses craintes» (Ismet Baba-Moussa, p.97)

Avis : Pour continuer à rêver... et rester «jeune». L'illusion, ça conserve !

Citations : «Lorsque l'individualisme prend le dessus, l'homme devient systématiqument avare. Il s'isole, il protège son butin.

La foule lui offre le moyen d'être avec les autres (ce qui lui manque beaucoup), de ne plus être ce sale égoïste de tous les jours, de sentir cette joie presque innocente de partager» (Kheireddine Fodil, p.112), «L'icône sportive ne fédère pas les hommes, elle ne fédère rien du tout, c'est comme une drogue, une façon d'endormir les gens jusqu'à la mort par des illusions» (Walid Larkem, p.143), «Le genre fantastique : un invité qui s'introduit dans nos vies, s'accapare notre monde, et parfois, nous éclaire même sur les vérités les plus rudimentaires de l'homme» ( Mohamed Moussa, p.191)