Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Puissances et partis extrêmes

par Derguini Arezki

Je vais ici avancer l'hypothèse selon laquelle le relâchement de la relation entre la richesse et la puissance productive du travail chère à Adam Smith risque d'associer la puissance aux partis extrêmes chez les anciennes sociétés industrielles décadentes.

Du fait de leur puissance militaire qu'elles doivent à l'avance technologique qu'elles conservent, mais qui s'érode, une forte tentation pour préserver leur hégémonie par la force risque de s'emparer d'elles. Il faut s'attendre à un retour du sentiment guerrier parmi elles comme réflexe de défense pour contrecarrer le délitement du sentiment national. On va en effet passer de plus en plus sensiblement de la puissance du travail à celle des machines [1], réduisant la contribution du travail humain dans la production de richesses et de puissance à une portion congrue. La mobilisation sociale autour des champions nationaux risque de ne plus bénéficier de l'aiguillon du bien-être individuel. Comment la société pourrait-elle faire corps, assurer sa cohésion si elle ne peut plus le faire autour de la contribution et du revenu du plus grand nombre ? Le commerce ne rapportant plus, faudra-t-il retourner à la guerre ?

Un début de réponse se trouve chez les pays nordiques : il faudrait tout d'abord que la solidarité soit financée par l'impôt plutôt que par les cotisations [2] sans que cela porte atteinte à l'attachement de chacun à contribuer à une telle solidarité et ne favorise un comportement de passager clandestin [3]. On connait la crise des systèmes de protections sociales basés sur un financement par les cotisations, avec le vieillissement de la population et le ralentissement de la croissance. En effet, si la part des salaires se réduit dans la valeur ajoutée, qu'augmentent les charges et les investissements sociaux, le financement de la solidarité rentre en crise dès lors qu'elle s'appuie sur les cotisations du travail, le rapport décroissant de la population active et occupée à celle inoccupée et inactive.

La question devient alors comment réduire les coûts de cette solidarité par l'impôt qui doit bénéficier également à chacun, mais ne peut être également financée par chacun. Il faut ici compter sur la liberté des Anciens qui se préoccupent plus de participation civique plutôt que sur celle des Modernes qui se soucient de liberté et de bien-être individuels [4] et distinguer ensuite entre emploi et travail [5]. C'est sur cette base qu'émerge la question du revenu universel de base dans les anciennes sociétés industrielles qui déconnecte le revenu de l'emploi. Pour sauver le travail, avec l'automatisation et la chute de l'emploi, la solidarité doit le précéder et non plus le suivre en assurant un niveau de formation tel que chacun puisse contribuer au revenu d'ensemble sans qu'il soit possible de définir la nature marchande ou non marchande, publique ou non, de cette contribution à priori. Autrement dit que chacun puisse bénéficier de services publics de qualité.

Et cela afin, deuxième point, d'assurer la mobilité sociale nécessaire à la cohésion sociale. En effet celle-ci dépend largement d'une mobilité sociale sans quoi il n'est pas possible d'assurer le même horizon d'attente à l'ensemble de la population. La réduction de la part des salaires dans la valeur ajoutée ne doit pas conduire à une dualisation rigide du marché du travail qui condamnerait une partie importante de la population à devenir des éternels outsiders. L'on sait que certaines sociétés préfèrent une précarisation du marché du travail (Allemagne) à une segmentation durable (telle la France au passé colonial). Dans de telles conditions, la mobilité sociale et donc la cohésion sociale dépendent largement de la répartition du savoir au sein de la société. Les sociétés élitistes, qui se soucient davantage de la formation d'une élite stable que du niveau général de formation de la société, se trouveront confrontées à une accentuation des clivages sociaux avec l'automatisation et le fléchissement de la croissance. Elles pourraient être tentées par le sentiment guerrier pour assurer leur cohésion et raviver le sentiment national.

Ceci étant, et c'est là le troisième point, qu'est-ce qui fera accepter à la société de telles mesures ? Autrement dit le financement de services universels performants qui entretiennent le sentiment d'égalité dans la société dans un contexte de raréfaction de l'emploi ? D'où viendra le sentiment de solidarité ? Et comment transformer un tel sentiment en dispositions concrètes ?

On peut en effet se demander pourquoi une partie de la société privilégiée par les circonstances accepterait de renoncer à ces privilèges. Pourquoi la population occupée accepterait de financer la solidarité et de mettre en jeu son occupation ?

Dans les pays nordiques qui n'ont pas subi, on va dire, de différenciation de classes rigides (telle la France), où l'on constate une distanciation faible de l'élite par rapport à la société (plus qu'au Royaume-Uni), le niveau général de formation prévaut sur le souci de la formation d'une élite stable pour assurer la cohésion sociale. Le consentement à l'impôt discrimine largement ces deux types de sociétés selon qu'elle favorise le niveau général de formation ou la formation d'une élite stable. La pauvreté des enfants aussi. Face aux tendances technologiques et économiques actuelles, il est facile de comprendre pourquoi les épreuves risquent d'être différentes en matière de cohésion sociale et de compétitivité pour ces différents types de sociétés, si l'impôt doit remplacer les cotisations pour financer la solidarité et les services publics. «L'insociable sociabilité des hommes» [6] et la pratique du free rider (passager clandestin) risquent d'être plus patentes ici que là.

Dans notre pays, la différenciation récente et contrariée de la société n'a pas encore révélé la propension qui la caractérise, à savoir ce que l'on pourrait appeler une propension à une différenciation égalitaire ou à une autre inégalitaire de classes. Selon la pente suivie actuellement de privatisation rampante des biens et services publics, ainsi que le fort sentiment d'aversion vis-à-vis de l'impôt, on comprend que la tendance qui est privilégiée n'est pas forcément celle qui est la plus « naturelle », la plus proche des tendances profondes de la société dont l'une peut être définie comme un fort penchant à l'indifférenciation. Penchant qui nous fait privilégier au contraire de la France, le niveau de formation général à la formation d'une élite stable, mais que l'élite ne manque pas de critiquer. La confrontation de telles tendances (la privatisation et l'indifférenciation) risque donc de produire une forte dose d'entropie préjudiciable pour le corps social et susceptible de conduire à sa fragmentation.

Faut-il finalement craindre un retour des empires ? C'est la question à laquelle nous aboutissons lorsque nous regardons deux sociétés comme la France et l'Algérie qui risquent d'être travaillées par les tendances dont nous venons de parler, une tendance à la militarisation de la société pour la première, à la fragmentation pour la seconde.

En effet, notre pays se trouve dangereusement exposé à de graves incohérences, résultat du long héritage historique que constituent la dépossession coloniale et l'instabilité juridique postcoloniale. Foncièrement égalitaires, nos sociétés n'entrent pas en cohérence avec ce résultat historique. La propriété publique dominante, résultat d'une dépossession de la société, n'a pas réussi à créer des services publics performants qui auraient pu créer le fort consentement à l'impôt nécessaire à leur financement après la défaillance des ressources pétrolières. Et pourtant, il n'y a pas d'autre alternative à la dislocation que de tels services publics qui assureraient aux citoyens un horizon d'attente commun. Il faut donner la possibilité à la société de défaire l'héritage colonial de la bonne manière et ne pas en privilégier la mauvaise qui risque d'accroître son désordre. La bonne manière permettrait le développement de services publics universels durables et de qualité qui conserverait à la société un horizon d'attente commun.

Quant à la France, son rapport à son passé colonial, va être décisif quant à l'orientation qu'elle va prendre. La tentation d'un retour à l'empire risque de se manifester par une césure entre les populations originaires des anciennes colonies et les autres d'origine métropolitaines qui viendra soutenir un dualisme du marché du travail. Son rapport à l'Allemagne, puissance militaire versus puissance industrielle, ne pourra pas être isolé de son rapport à ses anciennes colonies. Ils devront s'emboîter. Pour que l'Allemagne finance, avec ses excédents, les campagnes militaires de la France ou ses autres investissements, il faudra bien qu'il lui en revienne quelque chose. L'Allemagne a besoin de l'Europe et donc de la France dans sa compétition internationale, d'une manière ou d'une autre, quel que soit l'ordre ou le désordre mondial. Plus la France tardera à reconnaître ses besoins d'Allemagne (de son épargne et de son industrie) et d'Algérie (de ses besoins et de sa croissance) qui ne peuvent aller avec l'ignorance des leurs, plus certaines déviances pourraient aboutir et l'Algérie être la première à en pâtir si elle n'y prend pas garde.

[1] Avec le deep learning (apprentissage profond des machines) il arrive aux hommes de ne plus comprendre ce que font les machines.

[2] Voir notre article Solidarité et innovation le QO du 23.03.2017

[3] En sciences économiques et en sociologie, le problème des free-rider (parfois traduit en français par « problème du passager clandestin ») désigne le comportement d'une personne ou d'un organisme qui obtient et profite d'un avantage sans y avoir investi autant d'efforts (argent ou temps) que les membres de ce groupe ; ou sans avoir acquitté leur juste quote-part ou le droit d'usage prévu. (Wikipedia).

[4] « Cette liberté se composait plutôt de la participation active au pouvoir collectif que de la jouissance paisible de l'indépendance individuelle.» Benjamin Constant, De l'esprit de conquête et d'usurpation, II, De l'usurpation, VI, « De l'espèce de liberté que l'on a présentée aux hommes à la fin du siècle dernier», in Écrits politiques, op. cit., p. 206.

[5] Voir par exemple le point de vue radical de B. Stiegler dans l'article https://www.lemonde.fr/emploi/article/2015/08/25/et-si-on-remplacait-l-emploi-par-le-travail_4736279_1698637.html

[6] « Une foule d'êtres raisonnables qui tous ensemble exigent, pour leur conservation, des lois universelles, dont cependant chacun incline secrètement à s'excepter». Kant, «Projet de paix perpétuelle, esquisse philosophique», 1795.