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L'indifférence !

par Mohamed Mebtoul

L'indifférence des personnes à l'égard du jeu sociopolitique semble mériter une appréhension distante des simples jugements moraux et rapides, considérée comme une attitude négative à faible valeur mobilisatrice dans la société.

A écouter les personnes qui se détachent du politique déployé dans la société, leurs critiques radicales font référence à l'absence d'exemplarité des acteurs politiques à la quête de leurs suffrages. Leur indifférence n'est donc pas vierge de toute argumentation raisonnée. « Je ne peux être qu'indifférent quand ces personnes m'ignorent totalement, sauf quand il s'agit de donner ma voix. Après, je n'entendrai plus parler d'eux ».

L'indifférence des personnes est une posture active et réflexive. Elle consiste à ne pas se reconnaître dans «l'Autre», identifié de façon pas toujours distincte par les pouvoirs, qu'ils soient locaux ou nationaux et les « élus ». Comment, en effet, les reconnaître quand ils ne les ont jamais approchés, ou demandé leurs avis, pourtant censés les représenter ? « Je ne connais même pas le nom du président de l'APC de ma ville ».

L'indifférence peut être caractérisée comme le retrait du jeu sociopolitique appréhendé par les personnes, comme étranger et extérieur à leurs préoccupations, à leurs horizons d'attente, aux sens attribués au politique. Il est donc très réducteur de classer, d'étiqueter ou même de stigmatiser les personnes indifférentes qui n'en pensent pourtant pas moins sur les enjeux produits par une élection ou autre phénomène politique majeur dans la société.

L'indifférence des personnes à l'égard du politique est soumise, bien entendu, à des variations selon les sociétés, les régions, les catégories sociales et la nature du système sociopolitique. Mais plus la non-reconnaissance publique et politique des personnes, et donc de la citoyenneté (Mebtoul, 2013) est hégémonique, plus l'indifférence s'amplifie pour devenir un phénomène majeur qui structure durablement le fonctionnement de la société. La personne indifférente met en exergue le peu de crédit accordé aux discours sociaux et politiques qui n'emportent pas son adhésion. « C'est du vent », dira une personne. Elle n'y croit plus. Mais ce rejet, ce détachement ou cette distanciation sont bien soumis à une opération critique négative élaborée à partir de ses observations de la vie quotidienne. Ce sont des mots, juste des mots de circonstance, de conjoncture. Ils seront, selon les personnes, très rapidement obsolètes après les élections, pour s'immortaliser dans un oubli profond. « Ils parlent, c'est tout ». « On ne voit rien venir ».

On n'est donc pas né indifférent, on le devient par la force des choses, et pour le dire rapidement, se construit une forme d'usure psychique et sociale qui, avec le temps, produit un profond scepticisme moral et intellectuel des gens à l'égard du mode d'administration des pouvoirs. Ce qui conduit à l'indifférence, ce sont aussi les multiples frustrations face à l'injustice (hogra), à la fragilité de nos institutions fonctionnant souvent dans le vide, peu préparées à écouter attentivement la critique ordinaire de la personne. Aussi bien celle qui « s'exprime à bas bruit, comme celle qui s'exprime à haute voix, celle qui prend la forme à travers des non-dits, celle qui se partage entre proches sur les réseaux sociaux » (Cantelli, 2015).

La plainte de la personne est effacée d'un trait de plume ou interprétée trop rapidement comme étant non fondée. La seule alternative est d'exhiber de façon hautaine et silencieuse le cahier de doléances posé mécaniquement sur une table dont les feuilles jaunies ont bien vieilli avec le temps. Le cahier de doléances représente, à bien des égards, du mépris pour toutes ces personnes dont seule la parole est sacralisée ! On ne s'étonnera pas d'entendre le propos suivant : « Je ne sais pas à qui me plaindre ». Mais nos institutions semblent privilégier l'enfermement sur leurs propres vérités.

Les gens sont pourtant loin d'être « des idiots culturels », pour reprendre l'expression du sociologue américain Garfinkel. Ils sont en effet prompts à se rappeler les évènements qui les ont marqués négativement ou traumatisés dans leur quotidienneté. L'indifférence se niche profondément dans la mémoire des gens, qui ressurgit violemment pour justifier leur non-implication face à une élection dont ils ne reconnaissent pas l'importance politique, vécue comme une répétition mécanique qui permettra aux heureux bénéficiaires d'accroître leur capital économique et relationnel.

La violence de l'argent

La violence de l'argent (Mebtoul, 2013) est aujourd'hui rehaussée comme une valeur suprême dans la société. On peut ici identifier un ensemble de faits pervers liés à l'argent comme rapport social. Il renforce les inégalités sociales. Il produit de multiples transgressions et dérives à l'égard du travail qui ne pourra pas -contrairement à tous les discours normatifs des responsables (« Il faut travailler »)- imprimer sa marque dans la société. Les identités professionnelles sont profondément fragilisées, abîmées et non reconnues en raison de l'exclusion du travail comme valeur centrale. « Tu travailles ou tu ne travailles pas, c'est la même chose ».

L'indifférence dans la société est pensée comme une « normalité » dans ce nouvel ordre moral qui s'est constitué de façon violente, anarchique, sans éthique et sans mérite, grâce à l'appropriation trop rapide de l'argent. Ce nouvel ordre moral est profond et inquiétant parce qu'il s'enracine dans les pensées des enfants qui ne raisonnent plus en termes de vocation dans le choix du métier, mais intègrent d'abord la valeur dominante représentée par l'argent. Cet exemple, parmi d'autres, est sidérant : une jeune fille doit passer le baccalauréat l'année prochaine.

Elle demande à sa mère de lui indiquer clairement le métier le plus lucratif. Ce nouvel ordre moral contribue fortement à tuer progressivement les savoirs pour ne leur donner qu'une configuration instrumentale, immédiate et utile avant tout, oubliant que les sociétés n'ont pu se développer qu'à partir d'un soubassement intellectuel profond, critique et diversifié, seul à même de mettre au jour de façon lucide et courageuse toutes les dérives qui envahissent le tissu social.

Références bibliographiques

Cantelli F., 2015, « Inacceptable ! » : critiquer et faire valoir ses droits en tant que patient », Sciences Sociales et Santé, Vol.33, n°2, 109-115.

Mebtoul M., 2013, La citoyenneté en question, (Algérie), Oran Dar Adib