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A tous ceux qui ont fait de la fête des morts (1), la fête des vivants

par Farouk Zahi

Le 1er Novembre 1954, à 00h, naissait l’une des plus prestigieuses révolutions qu’aura à connaître l’Humanité. Mac Mahon (Ain Touta), Cassaigne (Sidi Ali), Boufarik, Arris, Michelet (Ain El Hammam), Alger et d’autres lieux-dits, allumaient un feu de Bengale qui ne s’éteindra que sept ans et demi plus tard. Des bombes artisanales dont beaucoup feront long feu, quelques mousquetons et fusils de chasse constitueront le premier arsenal de groupuscules au début sans nom. D’une simple opération de maintien de l’ordre, les forces coloniales se fourvoyaient dans une guerre d’usure sans généraux ennemis…. elle offrait tout de même l’ultime occasion pour faire oublier l’humiliation indochinoise de Dîen-Bîen-Phu (13 mars -7 mai 1954). Les autochtones qui se sont fait les dents au Tonkin, prenaient leur revanche aussi en bravant ceux qui leur faisaient massacrer, il n’y avait pas si longtemps, d’autres damnés de la terre. Le premier encadrement de cette armée de « gueux » était principalement constitué d’anciens sous- officiers de tirailleurs algériens démobilisés. Les paysans, les ouvriers, les lycéens et étudiants hésitants au départ, s’organisaient autour du Front de Libération nationale (FLN), au lendemain de ce qui sera appelé, par la presse coloniale, les événements du Nord Constantinois (20 août 1955) menés par Zighoud Youcef, chef historique de la future Wilaya 2. Les villes prenaient le relais des maquis, il ne s’agissait plus de bandes armées « fellagha », mais de véritables réseaux de résistance armée. Les opérations d’éclat, consistaient à frapper au cœur de la communauté coloniale ; le monde ébahi découvrait les poseuses de bombes. La petite phrase de Ben M’Hidi « Donnez- nous vos avions, nous vous donnerons nos couffins » fit le tour des rédactions. L’imaginaire populaire s’appropriait le héros ; invincible, il était invulnérable aux balles. Mauvais élève, la puissance coloniale organise le premier rapt aérien, (22 octobre 1956), elle inventait la piraterie de l’air. Elle s’offrait ainsi cinq héros, jusque-là inconnus de la masse populaire. Le peuple avait, désormais ses leaders politiques, détenus certes mais qui recueillaient l’adhésion. L’ autre petite phrase de Ben M’Hidi : «Jetez-là dans la rue (révolution), le peuple l’embrassera ! » prenait tout son sens et vérifiée sur le terrain. Au lendemain de leur grève de cours du 19 mai 1956 largement suivie, les lycéens, étudiants et étudiantes quittaient les bancs des lycées et des amphithéâtres. Des jeunes ayant pour noms Benyahia, Belaid, Bisker, Benkaddour, Oussedik et d’autres investissent le champ politique, le gros s’enrôlait dans les rangs des maquisards.

Les chefs de guerre décident de doter la lutte armée d’une plate-forme opérationnelle, le conclave d’Ifri Ouzellaguène du 20 août 1956 dotera le pays d’une organisation militaro-politique qui collera, à chaque région jusqu’au recouvrement de l’indépendance. Les forces de police largement dépassées, laisseront la place à l’armée qui pensait candidement, nettoyer vite, la place mais au fil du temps, le contingent était, de plus en plus impliqué ; de quelques bataillons d’élite, on passait aux divisions pour atteindre les 800.000 hommes. Les barricades de mai 1958 et le putch des généraux prennent fait et cause pour les colons. La quatrième République est remisée, le Général prend le relais, les lois d’exception votées, le couvre-feu instauré sur tout le territoire des trois départements d’Algérie musèlent les quelques vestiges de liberté. An IV de la Révolution, on parle de paix des braves, on reconnaît implicitement la cause des « gueux », mais l’action militaire n’est pas pour autant abandonnée, les lignes électrifiées « Challe » et « Morice » installées, depuis juillet 1957 n’ont pas réussi à couper les sentiers de l’armement. La torture sera érigée en institution, la « gégène » passera dans le lexique de la langue de Molière. En plus des pénitentiaires de Barberousse, Berrouaghia et Lambèse, de nouveaux et sinistres camps de concentration passeront à la postérité : Paul Cazelles, Sidi Chami, Bossuet, Tefeschoun, Djorf, Beni Messous et d’autres geôles moins connues. Toutes les armes ont tonné sur les djebels, même la marine au large des côtes a pilonné des hameaux et mechtas à l’aveugle. Les armes prohibées par les conventions internationales étaient utilisées, sans état d’âme, les essais nucléaires d’In-Ikerr et de Reggane n’ont pas encore livré tous leurs secrets. Cette guerre, l’une des plus meurtrières du XX ème siècle, a opposé l’une des puissances coloniales surarmée par le Pacte Atlantique à un peuple démuni, malnutri, mal formé et surtout désarmé. La prestigieuse prise de la Bastille n’a fait, historiquement, qu’une centaine de morts, par extrapolation arithmétique, la Révolution de novembre équivaut à plusieurs milliers de « Bastille ».

Les « gueux » qui ont survécu aux opérations « Jumelles », « Challe », « Rubis » et autres noms évocateurs sont encore là, en ce 1er Novembre pour se retrouver au palais du Peuple ou palais d’Eté d’antan. Ces hommes et ces femmes, sortis d’une matrice généreuse ne peuvent être que sublimés et s’il faille leur créer un panthéon, il ne peut être que celui de la dignité retrouvée. Jeunes et parfois même enfants, ils ont bravé la machine de guerre de l’oppresseur de leurs aînés. Ils eurent un idéal que peu de jeunes pouvaient avoir, ils nourrissaient des ambitions démesurées à la limite de l’utopique. Leur utopie tragique ne fut pas sans danger encore moins sans déchirement. L’adversité et les vicissitudes de la vie des humains, les ont désacralisés et réduits à des reliques que d’aucuns tentent de remiser dans le grenier de l’histoire. Un ex. responsable du flamboyant FLN, récemment débarqué, leur déniait leur droit de paternité sur cette œuvre dont ils insufflèrent l’âme immortelle. Ils leur est dû le respect que toute nation doit à ses enfants qui ont consenti l’offrande suprême sur l’autel du sacrifice. S’il est vrai que ce vocable n’a plus la même connotation d’alors, de nouveaux messies, mènent un combat d’arrière-garde pour que les jeunes générations s’inscrivent dans le reniement et la remise en cause du combat de tout un peuple.

(1) Dédiée aux morts, la Toussaint est célébrée le 1er novembre par la communauté chrétienne.