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Les klaxons de Beyrouth

par Notre Envoyé Spécial A Beyrouth : El Yazid Dib

Il est impossible de raconter un voyage. Celui-ci on le vit. On peut toutefois décrire des haltes, des faits et des humeurs. L'on n'y raconte pas des histoires, l'on tente de faire un récit. Beyrouth est une si belle ville si ce n'est son klaxon.

Sortir d'un événement

Partir, briser le silence qui vous entoure ou limiter le bruit qui vous assourdit est une thérapie pour l'esprit et le corps. Choisir où aller est un dernier souci. L'essentiel c'est d'y aller et vite. Beyouth. Cette ville a été de tout temps une incertitude de rêve et une complexité de guerre. Si une certaine histoire enfouie dans les entrailles de la cité continue toujours à se manifester à l'ouverture de chaque chantier, c'est qu'elle voudrait que l'on sache qu'ici le temps a fait beaucoup d'œuvres. Déjà qu'à la naissance du voyage, l'idée d'aller découvrir Beyrouth restait synonyme d'évasion et de rupture avec une actualité trop controversée ces jours-ci. Quand l'on sera attablé à une belle terrasse dominant un joli rivage, l'on n'a pas son esprit encore accroché à des listes de candidatures ou à une précampagne qui va prendre pour électeur tout client rabattu. Ce ne sont ni l'arôme ni le lieu qui donnent le bon goût au café, mais la présence de ceux ou celles avec qui on le prend ou bien la destination vers laquelle se dirigent nos méditations. Un costume, deux jeans, deux pulls et une somme de rêverie ont constitué ma valise de voyage.

Les habitudes d'Air Algérie

Rien de stupéfiant si à bord l'on déverse sur vous un marc de café, ou on te refuse de mettre au placard adéquat ton veston, ou l'on te dit l'air narquois « makanech du jus light ! ». Une voix annonce la durée du trajet 3 heures 50 minutes. Au retour, elle annonçait 4 heures 20 minutes. Une question de contre-vent ai-je compris du steward. Une éternité pour un claustrophobe. Une condamnation pour un fumeur invétéré. Sans nul écran qui devrait vous faire face pour visionner un film ou égrener quelques mélodies ; place est donc à la fermeture des yeux. L'une posée sur l'autre, les paupières comme un rideau sur scène vont m'offrir un spectacle involontaire. Je n'ai pas en main une télé-rêve-commande. J'erre au gré des turbulences. Air Algérie me force par habitude à errer dans les cieux à mille lieues sur terre, sur la terre que j'ai laissée ou celle que j'allais fouler. J'ai revu étant dans les bras instables de Morphée des trahisons, des hypocrisies, des négations. J'ai sillonné des monts, des merveilles et des cochonneries. J'ai revisité des hommes ingrats, des femmes jalouses, des amoureux insatiables, des moineaux effrayés. C'est à la même voix que tout s'est arrêté dans ma tête lorsqu'elle j'ai cru entendre que nous amorçons l'atterrissage à l'aéroport international de Beyrouth Rafic El Hariri. Un nom connu qui identifie la longue liste des assassinats politiques dans le pays. Chut ! Pas de politique.

La papeterie de la police des frontières libanaise

C'est une pratique bien de chez nous. Avant même que l'avion ne se pose pour s'arrêter tout le monde est déjà sur le désir pressant de quitter l'engin. Les sièges se vident, le couloir se remplit. La cacophonie s'installe. On est censé juridiquement se trouver encore dans une partie territoriale algérienne, n'est-ce pas ? La loi de l'extraterritorialité dirait l'autre. Passons. En se dirigeant vers les comptoirs de contrôle, mon œil scrutait deux écriteaux bien visibles et lisibles. « Passeport libanais » et « passeports arabes et étrangers ». Si j'ai repéré le fil de ma chaîne dans le second écriteau ; je n'arrivais pas à comprendre ni déchiffrer ni trouver des différences entre « arabes » et « étrangers ». Je me suis résigné à mon sens d'Algérien de sortir vite de cette longue et inutile réflexion.

C'est au moment où la police aéroportuaire libanaise nous édictait l'obligation de remplir des fiches d'entrée que je me suis davantage confirmé dans ma fierté d'être algérien. Je me suis dis avec un sourire, qui manquait criardement chez le policier qui me traitait, que nous avons fait un grand pas dans la biométrie et dans le projet du zéro papier. Carton servi en langue latine, je le voyais refusé avec l'ordre de le transcrire en arabe « vous êtes bien arabes, vous les Algériens ! », argumentait mon traiteur pafiste. J'aillais rétorquer que nous constituons une diversité républicaine et que mon passeport n'indiquait qu'une seule référence identitaire. Algérien. Sans indication ethnique ou raciale, religieuse ou confessionnelle. Cette police gagnerait à partager les sourires que lui lancent les divers passagers qui au moins auront à surpasser le stress inexpliqué causé par l'épluchement méticuleux, la compulsion minutée des visas et du document de voyage. C'est un passeport et non un album de photos. Au retour c'est une autre affaire. Pourtant notre destination n'était pas Washington ou les Tours jumelles. On rentrait chez nous. On partait rejoindre notre cœur. Qui mieux que l'Algérien connaît la légitimité, l'exigence et la sûreté qu'offre qu'un contrôle rigoureux ? Qui mieux que lui accepte sans coup férir son passage dans les sas ou les cribles automatisés ? Le contrôle est avantageux pour tous. Il devient harassant à sa répétition dans chaque pas, de surcroît s'il se pratique par des injonctions d'humeur le tout sans un geste d'amabilité ou signe de bienvenue. Une fois à bord d'Air Algérie, une sérénité s'est installée telle une bise maternelle sur le front d'un enfant reconquis.

Beyrouth, la vie après la mort

Le visage de Tracy est toujours présent dans le film qui allait se dérouler une fois assis en faisant face à mon hublot. C'était notre guide. Une chrétienne qui manie un français châtié mais sans accent et un arabe totalement libanais. Elle s'est démêlée comme un ange gardien veillant à faire l'impossible pour nous faire découvrir un très beau pays, des endroits féeriques et des gens très sympa. J'appréhendais de trouver une ville détruite, sinon des vestiges d'une guerre qui s'est emboîtée dans les annales de la région. La ville est bruyante et lumineuse la nuit, animée et affairée la journée. La rue El Hamra, Champs-Élysées de Beyrouth, est devenue comme un safa et meroua (aller-retour) pour tout visiteur.

Dans certains endroits les stigmates de la guerre restent des preuves testimoniales qu'une tragédie est passée par là. L'impact des balles, des canons, des bombardements sont visibles et narrent à leur façon l'atrocité d'une guerre civile. Renseignements pris, ce sont leurs propriétaires qui refusent de vendre ces preuves à des sociétés immobilières florissantes. Le Liban est une terre de combat, de mort et de vie, de pleurs, de fête, de joies et de peines. Tracy nous lisait cette sentence poétique d'un grand poète Gébrane Tuéni « Non ! Ne pleure pas Beyrouth, sèche tes larmes ! Les masques sont tombés et avec les félons. Ton salut est proche malgré les affres du temps ».

Les grues, les minarets et les nefs

Ces trois hauteurs forment le firmament de Beyrouth. Ils prennent place dans un ciel disposé à être dans un partage totalement égalitaire. Les grues qui culminent à des attitudes vertigineuses tout Beyrouth indiquent bien la reconstruction continue et permanente de la cité. La coexistence du croissant, de la croix et d'autres symboles est un contrat social qui fait bon ménage pour ceux qui y adhérent. Pays de tolérance ; la religion multiconfessionnelle ne fait nul obstacle à un parfait vivre ensemble. J'ai fait mes prières dans la mosquée, j'ai visité silencieux les cathédrales, les églises, les chapelles, les monastères, les temples en ruines, les dieux romains, grecs et phéniciens. En aucun cas je me suis trouvé inquiété ou interpellé, bien au contraire à Dier el Qamar (le couvent de la lune), charmant village du XVIIe siècle, tout en pierres ; une invitation à prendre un café libanais nous fut offerte par une dame âgée de confession chrétienne. Malgré la réduction du logis, la fraternité et l'humanité étaient immenses. Je prenais ce café amer en ayant suspendu au-dessus de ma tête plein d'icones de saints, de vierges et d'apôtres. Ma conscience ne fut aucunement gênée. J'aurais voulu y accomplir ma prière du Asr, si ce n'était ce besoin d'ablutions pour lequel je me suis refusé de déranger la bonne dame.

Une histoire et des combats

Les quelques Libanais avec qui je discutais ne voyaient en moi que deux choses en tant qu'Algérien. Djamila Bouhired et un million et demi de martyrs. Ça réchauffe le cœur, ces identifiants d'outre-mer. Tracy à chaque étape du périple ne cesse de nous faire raccrocher à un pan de l'histoire. Celle-ci ne saurait être contée sans faire des renvois à des batailles, des luttes et de la résistance. Territoire géostratégique, le Liban a été de tout temps une terre qui attise les convoitises de tout conquérant. Beit Eddine, agglomération située à quelques encablures de Beyrouth, est une cité à forte majorité maronite. Elle constitue dit-on à ce jour la résidence d'été des présidents libanais. C'est dans ce Djebbel, que l'on raconte qu'un certain Fakhr Edine suivi peu après par Bachir s'est élevé en rébellion contre l'empire ottoman dans le XVIe siècle. Il a formé toute une armée. Le pouvoir d'Istanbul prédominant à l'époque et omniprésent ne laissera pas sans punir toute réfraction. Les hors-la-loi seront assassinés pour se régénérer plus tard. C'est dire que le Libanais, comme tout être naturellement constitué et épris de paix et de liberté est toujours hostile à tout envahisseur.

Saida et Tyr, des martyrs et un peu de doubara

Le sud du Liban. Sortir des grands boulevards de Beyrouth et emprunter une autoroute donne une certaine sensation que l'on se dirige vers un front. L'entité d'Israël n'est pas loin. La Palestine est toute proche. Du moins de nos rêves, de nos vœux et de nos aspirations toutes creuses. Les quelques barrages militaires appuyés par les forces de l'ONU (FINUL. Force intérimaire des Nations unies au Liban) nous font renforcer la conviction que le monde n'est pas fin prêt à finir ses guerres. Sidon la ville porte le nom, dit-on, du fils de Canaan, petit-fils de Noé. Une ville paisible avec un littoral immuable que seuls les pêcheurs semblent lui attribuer une vie en souffle. Des étendards que s'approprient des mouvements révolutionnaires toutes tendances confondues sont arborés aux frontons de ces maisonnettes précaires longeant la côte et se distinguant en camps de refugiés palestiniens.

Ville dont est originaire l'ex-Premier ministre Rafic El Hariri, Saida offre en une toile architecturale authentique Khan el Franj (Caravansérail des Français) qui englobe en outre un souk où se mêlent l'artisanat, la banane locale et le narguilé. Des portraits de gens barbus, d'autres non, de jeunes tous portés disparus ou tombés en martyrs lors des successives luttes contre l'entité sioniste jalonnent les ruelles de la ville.

Quant à la ville de Tyr, on acquiesce volontiers quand l'on dit qu'elle fut autrefois une île et qui vient de sortir de la poussière des siècles. Tyr est une légende qui se raconte en vrai. 6 siècles avant Jésus-Christ elle faisait parler d'elle. L'on sent quand on y marche les senteurs d'une très longue histoire. On y voit Nabuchodonosor roi de Babylone assiégeant la ville et l'occuper longtemps. On semble croiser au détour d'un pont en ruine Alexandre le Grand tentant de prendre en assaut la cité. Un creux gastrique m'obligeait à remplir mon estomac. Je cherchais du liquide, une bonne chorba fric ou succulente loubia. Vainement. Faim en poupe et gourmandise à mes trousses, je tombais sur un étal le sachant ne faire que la teboula ou felefel (fèves malaxées) quand mes yeux captent une grande casserole de pois chiches bouillis. D'une recette miracle avec ma complicité sur les ingrédients à mettre le restaurateur me servit une bonne doubara.

Le klaxon, un vacarme commercial

En principe à Beyrouth c'est un chant de sirène que l'on doit saisir au fur et à mesure que se saisissent nos âmes et nos sensations. El rawcha (la roche) un paysage sous les pieds offre à vue d'œil un trajet sans visa. C'est une roche creusée par l'eau. Abdelhalim Hafedh et Nadia Lotfi y ont fait une scène filmique inoubliable dans (Abi fawka echadjarra). Ce qui a fait dire à ma sensibilité de poète rattrapée que les jours sont pour la vie ce qu'est l'érosion pour la roche. Qu'il est inutile de chercher les jours perdus et qu'il fallait les vivre intensément. La rêverie ne peut plus persévérer à force des coups de klaxon répétés à profusion de surcroît à l'égard de la mine de touriste que dégageait notre accoutrement. L'on ne suffisait pas de partir à défaut de commande, on t'obligeait à exprimer clairement ton refus par un merci ou un hochement de tête négatif. Le klaxon des taxis à Beyrouth reste le cauchemar du visiteur.