Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Femmes algériennes, pardonnez notre génération !

par Sid Lakhdar Boumédiene *

Où est passée la belle chevelure des jeunes filles et femmes de notre jeunesse ? Que sont devenus mes anciens camarades avec qui nous avions rêvé leur émancipation ? Quel vent de folie et de mystique s'est abattu sur eux ? Au nom de ma génération, je demande pardon aux femmes algériennes pour les avoir laissées se faire emprisonner dans les ténèbres de l'humanité.

Elles étaient les plus belles et les plus souriantes au monde. Dans leur regard se projetaient nos espoirs les plus insensés. Pour notre génération, le futur ne pouvait qu'être merveilleux à leur côté. Ce pays était béni parmi tous les autres, autant par son soleil que par notre ambition à progresser, à nous éduquer et à aller de l'avant.

Rien ne nous était impossible car nous avions cette passion de la curiosité intellectuelle et de la liberté de penser. Tout s'ouvrait à nous dès lors que nous nous instruisions et que nous faisions barrière aux idées rétrogrades. Nous étions sincèrement convaincus que les sociétés machistes et incultes étaient celles d'un monde passé et que les jeunes filles algériennes commençaient déjà à s'en défaire. Il existait, du moins le croyions-nous, un lien direct entre l'élévation de l'esprit et la liberté des femmes dans une citoyenneté égalitaire.

Tout de notre comportement militait pour une parité épanouie. Nous ressentions que nos entourages, bien qu'ils nous rappelaient constamment à nos coutumes ancestrales, faisaient l'impossible pour nous voir prendre le chemin du savoir et de la liberté. Ils le redoutaient et s'en méfiaient mais, en même temps, ils étaient persuadés que c'était la seule voie possible pour sortir le pays de son retard économique, culturel et social.

Nous n'avions aucun doute sur notre lien indéracinable à cette terre. Ce furent seulement les frustrés et les aigris qui nous le contestaient. Hélas, notre juvénile bonheur ne nous avait pas permis de percevoir le retour de bâton qu'ils allaient nous asséner et le monstre qui allait conquérir les esprits pour reléguer, entre autres restrictions de libertés, la femme algérienne dans un gouffre moyenâgeux.

Sensiblement plus jeune que nous, Kamal Daoud confirme le désastre en affirmant « La grande misère sexuelle du monde arabe ». C'est qu'il s'est passé quelque chose auparavant, dès notre génération. Si la réalité historique fut complexe en Algérie, nos yeux d'enfants, puis d'adolescents, l'ont en tout cas perçue à leur manière. C'est ce vécu qu'il nous faut rappeler, dans sa naïveté tout autant que dans sa vérité profonde.

Une caste méprisante ?

Tout part de notre génération francophone, plutôt citadine et scolarisée. Riches ou pauvres, nous nous sentions puissants de notre instruction naissante en ces années soixante puis soixante-dix.

Nous traduisions aux anciennes générations les journaux, documents et films. Nous remplissions les cartes de police à la quasi-totalité des émigrés s'en retournant au pays. En quelque sorte nous étions ceux qui «savaient et maîtrisaient» la langue de tous les pouvoirs quotidiens, le français.

Mais nous ne nous sommes pas aperçus que nous avions une attitude qui, même si elle était inconsciente, touchait au vif ceux qui ne pouvaient ou n'osaient prendre la route de la liberté de conscience et d'opinion. Nous nous moquions de nos camarades de lycée qui étaient exclus de toute modernité (le pensions-nous prétentieusement). La plupart n'écoutaient jamais les musiques des jeunes de l'époque ni n'étaient au courant de la moindre actualité dans le monde.

Nous avions pourtant vu progressivement ces camarades prendre une distance avec nous, s'isoler et se refermer dans un mutisme annonciateur de drames futurs. Ces regards et ces silences gênés, je les interprète aujourd'hui comme une haine à notre égard et les graines d'une vengeance terrible à l'encontre des francophones et de leurs idées libertaires (au sens de nos détracteurs).

Nous fréquentions les filles, nous dansions, allions au cinéma et partagions une scolarité dans la plus grande des insouciances, avec la certitude d'une attitude vertueuse. Mais nous avions mésestimé la frustration et le rejet viscéral de ces regards sombres et accusateurs. Il y avait comme deux Algéries qui se faisaient face. Dans le même temps s'était installé un bouleversement que nous n'avions pas vu venir car notre jeune âge ne nous avait pas préparés à le comprendre, encore moins à le combattre.

L'importation massive du fantasme psychiatrique

Un jour, un grand monsieur, sec de visage et le regard sévère, prit le pouvoir et nous fit comprendre que nous nous étions égarés de notre culture. Nous ne comprenions pas exactement ce qu'il voulait insinuer car nous étions profondément certains de nos racines algériennes. Il n'y avait aucun doute sur l'amour de notre patrie et notre appartenance à ce pays qui est le nôtre. Nous en étions heureux et ne comprenions pas qu'on vienne nous tenir des discours menaçants sur notre prétendu éloignement de nos racines.

Et c'est alors que le drame commença. Le monsieur de la télévision voulait nous instruire de la langue de nos ancêtres, disait-il. Ce qui, au passage, avait du sembler assez curieux et insultant à l'égard de nos compatriotes berbérophones, je ne m'en rendrai compte que bien plus tard. Ainsi, des dizaines de milliers de professeurs venus d'Égypte et de plus loin déferlèrent dans notre pays. Une horde de professeurs dont on se demandait quel était réellement le niveau intellectuel, s'il en existait un. Le bureau d'engagement ne devait pas être très regardant.

Ces individus semblaient être envoûtés par la question existentielle des femmes au sein de la société. C'était leur obsession maladive, à chaque propos. Cous de poésie, la femme... Cours de littérature, la femme....Cours d'histoire, encore la femme...Cours de morale, bien entendu, toujours Il n'y a aucune allusion détestable dans ce propos sur « l'étranger ». Le fait est qu'ils sont allés chercher dans des pays qui étaient aux prises avec de véritables dictatures aux questionnements identitaires et culturels explosifs. Ce n'était vraiment pas le meilleur choix du moment. la femme. Ils nous affirmaient que tout cela était en conformité avec nos préceptes religieux et qu'ils allaient nous ramener sur le droit chemin. Nos parents et grands-parents, musulmans dans l'âme, n'ont pas du avoir la même interprétation des textes, vraiment pas. Ils n'étaient visiblement pas au courant d'un autre chemin de la foi, plus pure et plus conforme, selon nos nouveaux précepteurs moraux.

Nous écoutions, médusés et impatients de retourner aux autres cours car la libération venait toujours de la sonnerie. Aucun d'entre nous n'aurait pourtant eu l'idée de penser, aujourd'hui encore, que la langue arabe est responsable de l'esclavage des femmes et de la désintégration intellectuelle.

Nous avions compris dès le départ que cette noble langue (elles le sont toutes) des astronomes, des mathématiciens et des poètes arabes n'était nullement en cause mais qu'elle était aux prises avec des abrutis. Et en ce domaine, nous avions eu à faire aux champions mondiaux de la catégorie.

Le vers s'était définitivement installé dans le fruit et ne disparaîtra jamais plus. Ces grands intellectuels ont formé nos maîtres nationaux qui allaient prendre la place dans l'explosion de la catastrophe culturelle nationale. De génération en génération, cet objet du pêché qu'est la femme a hanté les esprits jusqu'au plus profond de la société algérienne.

L'éducation nationale avait ouvert la porte à une vaste armée de névrosés qui avait semé l'anathème sur un fantasme psychiatrique, les femmes. Il fallait la cacher, lui restreindre la parole et les sorties. Et plus on la maltraitait dans ses droits, plus ils avaient l'impression de se soulager, comme un espèce d'exorcisme, vade retro satanas. Tout était pêché en elle, les cheveux, les habits, les commentaires, les gestes et les fréquentations. La femme obsède, elle leur fait trembler la voix et leur gorge se noue à chaque fois qu'il est question d'elle. On ne la nomme pas, on la murmure d'un ton bas. Bref, l'Algérie avait plongé dans une gigantesque névrose psychanalytique qui a mené aux pires barbaries et à l'horreur innommable du code de la famille.

La dictature militaire, une double peine

Dans le même temps la dictature militaire s'était renforcée. Comment les femmes pouvaient -elles retrouver leur liberté ? C'est assurément impossible car lorsque la société subit une violation de ses droits, les femmes sont en première ligne pour en perdre davantage. Si nous avons toujours du mal à être des citoyens libres dans ce pays, les femmes sont tout simplement exclues de l'humanité par un code de la famille qui sera la tâche indélébile de ceux qui ont laissé s'installer cette monstruosité sans réagir.

Ce régime a été loin dans son cynisme en interdisant le débat politique libre aux citoyens, laissant des officines obscures s'en charger. La manipulation a été si profonde que la plupart des femmes en sont arrivées à prétendre que c'est leur choix. A-t-on déjà vu un être humain, conscient d'esprit, se revendiquer des principes de ceux qui le placent dans un statut d'esclavage ? Il y a là manifestement une plongée dans des ténèbres qui nous échappe mais qui a toujours fait le pouvoir de certains. La folie collective n'est jamais l'ennemie des affaires et de la mainmise sur les esprits, c'est même souvent le moment le plus propice pour les prêcheurs les plus zélés.

Tout ça pour ça ?

Si au moins cette pression moraliste et cette mise sous statut inférieur de la femme avaient apporté la vertu et la sérénité au peuple algérien, nous aurions convenu de son bienfait à défaut de lui accorder notre approbation. Mais c'est tout à fait le contraire qui s'est produit et le résultat est à la hauteur de la folie qui s'est emparée de ce pays, au détriment de la liberté et de l'égalité légitime des femmes.

Le vice, les crimes sexuels, la violence conjugale, l'inceste, la pédophilie et les attentats à la pudeur ainsi que bien d'autres belles choses sont aujourd'hui la marque d'une partie de la société algérienne qui n'a rien à envier au grand Satan qu'elle a voulu combattre. Certes, elle reste minoritaire mais combien visible et qui n'a plus de limites dans son inquiétante expansion.

Nous, on voulait tout simplement que les femmes soient libres. Notre quête était sincère même si notre capacité à la concrétiser ne fut pas à la hauteur. Ces visages sombres qui nous foudroyaient du regard dans la cour du lycée ont finalement eu leur vengeance, pour eux-mêmes et leurs enfants. Mais ils ont mené l'Algérie dans les abysses de la désolation, une victoire totalement suicidaire.

Que les femmes algériennes pardonnent donc notre génération, nous avons été trahis par le désir inassouvi et frustré de gens peu ouverts à la dimension intellectuelle pour le maîtriser autrement que par la violence de l'interdit.

* Enseignant