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Messali Hadj (1898-1974): De la naissance d'un leader nationaliste maghrébin (Suite et fin)

par El Hassar Bénali *

Ces cercles, ou Nadis, et les sociétés littéraires et artistiques, sportives et caritatives (kheiriya) ont figuré parmi les expériences qui ont accompagné des changements qualitatifs dans la société, voire par là aussi ses tendances modernistes. Une fois l'indépendance acquise, ces lieux de prise de parole ont cessé d'exister car n'entrant pas dans le jeu politique du parti unique qui a enfermé le pays dans des stéréotypes idéologiques.

Avec les zaouïas, le jeu du sacral était resté bien ancré dans la régularisation sociale. La fibre patriotique des membres du cercle des Jeunes-Algériens se manifestait dès sa création en 1904 par la présence de l'étoile et du croissant sur tous ses documents officiels (bulletins d'adhésion, entêtes... Avec les Jeunes-Algériens la résistance commença dès le début du XXe siècle à prendre un tour politique après qu'elle a cheminé par plusieurs étapes allant de la négociation au désir d'entente et de cohabitation, à la lutte armée dont le peuple a brandi l'étendard sous l'impulsion du mouvement nationaliste. Aussi, faut-il faire remarquer que, dans la logique coloniale, l'assimilation fut plus une manœuvre qu'une exception républicaine de la France dominatrice.

Que sait-on de l'œuvre inaugurée par l'élite nouvelle appelée Jeunes-Algériens en dehors du discours produit par les hommes politiques français dont le seul but était de maintenir la colonisation ? Phagocyté par ses marges et ses frontières, l'analyse du sujet permet aujourd'hui la relecture tardive de l'une des pages intéressantes de l'histoire contemporaine de l'Algérie. Ces membres, qui avaient les yeux tournés vers Ankara, ont contribué énormément à mettre en place des idées nouvelles de transition vers la modernité, synonyme surtout de progrès et de démocratie. Nous noterons que l'impact de la révolution kémaliste fut plus puissant qu'ailleurs et qu'à la mort du Ghazi Atatürk en 1938, une délégation conduite par deux notables, Stili Bendimerad et son cousin, s'était rendue à Ankara pour présenter à Ismet Pacha Inönü, compagnon d'armes de Mustapha Kemal, les condoléances au nom des habitants de la ville de Tlemcen. Pour les peuples musulmans sous domination la mort du Ghazi fut considérée comme une perte déplorable pour la cause de leur indépendance.

C'est le début du militantisme des idées, de la revendication des droits qui vont tracer la voie à l'expression et à l'émergence du portique du dire politique. Cette phase sera ainsi marquée par l'apparition des premiers éléments d'une société civile nouvelle qui, en s'appropriant l'espace, allait participer à la création de la première association, celles des Jeunes-Algériens ou «Fatyan-s-», regroupant l'élite. Son nom est «Nadi Chabiba al-wataniya al-djazaïriya» (cercle de la jeunesse nationaliste algérienne) où le sentiment national est ouvertement affiché en arabe, sentiment né de la résistance à l'oppression des colons. L'administration coloniale, très inquiète, sollicita des personnalités intellectuelles en contact avec la société arabe dont le professeur William Marçais, directeur de la medersa, pour tâter le pouls et comprendre par là les buts de cette jeunesse algérienne motivée. Elle y voyait, à travers ce cercle, le profil d'un parti en pleine gestation, «un parti pour la civilisation et le progrès composé d'anciens medersiens», note-t-il dans un rapport adressé au gouverneur général d'Algérie à la suite des évènements provoqués par la conscription qui, en dehors du refus de la conscription, fut un moment fort de solidarité avec les Marocains, contre la conquête coloniale de leur pays.

Le rôle des cercles ou Nadis

Les premiers animateurs de ce cercle furent notamment des instituteurs, Mohamed Bouayad, Larbi et son frère cadet Bénali Fekar, Mohamed Bekhchi, Ghaouti Bouali et d'autres personnalités de la société civile dont également Mohamed Bendeddouche, Mohamed Ben Yadi, Mohamed Benturquia? qui avaient déjà une participation active dans la vie de la cité. Le premier président de ce cercle était Mohamed Bouayad dont le jeune Hadji fut l'élève à l'école franco-arabe. Lui succéda en 1919 un autre instituteur, Mohamed Bekhchi. Le cercle a reçu la visite de nombreuses personnalités dont, en 1921, l'émir Khaled.

Les adhérents du cercle «Jeunesse littéraire musulmane», accueillirent pour leur part, le petit-fils de l'émir au chant de «Hayya bina nahyou l'watan» (Allons-en, pour que vive la patrie), une réplique à l'hymne national français. La mémoire culturelle conservait encore ces poèmes patriotiques dits «Wataniyat», chantés dans la zaouïas, les écoles libres et, enfin, dans cercles ou Nadis, ces viviers du patriotisme, phénomène dont on pouvait tirer les leçons au lieu de les fermer, à l'indépendance au gré du parti-pris unique opposé à la vision pluraliste. En raison de sa composante élitiste le cercle était appelé ironiquement le «Sénat». Il était composé d'honorables personnalités représentantes de la société traditionnelle de l'époque, soupçonnés par les colons d'être au contact avec les propagandistes de la mouvance panislamique. Cette période a vu l'émergence d'une élite motivée et parfaitement engagée sur des questions brûlantes concernant la modernité comme facteur d'émancipation, de progrès et d'évolution. Ce premier frémissement inaugural d'une quête de modernité à forte vitalité politique, sera accompagné de nombreuses initiatives en vue de la relance de l'art et de la culture. Contrairement aux traditionalistes, le souci de ces Jeunes de l'élite incarnant la nouvelle Algérie, était le présent et l'avenir. L'effort tendant à renforcer l'identité sera motivé par le souci de ressusciter certaines traditions. Sur le plan religieux, les écoles libres donnaient libre cours à des séances réservées à la lecture des «louanges libératoires (Mounfaridja) ou, à l'invocation du nom de Dieu, les commentaires de Sahih al-Boukhari, selon une vieille tradition, pendant les mois de ramadhan.

A cet effort de relance, donnera l'exemple le maître de la chaire d'arabe, le grammairien à la medersa officielle, Ghaouti Bouali, un artisan de la Nahda à Tlemcen, auteur de «Kachf al-kinaa aan alat samaâ», une étude consacrée à la musique arabe et andalouse et qui, en 1915, fonde la première troupe théâtrale à Tlemcen. A Oran où il était en poste en tant qu'instituteur, Larbi Fekar crée le premier journal Jeune Algérien, «al-Misbah», en 1904, un hebdomadaire bilingue luttant au sabre contre les colons. Sa ligne éditoriale lui vaudra, une année après seulement, sa dissolution. Un mois avant sa fermeture, il provoquait en duel, annoncé en manchette, dans son journal, un colon pamphlétaire qui avait osé l'injurier à cause de son origine arabe. Si Mohamed Fekar, père de Larbi et Bénali Fekar, un faqih, avait une situation sociale respectable qui reposait sur sa grande réputation de science et de connaissances, surtout dans le domaine de la jurisprudence musulmane.

Au plan politique c'est l'engagement de personnalités en vue telles Bénali Fekar sur les sujets liés à l'assimilation, la conscription, l'instruction. Si M'hamed ben Rahal Nédromi, délégué financier qui fut le premier à remplir un rôle politique, Taleb Abdeslam, avocat et auteur d'un opus intitulé «Les ambitions algériennes et la question d'un parlement algérien», publié en 1919 proposant un système de self-gouvernance avec la participation à la fois des Algériens et des colons...étaient des figures de proue de ce mouvement d'engagement. Bénali Fekar et Taleb Abdeslam sont, en 1911, à Paris, fondateurs de la première alliance franco-algérienne avec d'autres membres, parmi eux également l'avocat Mohamed Bouderba de Constantine, le romancier français Pierre Loti, le peintre Etienne Nasreddine Dinet?A Constantinople où il s'est exilé avec son père, le professeur à la medersa franco-arabe Mohamed Méziane crée, dans cette ville, le comité d'accueil des Algériens émigrés et participe, en 1917, au congrès des peuples sous domination coloniale tenu à Berlin. Ce protagoniste algérien sera signataire, avec le Tunisien Bach Hamba et Ahmed Biraz al-Djazaïri, de la pétition adressée au président Wilson des Etats-Unis et aux membres du congrès de Versailles, réunis le 18 janvier 1919 à Paris avec la participation de trente-deux pays dont les Etats Unis, la Grande-Bretagne et la France, pour ratifier la paix, après la Première Guerre mondiale, et dans laquelle il était question d'autodétermination des peuples algériens et tunisiens, deux pays entrés très tôt dans l'histoire moderne du Maghreb.

Dès la fin du XIXe siècle, l'effervescence politique, culturelle et religieuse est à son paroxysme. Elle est au rendez-vous prôné par l'élite du mouvement des Jeunes-Algériens créé dans le sillage des «Jeunes-Egyptiens» et des «Jeunes-Tunisiens», mouvement influencé par la Jeune Turquie qui signait le début de l'ère des réformes. Le mouvement des Jeunes-Algériens fut dynamisé avec le retour des nombreux exilés de la «hidjra». Leur discours favorable au progrès et à l'évolution dans tous les domaines, y compris celui de la femme, eut, certes, un impact très fort sur la population. En ce début de siècle, à côté des conservateurs et leur retranchement enfin, les modernistes et leur engagement en faveur du progrès par l'instruction, le courant réformiste inaugurait également dans cette ville un nouveau moment religieux. C'est une page nouvelle qui s'écrit avec des personnalités très en vue, telles cheikh Abdelkrim Médjaoui, Ghaouti Bouali, Mohamed Bouayad, Cadi Choaib Aboubekr, Larbi et son frère Bénali Fekar, cheikh Mohamed Bouaroug al-Azhari, Abdelkader Médjaoui, Abdelaziz Zenagui, cheikh Mohamed Yellès Chaouche? parmi les membres fondateurs de la Nahda à Tlemcen. D'une manière générale l'instant des Jeunes-Algériens est confiné encore dans un angle mort de l'histoire moderne de l'Algérie.

Leur pensée religieuse réformatrice contestant l'image d'un Islam rétrograde en faveur d'un Islam de civilisation dégagé de toutes les scories, eut audience non seulement en Algérie, mais aussi dans le Maghreb, au Maroc et en Tunisie, notamment. Cheikh Abdelkrim Médjaoui s'affirma par ses idées réformatrices dont l'impact dans le milieu de la jeune élite marocaine de Fès, en tant que professeur à la medersa d'al-Qaraouyine, fut très important. De Tlemcen, où il occupa pendant près de vingt années le poste de «Cadi djamaa» ou cadi de la communauté, à Tanger puis enfin à Fès où il fut nommé cadi puis professeur dans la prestigieuse medersa de la ville des Idrissides, il forma une pléiade de savants acquis aux idées réformistes : Mohamed Bensouda, Mohamed Guenoun, Ahmed Alaoui, Djaafar Kettani?Il eut également pour disciple son fils Abdelkader Medjaoui (1848-1913) dont l'enseignement à Constantine profita aux membres de la première élite réformiste dont Hamdane Ounissi, Mohamed Bachtarzi, Mohamed Mouhoub, cheikh Zekri, Abdelhamid Ben Badis? Fondateur du journal «Al Maghrib», il est également l'auteur d'un livre intitulé «Irchad âliba», publié au Caire et destiné à l'élite et dans lequel il met en valeur ses qualités de pédagogue en faveur d'un enseignement moderne orienté vers un humanisme musulman purifié et pacifié.

L'énergie combattive de l'élite

Dans son livre «Des lieux de mémoire?» Jacques Berque évoque dans son livre «L'intérieur du Maghreb», le souvenir de cet homme: «Le juriste Mohamed Abdelkrim al-Médjawi est né à Tlemcen en 1793-94. Il était pleinement adulte au moment de la chute d'Alger qui le trouva probablement cadi à Tlemcen?A al-Qarawîyîn où il enseigna après un séjour à Tanger en tant que cadi il eut pour élève le grand a?alim Ja'afar el-Kettani?Il mourut en 1849-50. Mais son fils, lui, revient à Constantine puis à Alger où il finira pacifiquement professeur à la medersa de Sidi Abd al-Rahmâm al-Tha'alibi». A propos d'Abdelkader al-Midjaoui, le professeur Mostéfa Lacheraf écrit, pour sa part, dans son livre «Des noms et des lieux» : « (Il) mena une vie militante et professorale digne d'intérêt, parfois mouvementée et toujours exemplaire, du double point de vue de la science et de la politique de l'identité nationale».

A Tlemcen, la jeunesse de Messali Hadj s'est mêlée à d'autres icônes de la pensée réformiste, voir l'azharien cheikh Mohamed Bouaroug et cadi Choaïb Aboubekr, tous les deux fondateurs d'écoles libres, la première installée à la vieille mosquée de Sidi al-Djabbar et l'autre, appelée mosquée du cadi, léguée habous par le savant la destinant à l'enseignement du Coran et à la prière. Cadi Choaïb, un maître d'école, membre du Madjlis al-Ilmi de Tlemcen accueillit en 1919, cheikh Abdelhamid Ben Badis, futur président de l'association des Ulémas algériens, à qui il décerna licence (Taqrîd) reconnaissant dans un texte en prose rimée, selon la tradition, son autorité religieuse en matière de l'enseignement du «fiqh». La création de l'association des Ulémas algériens sur la lancée de la Nahda (Renaissance), suscita à Tlemcen, la réplique des savants conservateurs, de culture religieuse spécifique à l'aune des courants andalou-maghrébins de la pensée soufie des grands maîtres Abou Madyan Choaîb, Mahieddine ibn Arabi, Abdeslam ibn Machich? les «Ahl Sounna oua-l-djamaa» (Gens de la sounna et de la Communauté) qui s'opposèrent «au monopole des Oulémas de l'A.O.A sur la religion» justifiaient-ils leur position. A partir des années 30, s'affrontèrent les partisans de l'Islam réformateur et les zaouïas conservatrices de la mémoire religieuse dans un paysage religieux très ancré dans le Maghreb et qui mérite encore une lecture plus approfondie.

Le jeune Hadji, avec une foi nationaliste inébranlable, affronta les moments difficiles. Sa culture politique émanait du milieu réel dans lequel il a vécu et dont ne s'est jamais détaché, ce qui explique ses attaches profondes avec le terroir algérien façonné par l'histoire, la culture et les résistances. C'est au cours de son exil à Genève qu'il rencontre Chakib Arslan (1869-1946) auprès de qui il a entamé sa cure d'engagement nationaliste arabe. La zaouïa, les Nadis ou cercles, la hidjra, la guerre du Rif font partie du cheminement politique de Messali Hadj devenu suite à la création de l'Etoile nord-africaine (E.N.A) en 1926, une grande figure du maghrébinisme contemporain. En évoluant politiquement en France dans les milieux des travailleurs émigrés, Messali Hadj n'est pas resté dans le conformisme politique Jeune-Algérien. A rebours des idées qu'il a reçues, le fondateur du Parti du Peuple algérien (P.P.A) en 1937 et de l'Organisation secrète (O.S) imposera son autre regard sur la colonisation en accordant la suprématie de la cause nationale pour la liberté. Le père de l'indépendance de l'Algérie dérangeant encore, jusqu'à aujourd'hui, a ainsi payé cher sa résistance, et cela au prix de résidences surveillées, des incarcérations à la Santé de Paris, Serkadji, el-Harrach, Lambèze, prison militaire d'Alger, de condamnation à seize ans de travaux forcés avec confiscation des ses biens, de déportation au bagne de Bakouma au Congo Brazzaville, Ain Salah, d'internements à Belle-Île sur Mer?Il restera cet éternel exilé. Au-delà de ses sacrifices et de son rôle en faveur de l'indépendance, son parti, le PPA, aura historiquement à son avantage la conception du drapeau avec ses cocardes symboliques le croissant et l'étoile, le vert de l'identité et le blanc de l'unité.

Messali, figure marquante de l'histoire de l'indépendance en Algérie fait partie des monuments qu'on abat souvent dans leurs propres pays. Ce pionnier élevé par le peuple au rang de zaïm a fini sa vie à l'abri de la gloire. Son destin sera celui d'un éternel exilé. Pour ses funérailles son corps sera rapatrié trois jours après sa mort, le 3 juin 1974, à Gouvieux dans l'Oise, près de Paris, accompagné d'un passeport réservé aux apatrides. Une manière de tuer le père du nationalisme algérien et maghrébin. C'est ainsi, il paiera cher son différend avec le FLN pour la direction de la lutte armée durant la révolution. Sa dépouille fut, au-delà de l'ingratitude officielle, suivie par une foule dense venue de partout de toutes les régions du pays dont ses anciens avocats, des militants nationalistes tunisiens et marocains?Les éloges funèbres prononcées évoqueront son patriotisme sans failles au prix de sacrifices pour le pays et son soutien, jusqu'à la fin de sa vie, à la cause aussi des indépendances des pays sous domination, dont la Palestine.

Aucune mise en scène ne pourra cependant reproduire les funérailles si grandioses réservées à ce grand soldat de l'indépendance de l'Algérie, parmi les plus engagés de sa génération, mort en exil et enterré au carré familial des ?'Messali', au cimetière de Cheikh Sanoussi à Tlemcen.

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