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Les jeux d'échecs du Moyen-Orient

par Kamal Guerroua

Peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), les relations internationales qui reposaient déjà sur des équilibres fragiles se sont vu projeter dans un autre type de conflit, très complexe celui-là : la guerre froide. Résolument engagés dans cette lutte idéologique sans merci, les deux blocs de l'Est et de l'Ouest ont couru à qui mieux mieux pour se partager la planète en zones d'influence stratégiques.

Le premier clash fut sans aucun doute la crise coréenne, puis celle des missiles cubains et d'autres encore comme celle du canal du Suez en 1956, mais la plus symbolique reste la chute, en Iran, de Mohammed Mossadegh en 1953. Renversé au cours de l'opération «Ajax», menée conjointement par les U.S.A et l'Angleterre, ce dernier a eu la primeur, sinon le baptême du feu de cette longue saga de résistances contre l'Occident impérialiste. Élu à la majorité en 1951, ce courageux Premier ministre aurait, pour rappel, décidé de nationaliser l'Anglo-Iranien «Oil Company», la seule entreprise pétrolière en activité en Iran. Une nationalisation qui a pris de court la machine coloniale et ouvert les yeux à tous les leaders du Tiers-Monde d'alors dans le contexte très particulier des mouvements nationaux et de la décolonisation. Hélas! Le coup d'Etat survenu juste au lendemain de cet affront subi par les britanniques aurait réhabilité le Shah, en lui accordant le pouvoir absolu. Ce qui a initié une parenthèse de presque 25 ans de brimades, de tortures et de répressions à l'encontre de tous les opposants démocratiques. Mais au bout de laquelle, ce dernier aurait, à son tour, été déchu par les Ayatollahs, les meneurs de la célèbre révolution islamique de 1979.

En effet, les Américains ont dressé les uns contre les autres des belligérants selon leurs besoins de la circonstance, rendant illusoires toutes les chances de paix dans la région. Leur position vis-à-vis de ce qui s'était passé en Iran est emblématique d'ambiguïté. Le Shah Mohammed Reza Pahlavi, bien que adoubé par ces chancelleries occidentales, n'était pas vraiment dupe pour avaliser toutes leurs injonctions. Il savait déjà à l'époque, ce qui est rare à plus d'un titre, que l'islamisme aurait été fabriqué in vitro dans les labos de la CIA et que l'ex-dictateur Saddam étant trop manipulé au nom de cet arabisme-là afin de neutraliser à la fois la puissance persane qu'il représente et les islamistes mais laissait curieusement faire, question de préserver peut-être son pouvoir. En revanche, Saddam, lui, ne fut qu'un aventurier, certes audacieux, mais facilement manœuvrable et à la limite de la folie dans une grande pièce de jeux d'échecs concoctée par les faucons du Pentagone! Le drame dans tout cela est que plus personne ne fait confiance à l'autre dans tout le Moyen Orient. Le scepticisme et la jalousie entre Etats y étant promis à de beaux jours. N'empêche que le coup d'accélérateur ou le feu vert implicite donné par l'Oncle Sam pour «déboulonner» le Shah est révélateur de la décision irrévocable des Américains d'en finir une fois pour toutes avec les nationalismes des deux bords, à savoir le nationalisme arabo-baâssiste irako-syrien et le nationalisme laïc iranien (le différend sur le tracé des frontières à Chatt-el-Arab ne fut qu'un prétexte pour déclencher la guerre irano-irakienne (1980-1988), comme le lac de Tibériade et le plateau du Golan (riche en eau) le furent d'ailleurs entre Israël et la Syrie). D'autant que, si ce fameux «problème de l'eau» dans cette région sensible, que bien plus tard l'ex-S.G des Nations Unies Boutros Boutros Ghali (1922-2016) aurait qualifié de «capital» fut la trame à des desseins géostratégiques inavoués, il n'en demeure pas moins secondaire par rapport au mobile des différents casus belli (la crise palestinienne, l'enjeu énergétique du pétrole, la présence de bases militaires américaines dans divers pays voisins comme le Qatar, l'Arabie Saoudite, la Turquie, etc., le poids démesurément envahissant pris par l'Iran, une puissance perçue comme rivale par presque tout le Monde Arabe). Bref, le déroulement des événements au cours des années 1970-1980 nous force à l'interrogation suivante, la même au demeurant : Pourquoi les Américains ont-ils troqué si vite la veste du nationalisme arabe contre l'islamisme, du moment que les représentants du premier courant les ont tant servi aussi et probablement bien davantage que tous les autres (les islamistes en particulier)? En vérité, aucune logique sauf celle de la manipulation, la suprématie, le fric et le pétrole. Les occidentaux s'en foutent royalement de ce que subissent les peuples tant que leurs intérêts sont sauvegardés. C'est clair comme l'eau de roche : ils assouvissent leurs besoins, sèment la division, provoquent le chaos et partent. Dans le roman «Doña Barbara», l'écrivain vénézuélien Romulo Gallegos (1884-1969) dépeint justement chez l'un de ses personnages, en l'occurrence «Santos Luzardo», ce penchant outrancier pour l'idéal de la civilisation face à la barbarie, c'est-à-dire, donner à la loi toute sa force et sa valeur face à la violence et à la cruauté des caciques de la plaine ligués autour de leur patronne «Doña Barbara». Dans le monde actuel, cette «Doña Barbara» n'est autre que l'hyperpuissance américaine et ces caciques-là ne peuvent être que ces chancelleries occidentales qui se relaient dans «la chaîne impérialiste» pour asservir les peuples et les traîner, menottés derrière eux, après avoir sucé leurs os, leur honneur et leurs richesses. Récemment même, le célèbre écrivain turc Orhan Pamuk déclare sans ambages ceci dans le journal local Hürriyat : «les Européens nous regardent comme ils regardent l'Arabie Saoudite d'autrefois. Si les Turcs font ce que nous voulons, peu importent ce qu'ils font chez eux». Cette dérive (la plus préférée, pour le moins, de la diplomatie occidentale) qui paraît, à première vue, calamiteuse pour les seuls Arabes ou les Musulmans l'est tout autant aussi et, peut-être, davantage pour les occidentaux dans la mesure où ses conséquences se retournent parfois contre ces derniers eux-mêmes (l'islamisme, Ben Laden, Daesh, etc.,).       En effet, l'intention de la diplomatie de ces derniers de ne pas se laisser trop entraîner dans des causes perdues et jugées mineures de ces pays-là (le cas de la Syrie ou de la Libye par exemple avant l'avènement des révolutions du «Printemps Arabe») n'a d'égale que son entêtement à y pousser la situation autoritaire au pourrissement. Sa stratégie, somme toute banale, est d'y attendre que des guérillas internes éclatent, si ce n'est pas les attiser, afin de se prononcer (chantage vis-à-vis de leurs protégés). Puis, s'immiscer, en cas de conflit majeur, en tant que tierce force, à peine visible sur le terrain, avant que celle-ci ne se transforme en un facteur qui affaiblit les deux camps hostiles.

Le grand gagnant : c'est eux. Autant dire, les occidentaux ne sont, paraît-il, là que comme «des pompiers pyromanes» ou, le comble, les fameux flics des films hollywoodiens qui arrivent toujours sur le tard aux lieux du crime! On remarque même qu'ils ont encouragé, financé, acclamé et soutenu au Moyen Orient et durant de longues décennies des purges internes contre les vrais opposants à ces régimes corrompus et anti-démocratiques et virer leur cuti par la suite, étonnant!

Des pratiques avérées déjà au Chili de Pinochet et en Argentine. Purges qu'ils ont pourtant dénoncées chez le régime communiste de Staline, Mao Tsé Tong ou même le nazi Hitler, lequel, pour rappel, s'est débarrassé en 1934 en seulement quelques jours «La Nuit des Longs Couteaux» des membres de S.A (section d'assaut) au profit des CSS, ses propres escadrons de protection.

En gros, que ce soit Obama, Poutine, Hollande, Merkel, Erdogan, ou même Al-Assad malgré lui, tous ne font que ficeler à l'heure qu'il est «le doublage» d'un film tourné il y a maintenant presque un siècle sur le dos des Arabes, reprenant point par point les chemins de traverse de leurs lointains prédécesseurs! L'histoire se répète indéfiniment semble-t-il. La lecture de l'évolution historique du Moyen-Orient contemporain montre de façon claire comment les occidentaux trouvent de la facilité à manipuler les Arabes. Ils ont fait toujours usage d'entourloupettes pour venir à bout, à moindre frais, de leur union.Voulant maintenir leur alliance avec les Russes contre la puissance allemande et les Ottomans en 1916, les Français et les Anglais ont renoncé à la conquête de Constantinople, la capitale de l'Empire Ottoman «l'homme malade de l'Europe». Et pourtant, Churchil (1874-1965) aurait lancé entre 1915,1916 «l'opération de Dardanelles», laquelle fut d'ailleurs un cuisant échec pour les Britanniques, dans le but de récupérer les territoires de l'empire turc en décadence.

Intelligent et perspicace, Churchil savait que la Russie a pour point de fixation Constantinople, comme extension géostratégique à son influence et ses visées continentales (il y a, à vrai dire, eu presque 13 guerres russo-turques en trois siècles). Et à ce titre, cette conquête lui fera perdre automatiquement le concours russe contre les Allemands, alliés stratégiques des Turcs. Les Français, quant à eux, plus pragmatiques, hésitent à attaquer l'Etat Ottoman pour trois raisons principales : d'abord, parce qu'ils bénéficient du «système de capitulations», un ensemble d'avantages juridiques pour l'exploitation et les investissements dans tout l'empire que le Britanniques n'en ont pas.

Ensuite, plus assimilationnistes et universalistes que les Anglais (différentialistes sur le plan de la culture et de l'identité), ils ont toujours tâché à concrétiser le projet du «Grand Levant» comme suite civilisationnelle et coloniale de la francophonie, en se basant sur les minorités chrétiennes du Liban, la Syrie. Et, enfin, ils ont pensé sérieusement à la difficulté logistique et humaine de coloniser et de contrôler beaucoup d'espaces. Ainsi l'idée de «la révolte arabe» a-t-elle germée dans les consciences. Une révolte qui aurait été conçue comme une suite logique des guerres balkaniques (1912-1913) contre les Ottomans. Et c'est dans cette perspective que le Shérif Al-Hussein (1856-1931), le roi de la Mecque et le haut commissaire en Égypte Henry McMahon (1862-1949) ont entamé les négociations pour le fameux traité de Sykes-Picot à l'origine du désastre actuel. Sans doute, les alliances croisées pendant la première guerre mondiale ont été l'élément déclenchant de ces accords-là.