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La peine de mort ou la mort de la peine

par Mohamed Mazouzi *

«Dans les Etats modérés, l'amour de la patrie, la honte, la crainte du blâme sont des motifs réprimants qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d'une mauvaise action sera d'en être convaincu.

Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément et n'auront pas besoin de tant de force.

Dans ces Etats, un bon législateur s'attachera moins à punir les crimes, qu'à les prévenir.

Il s'appliquera plus à donner des mœurs qu'à infliger des supplices.»

Montesquieu «De l'Esprit des Lois»

Je considère que discourir sur la légitimité de la peine de mort appréhendée uniquement sous le prisme de la Peine/Rétribution selon une vision Kantienne irréductible (1) ne fera qu'alimenter un faux débat si nos efforts se réduisent à mettre uniquement en place des opérations de lynchage ponctuel et de show juridico-médiatique sans prospecter les autres moyens qui consistent à disséquer le phénomène criminel dans toute sa complexité. De toutes les manières il y aura toujours sur une rive les fervents zélateurs de l'éradication, prompts à abattre le criminel, ce microbe social à l'égard duquel l'unique traitement demeure une exérèse salutaire qui servira l'ensemble du corps social et sur l'autre rive les abolitionnistes, détracteurs d'une méthode jugée aussi barbare que le forfait lui-même.

Car, en fin de compte, quelle que soit la nature du châtiment, aussi impitoyable soit-il, ou aussi charitable et humain, rien ne pourra ressusciter ou se substituer à ces êtres chers que ce destin funeste fauche et dérobe de la manière la plus insoutenable.

Je suis plus intransigeant que ceux qui prônent la peine de mort, j'aurais voulu que le temps s'arrête, que je fasse un saut dans le passé, que je remonte le temps afin de scruter les cieux et anticiper ces coups meurtriers, lâches et invisibles qui dévalent de l'obscurité et de l'inconnu ; j'aurais fait en sorte que le crime ne survienne jamais, me balader dans le temps, utiliser cette préscience d'Al-Khidr (mentor de Moïse), et ainsi me délecter à zigouiller tous ces meurtriers avant qu'ils ne passent à l'acte. J'aurai voulu jouer au remake du film «Minority Report» et neutraliser le criminel avant que lui-même ne songe à commettre son crime.

Vaine utopie et vœux absurdes ! Des sociétés pareilles ne peuvent exister. Notre cher sociologue Durkheim chômera dans un monde aussi prévisible et formaté à volonté. Une société sans crime est tout simplement inconcevable et anormale.

Le véritable enjeu c'est de s'ingénier à rendre la sanction et la peine profitables et utiles pour l'ensemble de la société, en tout temps et en tout lieu, une sanction qui à la fois punira le délinquant, réparera le tort porté à notre conscience collective outragée, vengera le mal causé aux victimes, apaisera le chagrin des familles, empêchera ces mêmes monstruosités d'endeuiller d'autres familles, et par la même occasion amendera le délinquant pour en faire un citoyen vertueux sinon peu enclin à récidiver.

Puisque désormais le crime est unanimement considéré comme un phénomène normal et constitutif de toute société saine. Dans la mesure où sa définition même demeure étroitement liée à son pouvoir d'«offenser les états forts et définis de la conscience collective» (2) laquelle se hâtera à son tour de réclamer impérieusement des réparations immédiates par le biais d'un châtiment, on ne peut dès lors empêcher que cette même «conscience collective offensée» ne vienne revendiquer à tout moment le droit de mettre en œuvre les mesures qu'elle juge appropriées afin de juguler ce mal ontologiquement inévitable. Ainsi, la peine de mort fait donc partie de ces ripostes, de ces postulats, de ces alternatives, de ces échappatoires ultimes et fort regrettables, et notamment lorsque le crime déborde de sa «normalité» tolérable et gérable pour devenir malsain et «pathologique» selon les critères d'une société algérienne qui dans sa mue chaotique se réveille chaque jour malmenée par des faits inédits et étrangers à ses pseudos-traditions qui se trouvent menacées par un mode de subsistance de type nouveau, universel, pour lequel nous avons opté sans discernement et qui implique forcément en retour une anomie manifeste, certainement inattendue mais totalement prévisible et inéluctable. (Criminalité, Divorce, Toxicomanie, suicide, avortement, violences en milieu scolaire, prostitution, rackets, kidnapping, harcèlements sexuels, Harragas, Hécatombes dus aux accidents de la route?)

La société algérienne a insidieusement subi des bouleversements assez significatifs qui ne manqueront pas de charrier immanquablement toutes sortes de phénomènes qui nous paraissent aujourd'hui insolites, pathologiques, voire «sacrilèges» selon les codes sacrés d'une société traditionnelle qui découvre impuissante et éberluée ses valeurs ancestrales brutalement bafouées.

Alors que d'un point de vue sociologique, nous ne faisons que vivre allégrement des expériences tout à fait ordinaires car communes à d'autres sociétés, et subir les mêmes scénarios auxquels, à un certain moment de leur histoire, toutes les autres sociétés ont été confrontées

Les choix que nous jugeons légitimes dictés implacablement par l'émotion instantanée sont-ils toujours et absolument efficaces ou faut-il sereinement envisager d'autres mesures mieux conçues, globales et pérennes ?

Toutes les études tendent à démontrer que la peine de mort ne possède aucun effet dissuasif probant pour qu'elle puisse constituer la panacée juridique.

La peine de mort a été abolie au Canada depuis 1976, et aussi bizarre et inattendu, le nombre d'assassinats a diminué avec un taux d'homicide qui demeure plus d'un tiers inférieur à ce qu'il était en 1976. Aux États-Unis, en revanche, le taux d'homicide est plus élevé dans les États qui pratiquent l'exécution capitale que dans ceux qui y ont renoncé. Suite à des études comparatives sur les taux d'homicides à Hong Kong, où la peine de mort est abolie, et à Singapour, qui compte à peu près le même nombre d'habitants et où la peine de mort est toujours en vigueur, Il en ressort que la peine de mort n'a guère eu d'impact sur le taux de criminalité.

Bien évidemment, rien n'est irréversible, et c'est toujours cette même «conscience collective outragée» qui détermine la nature de la peine.

Une dizaine d'années après que le Canada paraissait avoir définitivement tourné le dos à la peine capitale, en 1987, la question de rétablir la peine de mort sera votée dans la Chambre des communes, les résultats( 148 voix contre 127 de ne pas relégaliser la peine capitale ) démontrent que le débat entourant la peine de mort au Canada est loin d'être clos et dénote une certaine ambivalence du gouvernement dans ce dossier qui divise encore l'opinion publique dont une partie assez importante n'a jamais cessé de croire aux vertus de ce châtiment suprême. (63 % des Canadiens -58 % des Québécois- se disent en faveur de la peine de mort)

Dans l'état actuel des choses, en Algérie, Il serait toutefois totalement malhonnête et irresponsable de répondre aux sollicitations pressantes d'un affect exacerbé sans prendre le soin d'étudier les mécanismes étiologiques complexes qui déterminent le phénomène criminel dans toute sa complexité Cette colère et vindicte populaire surchauffées par une hypermédiatisation des réseaux sociaux et autres mass-médias en mal de scoop, risque de se limiter à un simple désir de lynchage qui fera dans l'immédiat office d'un neuroleptique, succédané à effet symptomatique éphémère qui réparera sans doute ponctuellement cette «offense ignoble porté à notre conscience collective». Mais dans ces conditions nous ne pourrons jamais tirer les enseignements nécessaires, à commencer par prendre conscience que nous récoltons toujours les criminels que nous méritons. Se venger de manière sommaire et expéditive, c'est se refuser cette opportunité à une introspection fondatrice d'un ordre nouveau.

Une introspection qui commencera par pointer du doigt nos responsabilités respectives ainsi que nos défaillances.

Il serait aussi contre-productif, dans la lutte contre le crime et de toutes les autres formes de déviance, de prôner une politique pénale exclusivement «rétributive» et dont l'effet dissuasif restera à démontrer lorsqu'il n'est pas souvent quasi nul.

Le système pénal a été depuis plus de trois siècles fécondé par une pensée pénologique profuse, controversée mais surtout assez enrichissante car ouverte à tous les compromis et négociations possibles afin de répondre à toutes les sollicitations. C'est au moyen de cette synthèse élaborée et tirée des enseignements des écoles pénales diverses que la justice pénale moderne essaye de traiter et circonscrire le phénomène criminel.

Le crime est multiple, imprévisible, multiforme, volubile, dynamique ; une entité vivante et qui se régénère à l'infini. En appliquant la peine de mort, vous exécuterez certainement le criminel, toujours un seul criminel à la fois et ponctuellement mais sans pour autant mettre fin au crime en tant que fait social, humain et immémorial.

Nous devons en permanence combiner, échafauder des stratagèmes, antédelictum et à la mesure de nos aberrations sociales.

Tout le monde a pu se souvenir de la quiétude et la situation sécuritaire qui prévalait à l'époque du président Boumediene. Cette quiétude n'était pas forcément due au caractère répressif de l'Etat mais à la crainte que suscitait dans notre conscience collective le pouvoir répressif de l'Etat, une force coercitive et dissuasive omniprésente qui monopolise les espaces et les consciences. Le célèbre philosophe et criminaliste Cesare Beccaria avait évoqué cette notion de l'utilité et de l'efficacité de la promptitude du châtiment nous dévoilant par là que c'est dans l'esprit humain qu'il faut injecter des injonctions subliminales : «moins il s'écoule de temps entre l' action et le supplice qu'elle a mérité, plus s'unissent dans l'esprit, d'une manière ineffaçable, ces deux idées : crime et châtiment, de sorte qu' il considère insensiblement la punition comme un effet certain et inséparable de sa cause. Il est démontré que l'union des idées est le ciment qui lie tout l'édifice de l'entendement humain.»(3)

Nous devons utiliser notre colère et notre intelligence non pas pour réagir et punir de manière théâtrale le crime une fois perpétré mais davantage pour empêcher sa reproduction et sa propagation de manière exponentielle.

Si toute la panoplie de nos châtiments ne servira en fin de compte qu'à rendre pour un moment les corps dociles, l'échec est déjà au seuil de nos institutions et le crime sera toujours prospère.

La société, dans toutes ses composantes (Familiale, religieuse, juridique, politique, répressive) doit en permanence jauger minutieusement les effets de sa politique pénale afin de parer au moment opportun à tout dysfonctionnement néfaste pour le corps social ; chose qui nous incite d'ailleurs, à l'instar de tous les autres pays, à revisiter cette problématique séculaire qui est à la source de toutes nos lois : Quel sens et quelle forme donner à la peine ?

Même si notre égo ou notre abyssale et complaisante ignorance nous fait penser le contraire, la réalité nous indique hélas que nous sommes très loin de nous acquitter convenablement et de la manière la plus rationnelle et objective de toutes les taches qui nous incombent : La prise en charge de notre jeunesse. L'éducation de nos enfants. L'exercice intégral de notre citoyenneté. La préservation de notre concitoyenneté. La consolidation et l'affranchissement du système judiciaire. L'édification d'un système scolaire mis à l'abri de ces pratiques moyenâgeuses qu'il nous a été donné de voir, spectacle affligeant où comme toujours ni le progrès, ni la science, ni le futur ne semblent préoccuper nos apprentis sorciers en lice. La mise en pratique de notre religiosité dans un monde multiple qui impose une coexistence d'idées et de valeurs diverses sous les auspices d'une intelligence commune, pacifique et fédératrice, juste et éclairée. L'urgence d'une économie libérée, sensée et intelligente tributaire d'une intelligence économique gérée par des génies créateurs et non pas par de mauvais génies.

«L'exigence de la justice a sa racine dans l'affirmation radicale que l'autre vaut en face de moi, que ses besoins valent comme les miens.» (4)

Cette exigence de la justice, implique inconditionnellement que nous concevions notre vivre ensemble selon la fameuse formule Kantienne : «Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen».

Références :

1- Emmanuel. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit (1796)

Pour Kant, La peine est tournée vers le passé, vers l'acte commis. Elle a une fonction d'expiation et beaucoup moins de dissuasion. Se justifiant par elle-même sans aucun autre but que celui de punir et préserver une certaine notion d'une justice implacable et étonnante «La loi pénale est un impératif catégorique, et malheur à celui qui se glisse dans les sentiers tortueux de la doctrine du bonheur pour y trouver quelque avantage dont l'espérance dissipe à ses yeux l'idée de la punition, ou seulement l'atténue? car, quand la justice disparaît, il n'y a plus rien qui puisse donner une valeur à la vie des hommes sur la terre»

Il y a probablement des vertus cachées dans la rigueur de ce dogme. On retrouve cette même intransigeance dans le texte coranique «La loi du talion constitue pour vous une garantie de vie, ô gens doués d'intelligence. Peut-être finirez-vous ainsi par craindre Dieu.» (Al-Baqara-180)

On peut remarquer cette similitude dans les textes qui met en lumière cette indissociable et essentielle relation entre l'exigence d'exécuter la loi et la préservation de la vie (société ? ordre ? harmonie ? paix - sécurité?)

2- É. Durkheim «Définitions du crime et fonction du châtiment» (1893)

3- C. Beccaria, «Des délits et des peines» (1765)

4- P. Ricoeur, Philosophie de la volonté

*Universitaire.