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Censure et censures

par Touhami Rachid Raffa

La censure interdit de débattre en Algérie ? moins celle de la coercition officielle ? mais, paradoxalement, celle de certains courants dominants, en concurrence sur le champ politique, sur le terrain médiatique, comme sur le «marché linguistique» (Bourdieu) et sur le plan des idées. Tous ces registres totalement occupés et jalousement gardés, tels des fiefs ne supportant guère la venue, la présence et la parole de l'autre, des autres. L'autre est a priori un intrus, puis un adversaire, voire un ennemi (de la nation, de l'islam, de la langue arabe?) qui se fait bouter non pas pour ses opinions sur lesquelles on passe trop vite en les travestissant, les menant sur une voie d'évitement pour mieux s'attaquer au messager, à la personne pour ce qu'elle ? et ce sans la connaître le moindrement ! ?

C'est ce que vient de faire à mon égard, sans vergogne et de la manière la plus impudique - c'est le moins qu'on puisse dire - M. Mohammed Maâradji, deux fois plutôt qu'une, dans Le Quotidien d'Oran des 23 et 24 août 2016. Loin de vouloir débattre parce que dans l'incapacité de le faire, M. Maâradji s'attaque à ma personne de la manière la plus vile, me traitant de mercenaire des croisades modernes, de criminel enfermé dans ma francophonie, à la solde de l'impérialisme, indigne de porter le nom de Rachid? rien de moins! Sans compter l'évocation abjecte de feu ma grand-mère, Allah Yarhamha, Amine! Ma grand-mère maternelle est née dans une zaouïa et la paternelle est enterrée dans une autre. La famille du mercenaire francophile non arabophone, criminel arabophobe que je suis aux yeux de Si Mohammed a tout sacrifié pour l'islam, la langue arabe et la libération de l'Algérie?Pour que des individus comme lui tètent allègrement, à satiété et sans Qanaâ cette vache à lait qu'est devenue pour eux l'Algérie. Alors que des fils de cette famille, comme le soussigné, ont dû émigrer, laissant la place aux arrivistes-opportunistes et même à des néo-harkis. J'imagine aisément les insultes verbales qui ont accompagné la rédaction par Si Mohammed de son réquisitoire incantatoire et qui doivent se poursuivre? bien évidemment dans Sa langue maternelle, l'arabe littéral! Saluons la providence qui a permis à l'Histoire d'accoucher enfin de l'unique être humain dont la langue naturelle, native, est l'arabe littéral et non l'arabe dialectal. Le problème avec ce miracle insondable se pose néanmoins du fait que cet homo-sapiens-arabicus est un spécimen unique, impossible à reproduire; il ne semble avoir ni ascendance, ni descendance. Il s'en va, seul à travers les rues d'Algérie et du monde arabe, tentant de discuter avec ses semblables dans la langue littéraire et sacrée qu'il s'est appropriée, mais tenu ? hélas! ? de s'abaisser à échanger avec « l'épicier et le marchand de légumes du coin» dans leur dialecte, la Darija, « simple folklore ». Notons le mépris outrancier mais assumé ouvertement de l'Homme parlant La langue envers les sous-hommes empêtrés dans leur minable dialecte. Le « marché linguistique » algérien est agité, en proie aux démons de la domination, particulièrement celle de la classe sociale incarnée par M. Maâradji qui après avoir confisqué la sacralité de la langue arabe, l'exploite de manière éhontée comme bouclier, arme et fonds de commerce « Min al-Mouhit ila al-Khalij »?pour le bénéfice de qui?

Et M. Maâradji de s'insurger contre le fait que le journal ait eu l'outrecuidance de publier ma réaction ? respectueuse entre êtres bien élevés ? à deux articles, ceux de MM. Brahim Senouci (Défaut de langue) et Mohieddine Amimour (Sommes-nous des SDF?) qui, Dieu merci, ont été épargnés par les éclaboussures et souillures de la diarrhée verbale et écrite de Si Mohammed. Ces deux personnalités respectables et respectées n'ont pas recours à l'invective. Ils en sont même intrinsèquement incapables, d'abord de par leur dignité et leur statut de « Rijal ». Mais aussi parce que, contrairement à M. Maâradji, ils ne sont pas en proie à l'alexithymie, cette incapacité à exprimer ses sentiments et ses émotions autrement que par la rage, la colère, l'agression verbale et physique, la négation de l'autre, voire son annihilation. « Qui ne peut parler, articuler, finit par aboyer » (Antoine Desjardins). On voit que cette « maladie », qui épargne même des analphabètes, peut atteindre des linguistes parfaitement bilingues comme M. Maâradji.

Pour le bénéfice des lecteurs reprenons quelques allégations de M. Mohammed Maâradji qui n'a pas respecté leur intelligence. Qu'il apporte donc la moindre présomption de preuve sur les affirmations mensongères ou fausses déversées 2 jours durant.

- Qui a dénigré la langue nationale, nié son importance et traité l'arabe de langue morte? La chasse est ouverte aussi pour celui qui a porté atteinte à la souveraineté nationale? Devrais-je m'attendre à accuser réception de ce chef d'accusation gravissime et y répondre devant la Cour de sûreté de l'État? Ou d''un décret de déchéance de ma nationalité algérienne?

- L'expression SDF n'est guère de moi et je me suis amusé à lui substituer SLF (sans langue fixe) car, dans le riche patrimoine linguistique, nous continuons à nous chercher, tiraillés entre arabe dialectal, arabe littéral, langues berbères et français.

- Pourquoi convoquer pêle-mêle Al-Mutanabi, Moufdi Zakaria, Imrou al-Qays, Ibn Khaldoun, Ibn Sina, le tirage d'Ech-Chourouq, les innombrables chaînes de télévision, les aptitudes de Hafid Derraji, le zéro arabe (qui origine bel et bien de l'Inde, ce que les grands mathématiciens arabes de l'époque classique admettent aisément), l'affaire Renault, les 1,6 million d'étudiants des 100 universités algériennes? avec un taux plus élevé que celui de la France (!?!) Merci M. Maâradji d'étaler votre immense savoir par cette liste très riche de personnages et de faits que vous offrez généreusement à la masse des ignorants que nous sommes, analphabètes aliénés n'ayant ni connaissance ni fierté des contributions de l'islam et des Arabes à la civilisation universelle!

- Et à quoi sert ce déferlement stupide d'anecdotes assommantes servies en cascades si ce n'est pour accélérer la fuite en avant en vue d'échapper aux exigences du débat et de la saine confrontation d'idées? Le lecteur n'est pas dupe de cette déclaration de forfait censée couvrir l'inaptitude à mettre le pied (pas la tête?) dans l'arène du choc des idées.

- On accuse allègrement quelqu'un, inconnu de surcroît, d'être « enfermé et momifié dans la francophonie ». Le problème exposé n'est pas du tout celui qui oppose l'arabe et le français, mais bel et bien le défi linguistique arabo-arabe, celui des déclinaisons littérale et dialectale qui se pose au Maghreb. Il est pour le moins malhonnête de détourner le débat pour mieux y échapper et pour s'attaquer par un autre biais, non pas aux idées, mais à la personne qui a osé ? crime de lèse-majesté Maâradji ? contribuer à une réflexion sur un sujet encore et toujours tabou.

- Si Maâradji a parfaitement tous les droits d'exprimer sa haine du français, des Français, de la France et de ses valets. Très peu d'Algériens s'en privent, la relation attraction-répulsion étant toujours à l'œuvre. Encore faut-il enfourcher le bon cheval de bataille qui, en l'occurrence, n'a rien à voir avec la langue dite de Molière. Par quelle magie le fait de faire valoir la Darija condamnerait à être valet de la France et de la francophonie?!? Encore une fois, Si Mohammed se cache lâchement et évite Le vrai débat. Est-il capable de contrer l'argumentaire - scientifique!- d'Abdou Éliman sur le Maghribi? Il lui aura suffi de se cantonner dans le déni et de faire fi d'une réalité évidente et flagrante ? la Darija ? qu'il vit pleinement lui-même, malgré ses vaines dénégations, comme tous les Arabes et les Maghrébins, au jour le jour, la nuit, dans les rêves, dans l'intimité comme en public, « Min al-Mahdi ila al-Lahdi ».

- On attend en vain le démenti documenté de Si Maâradji et de ses semblables au verdict de l'ambassadeur des États-Unis à Alger : « l'université algérienne produit des analphabètes trilingues » (message révélé par Wikileaks, passé comme un timbre à la poste, dans un silence honteux et approbateur : pas la moindre protestation, nulle réplique cinglante, aucune insulte envers le représentant du Maître! L'invective est réservée aux siens : « Assadoun Âlaya wa fi al-Harbi Naâma' ».

- Sous sa cape (gandoura) de missionnaire anti-français - tout à fait légitime ? Si Mohammed aurait pu ? et surtout dû! ? prendre un autre prétexte, un vrai, pour exorciser sa fureur irrationnelle hors du champ de discussion sur le défi linguistique arabo-arabe où il se montre plus qu'incompétent, étant absent.

- Pour notre érudit donneur de leçons prétendant l'avoir appris tout autant que le grec ancien, le latin est plus facile à étudier que le français!?!

- « Tous les Français ne parlent? que l'argot »!?! À en croire Si Mohammed, aucune nation ne parle sa langue littérale, ce qu'on entend différant de ce qu'on lit et écrit !?! Ainsi, par un tour de passe-passe de la pensée magique de ce grand linguiste algérien, l'exception arabe devient règle universelle!

- Cette obsession du français est des plus troublantes; elle aveugle tellement ce francophone malgré lui qu'il concède candidement qu'il est temps et sain de se tourner vers d'autres langues étrangères,? comme si un impérialisme linguistique devait fatalement en remplacer un autre! Mais, une fois de plus, tout ce verbiage militant, inopportun, impertinent, sur la défensive et non argumenté, ne traite aucunement du sujet qui nous concerne, à savoir la situation et le statut de l'arabe (littéral et dialectal). Nous n'avons que faire des débats français-arabe et français-anglais qui, ici, sont accessoires par rapport au marasme et au statut de la langue maternelle au Maghreb.

- Il décrète, avec une conviction inébranlable, que l'arabe langue analytique est extrêmement facile !?!

- Si l'arabe (littéral) n'était pas été imposé par le haut, comment se fait-il, par exemple, que la justice soit rendue obligatoirement dans Loughat ad-Dâd que les justiciables concernés ont du mal à saisir, même après 6 décennies d'arabisation de l'enseignement et de toute l'administration avec ses pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire?

- Merci M. Maâradji de nous informer du nombre considérable de chercheurs scientifiques arabes dont certains ont mérité le prix Nobel. Qui n'en tire pas légitime fierté? Mais pas un mot du fait qu'ils sont pratiquement tous en Occident en travaillent surtout en anglais et en français.

- Ce français que notre lettré linguiste possède au point d'ailleurs où, traduisant une des œuvres de Kamel Bouchama, il évoque L'Algérie, terre de foiE et de culture?(« Ard al-KABDA Wa Ath-Thaqafa »!?!)

- N'est-il pas indigne pour un linguiste ou prétendu tel de reléguer le « dialecte » à un statut inférieur? Il est généralement établi, sur le plan linguistique scientifique, qu'aucun critère universel n'existe pour attribuer le statut de langue, avec sa connotation valorisante ou celui de dialecte, considéré négativement. Seules des considérations politiques (glottopolitiques) peuvent jouer? Au point où Max Weirneich a pu affirmer qu' « une langue est un dialecte avec une armée et une flotte ». Même la langue française, si honnie par Si Mohammed, n'est rien d'autre qu'un dialecte régional, celui de l'Île-de-France, imposé de manière coercitive par la monarchie et consolidé par le jacobinisme centralisateur.

- Pour M. Maâradji, l''opposition arabisme-berbérisme relève de l'imagination qui règne dans les salons de la conspiration et de l'hypocrisie!?! La puissance de cette lourde sentence illustre magistralement le déni absolu de la réalité et l'unanimisme mensonger et de façade si commode mais tellement pernicieux. Du négationnisme à l'algérienne!

- M. Maâradji nous révèle un autre secret, le mieux gardé du pays, à savoir que l'arabe (littéral bien sûr) est d'usage dans les hôpitaux, « exprimant les souffrances, les joies et réjouissances »? Heureux d'apprendre qu'il y a une manière « arabe littérale » d'échanger avec le personnel médical et même de hurler sa douleur en arabe littéral et non dans la langue de ses tripes maternelles et paternelles!?! Remercions M. Maâradji pour cette Baraka! Déni et négationnisme!

- Enfin, « tout va bien! Nous sommes pleins de bonheur en possédant la langue arabe?», proclame fort solennellement Si Mohammed!?! En un mot, la félicité au bout de LA langue! Les Algériens (« Boukmoun, Oûmioun, Soummoun! ») n'ont donc pas conscience du bonheur qui les submerge! Le Ciel et Si Maâradji soient loués! Takbir! Une chance que Si Mohammed ait daigné nous le rappeler et nous rappeler à l'ordre de la béatitude qui l'a épargné, lui seul, de la cécité qui a frappé tout un peuple de l'éclat irrésistible de sa lumière! Ya Salam!

On pourrait continuer ad nauseam à démonter une phrase après l'autre le texte lamentable de Si Mohammed qui n'est rien de moins qu'un discours grandiloquent et tonitruant, plein de la phraséologie aussi pompeuse que creuse de type Sawt al-Ârab (Min al-Qahira) ? celle-là même qui, en 1967, nous annonçait, slogans, musique militaire et Anachides à la gloire éternelle des Oûroubas à l'appui, la cinglante défaite de l'armée israélienne.

 Espérons que le délire de M. Maâradji l'aura soulagé quelque peu de la haine qu'il porte en lui car, comme disent si bien les psychologues, ce qui ne s'exprime pas s'imprime. Dommage que l'expression ait été nauséabonde, signe d'un mal chronique.

Le pire réside dans le forfait-fuite de M. Maâradji qui, aux prises avec son autisme et son alexithymie (maladies courantes chez nous), affiche son incapacité à soutenir un échange de fond, inapte qu'il est à supporter la controverse dans un échange apaisé et respectueux. Comme tous les lâches, au lieu de débattre du message, il a fui le terrain des idées pour investir le parcours du combattant excommunicateur et s'attaquer à un messager dont l'unique dessein était ? et reste ? de donner son opinion sur la réhabilitation de notre Darija, réalité affective et socio-culturelle incontestable. Jamais n'aura-t-il été question ici d'un quelconque réquisitoire contre la langue arabe pouvant justifier l'imbécile et préjudiciable « Plaidoyer pour la langue arabe » du sieur Maâradji.

Insultes et diffamation, en pays de droit, auraient donné lieu à des poursuites judiciaires. De toute façon, mon éducation et ma foi m'empêchent ? Dieu merci! ? de suivre cet individu dans le caniveau où il se vautre; ce serait me souiller.

?Et puis Chateaubriand m'a appris à être économe de mon mépris en raison du grand nombre de nécessiteux.

À bon entendeur salut et Salam.