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Le nœud gordien algérien - Neuvième partie : L'absence de société

par Mustapha Benchenane Et Brahim Senouci

Dans la mesure où chaque Algérien est à lui seul une cacophonie linguistique ambulante et que son rapport à la croyance religieuse n'est pas vécu sereinement, il ne faut pas s'étonner que le trouble et l'inconfort qui le caractérisent soient une entrave à la communication et, partant, empêchent le lien social de se tisser. Or, pour faire « société » il faut disposer d'une langue commune dont le statut ne pourrait être remis en cause. S'agissant de religion, on ne peut certes contraindre personne à croire contre son gré. La foi est par essence individuelle. Toutefois, nous devons des valeurs civilisationnelles à l'établissement de l'Islam, ou plutôt à une forme de syncrétisme des cultures qui a réalisé leur symbiose avec les usages en vigueur chez les Berbères. Il ne s'agit pas de syncrétisme religieux. L'Islam a été adopté dans sa globalité. Pour autant, une grande partie des usages locaux ont été respectés et maintenus. C'est cette fusion qui fait l'algérianité d'aujourd'hui. Ce sont ces valeurs, largement intériorisées mais « oubliées », qui devraient donner le ton aux relations humaines.

Faire société ?

Qu'est-ce qui s'y oppose ?

Faire « société », c'est échanger et vivre ensemble ; c'est aussi partager un projet, avoir le même horizon. C'est ressentir une ardente et commune obligation d'œuvrer à l'atteindre. Ces conditions créent la confiance indispensable pour être dans une relation durable avec les autres. Pour l'heure, c'est plutôt la défiance qui prévaut dans les relations humaines. Elle est présente, en permanence. Elle est parfois justifiée, il est vrai. Les passe-droits sont devenus la norme. Les différents concours organisés pour l'accès à un poste dans l'administration, pour intégrer un cursus de magister ou de médecin spécialiste, les décisions judiciaires, sont frappés du sceau du soupçon. On se méfie aussi du collègue que l'on imagine en conspirateur travaillant à sa promotion individuelle au détriment des autres. Même les tirages au sort organisés pour les voyages aux Lieux Saints suscitent l'incrédulité. Alors, chacun se débrouille, tout seul. Une pratique est en train de se généraliser et qui donne une idée assez juste du climat qui règne dans le pays. Il est d'usage désormais de dissimuler tout de son activité. On n'annonce pas un départ en voyage, même à ses proches. Il y a parfois des conséquences gênantes. Ainsi, ces deux amis oranais qui se séparent un soir après une pause dans un café de la ville, en se disant « Bonne soirée et à demain » et se retrouvent le lendemain matin dans l'avion qui va à Paris? Un tel climat explique l'absence de relations paisibles et durables entre les gens. Il explique aussi l'agressivité, voire la violence, qui imprègne les rapports humains. La « défaillance » de la société laisse l'individu seul, désarmé, impuissant. Il trouve alors un palliatif dans des comportements de débrouillardise, dans des systèmes d'identification et d'appartenance partiels : la famille, quand elle n'est pas elle-même en crise, ce qui est courant, le clan, la tribu, la région, l'ethnicité. En fait, on privilégie la sphère intime pour tenter de recréer le réflexe de solidarité?

Une autre forme de dévoiement se traduit par la corruption, la transgression, le refus des limites. Ces pratiques sont à l'œuvre tous les jours. Elles touchent l'ensemble de la société. Bien qu'anecdotique, la circulation automobile est un reflet fidèle de cette situation. Conduire en Algérie est une véritable épreuve de force permanente. Personne ne veut céder un pouce de terrain. Les feux rouges sont allégrement ignorés. Cette conduite, ou plutôt cette inconduite, a plusieurs pendants, souvent tragiques, tel celui qui fait de l'Algérie l'un des pays dont les routes figurent parmi les plus meurtrières au monde. La corruption est un fléau qui n'est même plus considéré comme tel. Il imprègne les modes de vie. Ceux qui peuvent payer paient, ceux qui ne le peuvent pas mendient, supplient. Ce sont eux qui forment la majorité des prisonniers, des hittistes, des laissés-pour-compte. Ce sont eux qui font l'ordinaire des poissons cannibales de la Méditerranée, eux encore qui ont pris l'habitude de s'immoler par le feu dans une quasi indifférence générale.

Une illustration concrète de l'absence de « société »

Une anecdote révélatrice : dans une ville moyenne, quelque part en Algérie, un nouveau lycée est construit. Les autorités de la ville, toujours soucieuses d'annoncer des bonnes nouvelles de nature à leur valoir les faveurs de la haute administration, décident de l'inaugurer? un mois de décembre. En plein milieu de l'année scolaire donc ! Le lycée n'est pas équipé, pas chauffé, dépourvu de toilettes en état de fonctionner. Qu'à cela ne tienne. Les autorités soutiennent mordicus que le lycée sera livré en décembre. Se pose la question des élèves. En cette période, tous les jeunes gens en âge d'y être fréquentent les autres lycées de la ville. Jamais en panne d'inspiration, les autorités, toujours elles, enjoignent aux élèves qui relèvent du secteur géographique du nouvel établissement de quitter leurs lycées pour le rejoindre immédiatement. Cette injonction crée l'émoi que l'on imagine. Chez les élèves de terminale, c'est carrément la panique. Les parents des élèves concernés par ce déménagement brutal décident de faire front. Ils se constituent en collectif et font le siège de la mairie, de la wilaya, de la direction de l'éducation. Ils obtiennent gain de cause en ce qui concerne les élèves de terminale. Ils seront autorisés à rester dans leurs établissements jusqu'à la fin de l'année scolaire. En revanche, les autres devront se plier aux ordres des autorités. Le collectif des parents maintient la pression mais celle-ci va en s'affaiblissant. Le nombre de protestataires diminue. Seul, un noyau dur continue de manifester pour faire rapporter cette règle à la fois injuste et stupide.          Ce noyau dur se saborde quand ses éléments se rendent compte que les parents qui l'ont quitté ont obtenu gain de cause pour leurs propres enfants, en faisant jouer leurs relations. Ceux qui ont poursuivi le combat jusqu'au bout ont vu, la mort dans l'âme, leur progéniture quitter les lycées où ils avaient leurs amis, leurs habitudes, l'atmosphère familière si propice à leur épanouissement, pour retrouver le froid glacial d'une bâtisse inachevée, ouverte aux quatre vents, une triste gamelle au fond de leurs cartables pour pallier l'absence de cantine et de vendeurs de sandwichs. La citoyenneté s'apprend à l'école. Comment persuader ces jeunes gens, ayant vécu l'ostracisme et l'injustice, de la noblesse et de l'efficacité de l'action collective, dans le respect du droit, quand leurs aînés leur en donnent une si piètre illustration ?

Des contre-exemples ? Il y en a !

L'Algérie est le théâtre d'une sorte de théâtre d'un « entredeux » permanent. Le meilleur y côtoie sans cesse le pire, et dans tous les domaines. Les contre-exemples relatés ci-après en donnent une excellente illustration.

 Ces dernières années, on a assisté en Algérie à l'éveil d'une réelle conscience écologique. Trois exemples peuvent notamment être cités pour témoigner de son existence. En mai 2011, des relevés topographiques sont effectués dans une petite forêt, le Bois des Pins à Hydra, quartier huppé d'Alger. Les habitants apprennent que ces activités préparent l'arrachage de l'ensemble des arbres de cette forêt pour faire place à un complexe de 12 étages. La procédure légale a été bafouée. Aucune enquête préalable de commodo et incommodo n'a été menée auprès des riverains, tenus dans l'ignorance totale, y compris de l'existence d'un permis de lotir. Devant cet état de fait, les riverains s'organisent en collectif et décident de mener la bataille pour faire capoter le projet. Les autorités ne s'attendaient certes pas à cette levée de boucliers. Ils n'imaginaient pas que des Algériens pouvaient se révolter pour sauver des arbres ! Le combat a été très rude. Les recours légaux ont tous échoué, en dépit de l'article de la loi algérienne qui « punit de dix ans de prison l'arrachage volontaire d'un arbre sans autorisation ». Des affrontements sévères ont opposé les habitants aux forces de police, faisant plusieurs blessés. En définitive, la forêt a été rasée mais le comité de quartier continue de se battre sur le plan juridique pour récupérer l'assiette de terrain et y replanter une nouvelle forêt.

En 2014, l'ARC (Association des Résidents de Canastel), une association de jeunes habitants de Canastel, près d'Oran, décide de s'opposer à des promoteurs immobiliers qui visent à détruire une partie de la célèbre forêt pour y construire des villas. La déforestation a déjà commencé. Des constructions ont émergé. Il s'agissait donc, dans un premier temps, d'arrêter le massacre puis, dans un deuxième temps, de raser ces constructions. A force de ténacité et d'intelligence collective, l'association est parvenue à ses fins. La forêt de Canastel est désormais sous protection et rendue à ses riverains. Bien sûr, les appétits sont encore présents mais les citoyens veillent. Il faut noter que l'association est toujours restée cantonnée aux formes légales de protestation. Le gouvernement algérien a décidé de se lancer dans l'exploitation du gaz de schiste. Les premières fracturations ont eu lieu dans le Sud, dans la région d'In Salah notamment. Les autorités comptent bien sûr sur cette nouvelle manne pour suppléer la baisse des réserves d'hydrocarbures classiques et la chute actuelle des prix. La population d'In Salah a manifesté une très forte opposition aux forages. Elle n'était sans doute pas guidée principalement par des considérations écologiques. Cette population est pauvre, déshéritée.    Des décennies d'exploitation pétrolière ont permis au pouvoir d'engranger d'énormes rentrées de devises. Ces rentrées n'ont bénéficié en rien aux populations qui vivent à proximité des puits. Le trachome, l'analphabétisme, la mortalité infantile, sont des réalités très présentes dans ce Sud si généreux. Et voici que ces populations, oubliées de la période faste du pétrole abondant et cher, sont sommées d'accepter que leur eau, leur environnement, soient empoisonnés pour que l'Etat puisse continuer d'engranger de la richesse dont ils ne verront pas les effets, de la richesse dont se goinfreront les prédateurs habituels... C'est donc une révolte à caractère plus social qu'écologique. Il se trouve que de très nombreux Algériens du Nord sont désormais sensibles aux risques que fait courir ce type d'exploitation. Comment ne le seraient-ils pas puisque des entreprises françaises s'engagent dans cette entreprise en Algérie alors qu'elle est interdite en France ? Il y a donc eu jonction entre le social et l'écologie et formation d'un arc suffisamment large pour inquiéter le gouvernement et l'amener à composer. Pour l'heure, il n'a toujours pas reculé. Il teste sans doute la ténacité et la pérennité du mouvement?

Le Pouvoir, un alibi commode !

Ne nous voilons pas la face. Ces réactions restent minoritaires, mais elles rencontrent un vrai capital de bienveillance auprès de la population. La bienveillance ne suffit pas toutefois. Elle ne saurait masquer les tares de la société, celles-là même qui donnent la puissante impression d'improvisation, de désordre, voire de chaos, que l'on éprouve quand on observe les Algériens dans leur vie au jour le jour? Conscients tout de même de cela, ils en imputent la responsabilité aux gouvernants, à qui ils prêtent des pouvoirs presque surnaturels. Ainsi, ils assument le fait de ne pas avoir la moindre part dans ce qui leur arrive, qui ne peut être que le fruit de la volonté d'hommes de l'ombre machiavéliques, tout-puissants, qui gouvernent, manipulent, tirent les ficelles?Les gens, majoritaires, qui tiennent ce discours ne réalisent sans doute pas qu'ils accréditent l'idée qu'ils ne sont que des marionnettes et donnent corps au mépris dans lequel les tient le Pouvoir. Que celui-ci s'accommode de l'absence d'une « société » est infiniment probable. Quoi de plus banal, en somme ? Sous tous les cieux, le Pouvoir aspire à durer. C'est encore plus vrai en Algérie. Qu'il se satisfasse de l'inexistence d'une force susceptible de le contester n'a donc rien d'étonnant. Que l'on en tire argument pour expliquer l'immobilisme actuel est tout simplement ahurissant ! Parmi les indices patents de l'absence d'une société, il y a le fait que la majorité des gens refuse d'examiner l'idée qu'ils pourraient avoir une part de responsabilité dans leur situation personnelle et dans l'état du pays. Cette majorité s'en affranchit en désignant un pouvoir démiurge, capable de façonner à sa guise une population inconsistante. En réalité, il n'y a pas un « bon peuple » asservi par des « mauvais gouvernants ». Il y a, au contraire, une parfaite complémentarité entre eux.

La responsabilité du peuple

La férule est plutôt légère en Algérie. Il y a des espaces de liberté que l'on devrait mettre à profit pour s'organiser, débattre, réfléchir. Il y a des pays qui ont ou sont encore dictatoriaux, voire totalitaires. Pourtant, il y a eu une société soviétique. Il a bien fallu qu'elle existe pour assurer la permanence du Bolchoï, de Boulgakov. Il a bien fallu qu'elle existe pour que, y compris sous Staline, on continue d'écouter Rachmaninov ou de lire Dostoïevski. Il y a eu une société cubaine, une société roumaine. Certes, à l'époque des dictatures, il n'y avait pas de société civile. Le débat, la critique, étaient proscrits. Mais il y avait le souci collectif de faire en sorte que perdure, au-delà des vicissitudes de la politique, l'âme d'un peuple? Que faisons-nous de notre liberté en Algérie ? Plutôt que de l'utiliser à des fins bénéfiques, nous l'utilisons le plus souvent pour la violence. Les émeutes sont devenues la réponse indépassable au malaise collectif. A la faveur de ces émeutes, on brûle les bâtiments administratifs, mais il arrive que l'on incendie des écoles, et même que l'on agresse des citoyens innocents. Il y a des intelligences individuelles innombrables. C'est l'intelligence collective qui fait défaut. Ce qui l'empêche d'émerger, c'est la dissociation identitaire dont la conséquence peut aller jusqu'à un trouble du comportement, rendant impossible l'existence d'un lien social.

Nous rendrons compte dans notre prochaine livraison des causes qui nous paraissent relever du politique.