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La Tunisie avait-elle le choix ?

par Arezki Derguini

La Tunisie a encore effectué un choix raisonnable, en ce qu'elle a fait prévaloir la propension du monde sur la sienne. Plier pour ne pas rompre diront les uns, repli stratégique diront d'autres. Car c'est le monde qui est en crise, même si elle en est un lieu d'expression privilégié.

On peut représenter très schématiquement la dynamique du changement comme résultant de l'action de trois grandes forces dont deux internes et une externe. Une force interne du changement composée de deux ensembles, l'un ayant le bénéfice des « biens premiers » aspirant à obtenir celui des « biens supérieurs », l'autre menacé d'une privation d'accès aux biens premiers [1]. C'est la jonction de ces deux forces qui ont rendu possible la chute de Ben Ali[2]. Il faut prendre en compte une autre interne de conservation qui se divise en une partie déclassée par le monde et la société, et une autre en recherche de reclassement qui veut s'accorder avec lui. Dans ces deux forces internes nous avons distingué quatre fractions. Pour qu'il y ait approfondissement de la démocratie il faudrait que la fraction supérieure des forces du changement ne se désolidarise pas de la fraction inférieure à laquelle elle pourrait être alors opposée ; et il faudrait que la nouvelle force dominante conservatrice puisse obtenir de la force externe une certaine reconnaissance et une nouvelle intégration au monde de sorte à rendre possible ses reclassements internes. Un approfondissement de la démocratie serait alors synonyme d'élargissement des droits pour la société tunisienne[3].

Car une incapacité du monde à intégrer la société de sorte à permettre à la société dirigeante d'effectuer ses reclassements, obligerait cette dernière à opposer les deux fractions des forces du changement pour stabiliser les rapports de forces internes autour d'une certaine différenciation de sorte à contenir leurs expectations, à limiter leur pouvoir de négociation. Elle ne pourrait en effet offrir plus de droits à la partie supérieure et en offrir moins à la partie inférieure, sans intensifier la guerre civile, comme on peut l'observer en Egypte. Dans le cas où l'insertion dans le monde resterait problématique, le jeu démocratique n'aurait alors servi qu'à « consommer » les élites locales au travers de leurs échecs successifs et qu'à produire du terrorisme[4]. Car comme beaucoup le supputent aujourd'hui, après le succès du dit « laïc » Essebci, le monde pourra-t-il aider la société tunisienne à mieux s'intégrer ? Ce monde qui a fort à faire avec sa propre désintégration ?

Le choix de la Tunisie est raisonnable parce qu'en préférant Essebci, elle élit l'homme qui a la plus grande confiance auprès du monde et auprès du secteur de la sécurité dont la réforme est vitale pour un changement dans le mode de gouvernance. Dans nos sociétés la transformation du régime politique est solidaire d'une réforme du secteur de la sécurité. Réforme qui signifie un redéploiement des forces de travail entre les différents secteurs de la société et un consensus autour des attentes légitimes de chaque citoyen. Un consensus autour d'un nouveau modèle économique, de nouveaux modes de production, de répartition et de consommation, qu'il ne revient malheureusement pas à la seule société tunisienne d'inventer. Il y a donc fort à craindre que le consensus doive porter sur les modalités d'une réduction du pouvoir d'achat de la société de sorte précisément à permettre un redéploiement des forces de travail qui pourrait enrayer sa chute. Les attentes de la société devront donc nécessairement être revues à la baisse en même temps qu'elle devra accepter un certain nombre de reclassements. La nature du régime va ainsi dépendre de la nature de ce consensus : aura-t-il fallu réduire et transformer les propensions de la société de manière violente ou de manière volontaire ? C'est de la capacité de la société tunisienne à rester solidaire, de sa résilience aux chocs extérieurs, autrement dit c'est du mode de fabrication de son consensus, que va dépendre la nature de son régime politique. Ce qui dépend largement de la qualité et de l'intelligence de ses élites : préféreront-elles l'autodestruction pour faire le lit du terrorisme ou au contraire, malgré les vents externes, sauront-elles en prévenir la société et participeront-elles de celles qui concevront le nouveau monde ? En vérité, la société tunisienne est entrée un peu avant les autres dans la « décroissance » et la phase de «destruction créatrice» (Schumpeter). Nombreuses sont les sociétés qui tentent encore de résister plutôt que d'aller vers une nouvelle civilisation. Mais pour combien de temps ?

[1] Les sciences sociales et politiques ne s'entendent pas pour définir les deux types de biens. Par ailleurs il n'est pas nécessaire d'avoir une définition unique. Ici, l'usage veut être suggestif. Je pourrai donner l'exemple de la cité antique : est citoyen celui qui peut se soustraire aux préoccupations quotidiennes, à la loi de la nécessité et s'occuper des affaires de la cité. Dans la société traditionnelle algérienne, c'était la condition de (co-)propriétaire. En économie standard, un bien est dit inférieur lorsque sa rareté augmente sa demande s'accroit. Sans nous éloigner de ces exemples, on supposera ici que les biens supérieurs sont ceux qui permettent à l'individu de faire société.

[2] On ne compliquera pas l'exposé en faisant remarquer que cette convergence a correspondu avec une autre, celle des forces du changement avec celle externe.

[3] La société peut consentir à une réduction de ses droits de manière pacifique si elle a suffisamment confiance en elle-même.

[4] Le parallèle avec la situation coloniale n'est pas inutile. L' « échec » des élites civiles a précédé l'engagement militaire anticolonial. Par l'échec programmé on impose aux sociétés dominées leurs élites.