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Sur la voie de la démocratie

par Kamal Guerroua

Après avoir parcouru un chemin du supplice parsemé d'embûches, voilà la belle et rebelle Tunisie hissée avec ces élections présidentielles en parangon de la démocratie au Maghreb d'abord, en Afrique et dans le monde arabe ensuite. De quoi améliorer l'image d'un continent en dérive autocratique et permettre «une contagion vertueuse» du vent de la liberté soufflé dans le sillage du Printemps Arabe. Il est de bon ton de penser qu'en ce contexte-là, le jugement de l'histoire est loin de se ranger derrière le fantasme ou le mythe révolutionnaire. Le printemps de Tunis maquillé par les uns et les autres en jasmin a prouvé désormais qu'il est du cactus. Les épines du cactus, c'est dur. Ça pique et ça blesse mais ses roses guérissent et refleurissent sur le fumier de l'autoritarisme. Oui, la dictature n'est qu'un gâchis qui traîne dans les esprits un arrière-goût d'amertume, une odeur du pourri quoique son expérience soit capitale. Une escale où tout un peuple serait amené à méditer sur son sort pour éviter que la bêtise des hommes ne se reproduise ni ne fléchisse les volontés du renouveau et du changement gisant encore dans les bas-fonds de la société.

Les épreuves ne sont-elles pas du reste constructrices et formatrices des nations? Les crises ne sont-elles pas autant de rigoles conductrices et initiatrices aux grands miracles de la mère histoire? Comme au sortir d'une odyssée houleuse durant laquelle les déchirements, les incertitudes, les remous, les péripéties et les craintes des protagonistes du retour à la case zéro laissent des séquelles, cette Tunisie-là aura affronté la noria de ses tourments politiques avec bravoure, tout en refusant de basculer dans l'aigreur, le désespoir et l'immobilisme. La révolution, c'est une bonne chose certes, mais elle est tout de même une œuvre humaine imparfaite, incertaine et difficile. Elle peut marcher à pas de géants sur les sentiers de la modernité comme reculer aussi sur les acquis de ses forgerons. La révolution, c'est une ogresse, la métaphore n'est pas de trop car celle-ci peut protéger ses enfants avec jalousie comme les dévorer sans retenue, sans remords, sans affection, sans pitié. Troublants mais en même temps fascinants sont ces mouvements de foule qui peuvent mener au salut collectif comme virer au cauchemar, trébucher, ralentir et tirer les pays vers le bas. Tout dépend de la température de la rue, des humeurs des chefs, de la carte géostratégique de la région, du degré de la conscience populaire, des retournements de situations, de l'engagement ou de la trahison des élites, etc.

Qu'à cela ne tienne, la machine de la démocratie en Tunisie fut téméraire. Elle n'a hésité devant aucun obstacle. Elle s'est emballée au moment même où plein de pessimistes ont cru que le chaos est tout proche, voire irréversible. Nos pays post-coloniaux n'ont-ils pas appris au fil du temps à survivre comme des enfants, gardés dans un état permanent de minorité, reliés à leur tuteur-protecteur? Ce tuteur s'est lamentablement imposé dans l'imaginaire populaire arabo-musulman, c'est le dictateur, le despote, le répresseur des libertés vu sous un autre prisme que le sien. Image-fétiche du garant, idole bienveillante, consensuelle et détentrice des clefs de l'ordre général, autorité morale incontestable sur ses compatriotes, zaîm avec couronne et glorioles. Bref, l'interface du gérontocrate, du sage et du père qui règne dans la famille, le village et le douar. Lequel est censé ne jamais commettre d'erreurs. Il est puissant et généreux, adulé et craint, imbattable et indomptable.

Il sait commander, se faire obéir et incarner, sur une large échelle, la nation dans ce qu'elle a de plus mythique, de plus symbolique et de plus éternel. C'est là le pur stéréotype qui aurait miné le cerveau arabe. Il a démantelé ses réseaux de réflexion et l'a ramené au stade primitif. D'aucuns en Tunisie ou même plus tard en Libye, en Syrie ou en Egypte ont invoqué alors les ravages «probables» de la contre-révolution menée par les affidés de l'ancien système, d'autres dubitatifs en particulier en Tunisie ont eu peur de la résurgence des refoulés intégristes étouffés pendant de longues décennies de sécularisation, tandis que l'immense majorité n'a jamais pris pour argent comptant la fuite-surprise de Ben Ali. Un autocrate en cavale qui, de surcroît, n'a opposé presque aucune résistance! C'est du jamais-vu! Une première qui aurait choqué les yeux et mis la puce aux oreilles. Il y a certainement anguille sous roche, vox populi et rumeurs obligent. En plus, les dictateurs ne sont-ils pas capables des pires machinations qui soient comme par exemple feindre un abandon du trône pour organiser leur retour triomphal sous les applaudissements et les vivats de leurs soutiens?

Retour qui leur permettra de mesurer leur audimat et leur popularité, en débusquant les comploteurs et les châtiant via des purges et des chasses à l'homme. Et puis, qui en Tunisie ou ailleurs aurait pu imaginer une aussi rapide métamorphose dans un pays gouverné de main de fer par une oligarchie aux mains tentaculaires, soutenue de l'intérieur et de l'extérieur? Presque personne.

Au grand bonheur des masses, toutes ces supputations pour le moins déconcertantes, furent balayées a posteriori par l'évolution positive des événements. Il y a eu sans doute une pincée de chance du côté des révoltés de Tunis mais un peu trop de lucidité, de courage et de persévérance. Parvenus en fin de course à capitaliser avec succès leur baptême du feu dans l'arène démocratique, les tunisiens ont envoyé un signal fort au monde entier : la volonté des peuples ne périrait jamais sous les sables mouvants des utopies si ceux-ci savaient s'investir pleinement dans le temps, garder leur sang froid, éviter les surenchères extrémistes, combattre le fanatisme et rêver en un idéal commun. Quand le pouvoir fut à portée de main des islamistes d'Ennahdha, tout le monde avait crié haro sur un hold-up démocratique à même de se transformer en théocratie. Les impressions ont oscillé entre l'angoisse, l'incertitude et la peur du péril vert. Les islamistes au pouvoir? Cela fait augurer une autre page dans l'histoire de la jeune Tunisie dont plus personne ne sait de quoi elle sera remplie. Le voisin algérien, lui, en sait à peu près quelque chose et un duplicata de l'ordonnance médicale que sa nomenclature aurait préparé pour soigner le mal n'est pas du tout souhaitable. La décennie 1990 ne fut guère une brise du printemps mais une terrible fournaise sur les traces d'un automne1988 trahi avec en point d'orgue un retard sur tous les plans : politique, social, sécuritaire, culturel, etc. C'est pourquoi, la Tunisie veut rêver autrement, la Tunisie c'est autre chose, la Tunisie, c'est une autre histoire, une autre sociologie, un autre parcours, d'autres choix, d'autres idéaux, un autre contexte, une autre destinée, etc. L'armée n'est pas la pièce-maîtresse du jeu politique, la «sécuritocratie» avait beau être influente dans les rouages des appareils étatiques, elle n'a pas pu empêcher un élan citoyen d'envergure de s'organiser et de se structurer. Qu'elle laisse donc la voie libre aux vainqueurs des législatives (les islamistes) et l'histoire en jugera. Et une fois inopérants sur le terrain, ils perdront car la population s'en éloignera. C'est une loi de la nature, de la modernité, de la démocratie. Ils l'ont appliquée et cela a donné des fruits. La changement, c'est une question de mentalités. De temps et de tempérament aussi et il ne s'en faut que d'un cheveu pour que le train dérape : heureux sont ceux qui apprennent les leçons, très heureux même ceux qui regardent du côté des erreurs de leurs voisins. A vrai dire, ce pays-là a vécu sous des dictatures qui avaient su préserver un minimum de «progressisme». Contrairement à Nasser (1918-1970) ou au colonel Boumédiène (1932-1978), Habib Bourguiba (1903-2000), «le combattant suprême» comme le couvrent d'éloges les annales de l'historiographie officielle fut un stratège d'un autre genre. Il aurait certes accaparé le pouvoir pendant près de 30 ans, maniant la carotte le matin, le bâton le soir, la réforme le jour, la répression le lendemain, les oukases et les coups de prince, il n'en reste pas moins un bâtisseur et un despote éclairé.

Il un mérite que beaucoup d'autocrates de la région lui envient : il a donné à l'école la possibilité de s'épanouir, à la femme celle de respirer, à l'élite celle de progresser. Bourguiba a fait plier la Tunisie à ses desiderata mais n'a jamais osé la briser. Il fut de cette trempe d'hommes qui savent conjuguer l'authenticité avec la modernité, la force avec la culture. Les Etats indépendants furent tous victimes de leurs dysfonctionnements, partout le syndrome de la division traque les esprits. Bourguiba l'aura su. Ainsi avait-il misé sur un créneau peu porteur dans l'immédiat mais prometteur dans l'avenir: l'éducation. tout en tenant compte de la discipline. L'histoire lui donne aujourd'hui amplement raison même si tous ses efforts sont apparentés à ce visage hideux de la dictature. La démocratie n'est-elle pas en fin de compte un long apprentissage? Décidément oui. Bravo à la Tunisie.