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Une nouvelle doctrine politique est née : ferme ta gueule

par Abed Charef

Hanoun contre Haddad. Les dogmes contre l'argent. Ou comment les mœurs révèlent le changement dans la nature du pouvoir.

Sept ministres de la République algérienne ont assisté, en ce mois de novembre 2014, à une rencontre électorale organisée par le richissime Ali Haddad, dans le cadre de sa campagne pour prendre la tête du Forum des Chefs d'Entreprises. Ce qui a suscité la colère de Louisa Hanoun. La présidente du Parti des Travailleurs a dénoncé ce qu'elle considère comme une «berlusconisation» de la vie politique. «Le mélange entre l'argent et la politique n'avait jamais atteint le niveau qu'on voit aujourd'hui», a-t-elle dit. Elle a parlé de pouvoir des «oligarques», et rappelé les expériences malheureuses vécues par le pays à cause de ce mélange des genres, citant notamment l'affaire Khalifa.

La réaction de Mme Hanoun lui a valu une réponse violente, à la limite de la vulgarité, de la part des amis de M. Haddad. Ceux-ci lui ont tout simplement intimé l'ordre de «fermer sa gueule». Le contenu et le ton utilisés par les dirigeants du FCE pour s'adresser à la présidente du Parti des Travailleurs sont de même nature. Ils relèvent une conception primaire de la politique et des relations humaines, s'appuyant sur l'arrogance de ceux qui se sentent puissants.

C'était parfait pour lancer une nouvelle polémique, très algérienne, une de ces affaires dans lesquelles les échanges entre les belligérants ne volent pas très haut. Les réseaux sociaux se sont d'ailleurs enflammés au lendemain de cet échange, avec des commentaires acerbes. Entre les commentaires de type «bien fait pour sa gueule», propagés par les adversaires de Mme Hanoun, et ceux qui trouvaient «l'arrogance des nouveaux riches» aussi «déplacée» que «vulgaire», les réactions ont été très colorées.

DECALAGE

A côté de cet aspect trivial, d'autres questions, plus osées, ont fini par être posées: Louisa Hanoun est-elle encore un défenseur des travailleurs et des pauvres ? Ou bien fait-elle partie de la nomenklatura, tout en gardant un discours et une posture de gauche? Et cette manière de s'exprimer des nouveaux patrons, est-ce la marque de l'arrogance de gens qui, non seulement possèdent l'argent, mais savent aussi qu'ils sont désormais au cœur du pouvoir? Ne révèle-t-elle pas la sociologie des détenteurs d'argent, des gens le niveau de culture et d'éducation sont inversement proportionnels au niveau de fortune ?

Mais au-delà de cet aspect polémique dont raffole la presse populaire, cette affaire révèle autre de chose, de bien plus profond. Elle confirme une évolution profonde de la société algérienne et du pouvoir; une évolution si profonde que l'analyse de Mme Louisa Hanoun parait ringarde, elle qui a eu le cran de mettre publiquement le doigt sur la plaie. Les propos de Mme Hanoun montrent à quel point elle ignore l'évolution de l'Algérie. Figée dans une analyse dogmatique, elle n'a pas vu l'argent entrer puis envahir les cercles d'un pouvoir qu'elle continue à défendre à ce jour. Elle ne réalise pas encore que le changement de moeurs reflète aussi des changements dans les rapports politiques.

CONFUSION

La confusion ne date pas d'aujourd'hui. C'est M. Haddad qui a joué au trésorier lors de la campagne du président Abdelaziz Bouteflika pour le quatrième mandat. Celui-ci s'est largement appuyé sur les forces de l'argent pour s'imposer. Louisa Hanoun se trouve ainsi dans une posture peu crédible : elle défend un pouvoir, mais elle conteste ses alliances, les forces sur lesquelles il s'appuie, et certains de ses choix politiques. Elle s'en prend systématiquement à ceux qui remettent en cause le pouvoir de M. Bouteflika, les accusant de vouloir déstabiliser le pays, mais elle reproche aux ministres de M. Bouteflika de mal se comporter. C'est à peine si elle n'a pas déclaré que M. Bouteflika s'est appuyé sur les forces populaires pour se faire réélire et sur l'adhésion des travailleurs, des paysans et des forces vives de la Nation pour se maintenir au pouvoir !

En réalité, Mme Hanoun est dans une fiction totale. La République dont elle parle n'existe plus que dans ses dogmes. Elle a été gangrénée par des phénomènes qui s'appellent corruption, clientélisme et trafics en tous genres. Le pays ne fonctionne plus selon la constitution et la loi. Les institutions sont out. Et les ministres ne sont plus soumis à une logique politique ou institutionnelle, ils sont tenus de se soumettre aux règles des réseaux qui se partagent désormais le pays. Et, pour simplifier, le pays n'est plus dirigé par le président Abdelaziz Bouteflika, mais par d'autres centres de pouvoir, dont l'un des plus importants est Saïd Bouteflika.

Le diagnostic de Mme Hanoun sur la «berlusconisation» du pays, la déliquescence des institutions et la jonction douteuse entre la politique et l'argent est juste. Mais il arrive avec beaucoup de retard : la présidente du Parti des Travailleurs a participé à consolider ce pouvoir qui ne veut plus d'elle aujourd'hui. Celui-ci a dépassé l'ère des idéologies et des dogmes. Il a imposé l'argent et la force comme facteurs de régulation de la société. Et l'argent se sent désormais si puissant qu'il intime aux politiques de fermer leur gueule.