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Un matin d'avril

par Hassane Kentabli *

C'était un matin d'avril, au cœur de la ville. Une ville d'un grand et beau pays d'Afrique, un matin que tout le monde attendait depuis fort longtemps, un matin d'espérance pour un avenir meilleur. C'était le jour du suffrage universel pour les élections présidentielles.

L'issu de ce vote était déjà prévisible, non pas parce qu'on ferait tout en faveur d'un candidat au détriment des autres, mais parce qu'un concurrent de taille se démarquait de tout le reste. Un homme de plus de soixante-dix ans, un homme qui est notre père à tous. Toute sa vie était un combat pour son pays et son peuple. Les mauvaises langues prédisaient un échec total, d'autres attendaient le chaos, voire la violence et la guerre civile ! Ce fut, fort heureusement, un grand succès, un jour historique pour le pays. J'en ai eu les larmes aux yeux en voyant les files d'attente devant les bureaux de vote. Quel beau jour pour le pays ! Le lendemain, notre père à tous est élu. Il devint le président du renouveau du pays et de la réconciliation nationale.

Il ne s'agit pas là d'une histoire fiction. Ce jour a bel et bien existé. Il y a exactement vingt ans, un 27 avril, Nelson Mandela était élu Président de l'Afrique du sud. Il y restera pour une période de cinq ans, pour un seul et unique mandat, le mandat Mandela. Il quittera le pouvoir en 1999 ; la même année, un autre matin d'avril, au cœur d'une autre ville, à l'autre bout de l'Afrique, un autre homme est « élu » pour cinq, ensuite dix, puis quinze ans et bientôt, peut-être, pour vingt ans, à vie, jusqu'à mourir sur le trône !

Il est certain que notre prochaine présidentielle est tout à fait inédite, en partie pour son caractère pathétique. À mes yeux, le dysfonctionnement s'est opéré bien avant. Il y a un peu plus de cinq ans, une modification majeure de la Constitution, notamment de l'article 74, qui aurait dû nécessiter la consultation du peuple par voie référendaire, se trouva validée par les députés. Des députés « à légitimité discutable » soutenus par quelques partis politiques ont voté la loi n° 08-19 du 15 novembre 2008. La limitation à deux mandats présidentiels, instaurée en 1996 et approuvée par le peuple par référendum, a été purement et simplement supprimée !

L'article 74 : «La durée du mandat présidentiel est de cinq (5) ans. Le Président de la République est rééligible une seule fois.»

Devint alors : «La durée du mandat présidentiel est de cinq (5) ans. Le Président de la République est rééligible.»

Le cœur de la question n'est ni dans le nombre de mandats cumulés au fil des années, ni dans l'état de santé d'un président. Il est dans le degré du respect qu'on accorde aux textes qu'on s'est fixés au préalable pour gérer notre société. C'est encore d'autant vrai quand il s'agit d'un texte majeur, en l'occurrence, la loi organique du pays : la Constitution.

Des exemples de dirigeants arrivant au terme de leurs mandats réglementaires ne manquent pas. J'aimerai citer deux cas, ils se sont déroulés à notre époque dans deux pays émergents. En 2008, le président de la fédération de la Russie arriva au terme de son deuxième mandat. Malgré le pouvoir qu'il a réussi à conforter et à centraliser au fil des années, a consciemment choisi d'épargner la Constitution de son pays en se servant de la ruse des chaises musicales avec son ami de Saint-Pétersbourg. D'autre part, l'ex-président brésilien acheva ses deux mandats fixés par la Constitution en 2011. Au bilan, plus de 30 millions de ses concitoyens ont été arrachés à la pauvreté. Alors qu'il continuait à bénéficier de sa très confortable popularité de 82%, il céda sa place à la candidate de son parti.

A mi-chemin de la fin de son deuxième mandat, l'actuel président américain a récemment été invité dans une émission humoristique. A la question : « Seriez-vous candidat pour un troisième mandat» il répondit : « Non, ça risque d'être aussi mauvais que le troisième film Very Bad Trip ». Sa réponse même si elle était donnée dans un contexte de dérision, montre qu'à l'issu de deux mandats, toute tentative de conservation du pouvoir est comparable à un mauvais film humoristique. La limitation n'était pas inscrite dans la Constitution américaine, mais demeurait une règle bien ancrée depuis que George Washington déclina son troisième mandat en 1796. Franklin D. Roosevelt, restera l'exception, le seul président des Etats Unis à avoir été élu quatre fois (1933 ? 1945). Plus tard, en 1951, le XXIIe amendement de la Constitution fixa, d'une façon explicite et définitive, la limite de deux mandats présidentiels.

Au printemps 2007, durant un séjour en Amérique du nord, je rendais visite à un ami installé en Pennsylvanie, à Philadelphie (première capitale des Etats Unis d'Amérique). En tête de liste des lieux que nous nous sommes fixés à visiter, figure le musée du centre national de la Constitution. En compagnie d'un groupe de lycéens nous effectuâmes notre visite dirigés par une guide aussi compétente que passionnée. Nous suivîmes, avec attention, les différentes explications et anecdotes sur les débats et la rédaction de la Constitution par les pères fondateurs de la Nation. Dans les yeux de ce guide, ainsi que dans ceux de ces lycéens, nous ressentions une grande fierté d'appartenir à une Nation aux pères fondateurs respectables tels que : George Washington, Thomas Jefferson, Benjamin Franklin, ? C'est là que j'ai compris combien la Constitution du 17 septembre 1787 est très chère dans le cœur de chaque américain, noir ou blanc, juif, chrétien ou musulman. Keith Elissonest un Américain africain né dans une famille catholique, converti à l'Islam durant ses études. Il a prêté serment lors de la 110e séance du Congres le 4 janvier 2007, il venait juste d'être élu représentant de l'Etat du Minnesota. Le serment a été sur un exemplaire du Coran, datant de 1764, emprunté à la bibliothèque du Congres et ayant appartenu au troisième président des Etats-Unis, Thomas Jefferson.

Force est de constater qu'au fil des années le climat politique s'est effrité dans notre pays. Dégradation qu'a, d'ailleurs, touché tous les secteurs. Les partis démocratiques se retrouvent totalement inefficaces, déconnectés de la société de sa réalité. Quant au peuple, pour beaucoup, le défi quotidien se résume à : Ne pas rater le festin et faire partie des convives du grand gâteau national, tant qu'il en reste. La frange consciente du pays s'est, tout simplement, réfugié dans la résignation, en constatant, dans le désespoir, que ce que nous vivons ressemble de plus en plus au scénario de notre film humoristique culte de 1994. À se demander si notre réalité n'est, en partie, que la conséquence du fait que la première Constitution de notre pays a été rédigée sur un coin de table dans le cinéma Atlas (ex-Majestic) ? En 1962, une Assemblée Constituante, dirigée par le premier président du gouvernement provisoire du pays (G.P.R.A.), a été chargée à rédiger notre première Constitution. Avant même la fin de ses travaux, on lui signala l'inutilité de la poursuite de sa tâche. Désormais, nous avons la Constitution issue du Cinéma. Le président de l'assemblée démissionna, plus tard éloigné dans le désert comme pour lui rappeler les souvenirs d'avant l'indépendance, ensuite sommé à résidence surveillée. Il tomba dans l'oubli et l'anonymat jusqu'à sa mort à son domicile à Alger le 24 décembre 1985.

Toute société a besoin d'une autorité exerçant le pouvoir. C'est grâce à elle que la stabilité et la cohésion du groupe est assurée ainsi que la sécurité de ses individus. Dans certaines sociétés, le pouvoir est concentré au sein d'un seul ou de quelques individus, tels que les monarchies absolues, les dictatures, ou tout autre régime totalitaire. Alors que dans d'autres, il est plus au niveau des institutions officielles ou traditionnelles, telles que les parlements, les conseils de sages tribaux ou religieux. « Rien ne se perd, rien se crée, tout se transforme » nous dit-on. En Physique, c'est la loi fondamentale de conservation de la matière, dite Loi de Lavoisier. Elle peut, toutefois, s'appliquer également dans la vie de n'importe quelle société : Toute partie du pouvoir perdue par les institutions se retrouve forcément récupérée par un ou quelques individus et inversement.

Le souci quotidien de chaque citoyen conscient, doit être : Comment faire de son existence un combat permanent pour renforcer, davantage et pour toujours, le pouvoir des institutions de son pays. Des institutions qui doivent être clairement définies et identifiées dans une Constitution qui aura la liberté comme axe central avec une séparation totale des pouvoirs : législatif, exécutif et judicaire.

Je me dis, peut-être un jour nous aurons un lieu, comme à Philadelphie, que nous pourrons visiter avec nos enfants. Nous leur dirons que, tel jour et telle année, des sages de notre Nation se sont réunis pour proposer à notre peuple la Constitution de notre Algérie moderne. Un tel jour ne pourra venir par la résignation et encore moins par le désespoir. Nous sommes condamnés à espérer et surtout, à agir, tout simplement, parce que c'est de l'avenir de notre pays et de celui de nos enfants dont il s'agit.

* Docteur en Physique