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Alger-Tunis, itinéraires croisés

par Abed Charef

Tunisie et Algérie prennent des orientations différentes. A un quatre d'histoire, chacun des deux pays remonte l'histoire de son voisin.

En ce début 2014, un voyage mérite d'être effectué. Un voyage entre Alger et Tunis, une remontée dans le temps. Pour mesurer l'étendue du décalage qui sépare désormais les deux pays. Aussi bien en matière de culture que de pratique politiques, la Tunisie, naguère figée dans un régime policier sclérosé, a pris une longueur d'avance, en réussissant une accélération démocratique remarquable. A l'inverse, l'Algérie, très en avance il y a deux décennies, avec une culture politique égalitaire et un penchant marqué pour la révolte et la contestation, a subi une régression continue, pour déboucher, en 2014, sur une situation que personne n'envisageait il y a trente ans.

Petit rappel. La Tunisie de Bourguiba, et notamment celle de la fin de son règne, ressemblait étrangement à l'Algérie d'aujourd'hui. Le Combattant Suprême, alors âgé, affaibli, diminué physiquement, avait peu à peu perdu ses facultés. Selon certains de ses proches, son état s'était tellement dégradé qu'il n'avait plus que quelques rares moments de lucidité par jour. Ses partisans mettaient en avant son immense apport à l'indépendance du pays, pendant que ses adversaires soulignaient les carences du système qu'il avait mis en place et la lente dérive alors en cours. Autour de lui, gravitaient dauphins désignés ou autoproclamés, épouse, parents, affairistes de tous bords, chacun essayant de tirer profit de la situation pour tout de suite, ou de se placer pour le long terme.

Quand Zine El-Abidine Ben Ali avait pris le pouvoir, en destituant le vieux président en novembre 1987, la fin de Bourguiba avait été vécue presque comme une délivrance. Le nouvel homme fort de la Tunisie apparaissait comme le représentant d'une nouvelle génération, moderne, ouvert, ambitieux pour son pays. Est-ce la conjoncture politique de l'époque, avec la montée en puissance de la menace islamiste, ou est-ce la nature de l'homme, un général-policier sans état d'âme, qui a imposé à la Tunisie le cheminement qu'elle a subi plus tard? Toujours est-il que Ben Ali, qui avait moins d'aura et moins de légitimité historique que Bourguiba, est devenu plus autoritaire que son prédécesseur. Jusqu'à ce que Bouazizi s'en mêle.

Un président âgé et malade, une atmosphère de fin règne, des intrigues de palais, des histoires de policiers et de militaires qui règlent leurs comptes, des successeurs, déclarés ou non, qui s'impatientent : parle-t-on de la Tunisie des années 1980 ou de l'Algérie de 2014 ? Le parallèle est frappant. Il est encore plus grand quand on évoque cette question que les pères de l'indépendance n'ont pas réglée, ni en Algérie, ni en Tunisie : il n'y a pas de règles admises pour accéder au pouvoir, encore moins pour le quitter. Et en dernier ressort, c'est l'armée qui en décide.

Avancer, reculer

Le cheminement de chaque pays pour arriver à la situation actuelle a été très différent. La Tunisie s'était abandonnée à un homme providentiel, Habib Bourguiba, père de l'indépendance. Celui-ci avait une longueur d'avance sur son temps, mais il n'est pas allé au bout de sa logique. Il n'a pas réussi à mettre en place les mécanismes institutionnels qui feraient de la succession un acte banal, sans douleur. Ben Ali a donné l'illusion de pouvoir aller plus loin, avant de s'installer à son tour dans un néo-bourguibisme, avec les mêmes phénomènes de cour, d'affairisme et d'intrigues, mêlant famille, amis et parrains.

C'est la Tunisie pos-Ben Ali qui a accompli le miracle. Avec un attelage improbable, mêlant islamistes, nationalistes et militants de gauche. Malgré les pressions, les risques de dérapage, les conflits ouverts, malgré les provocations et les difficultés économiques, ces partenaires ont fait ce qu'aucun pays arabe n'a réussi avant eux : négocier, accepter les divergences, se brouiller, rompre, puis revenir à la table des négociations, passer des nuits à discuter à propos de points et de virgules, jusqu'à aboutir à la constitution la plus élaborée du monde arabe, une constitution qui consacre la liberté de conscience. Aucun parti islamiste n'avait fait cet effort auparavant. Aucun démocrate n'a fait preuve d'autant de détermination et d'abnégation pour arriver à ce résultat.

Quant à l'Algérie, elle a réussi, en moins d'un demi-siècle, à faire le chemin inverse. Après la constitution de 1989, qui consacrait le pluralisme et mettait en place des pouvoirs et des contre-pouvoirs très élaborés, elle s'est engagée dans un long processus pour détricoter ce qu'elle avait construit dans l'euphorie de l'explosion démocratique post-octobre 1988. Elle a patiemment et méthodiquement défait ce qui avait été accompli. Elle a éliminé l'activité politique, elle a vidé les partis de leur substance, laminé l'opposition, fait exploser les représentants sociales, détruit la société civile, pour laisser un « chaos debout », selon la formule de Ghania Mouffok. Sur le plan moral et institutionnel, le pays semble avoir été dévasté par un tsunami. Jusqu'à ce se demander aujourd'hui si, avec cette histoire de quatrième mandat, on est vraiment dans cette Algérie révolutionnaire, jeune, bouillonnante, égalitaire et populiste, ou si on est dans la molle Tunisie de Bourguiba.