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Messali Hadj et Ferhat Abbas, le patriote visionnaire et le révolutionnaire malgré lui

par Omar Merzoug

Par leur envergure, leurs parcours et leur influence, Messali Hadj et Ferhat Abbas sont les deux figures majeures du nationalisme algérien. Luttant, combattant, bataillant parallèlement pour l'émancipation du pays, ils ont connu la paille sèche des prisons et les rigueurs de l'exil.

Tous deux ont eu les mêmes adversaires, ils ont été assaillis par les mêmes doutes et se sont donné les mêmes objectifs, la reconnaissance de la dignité du peuple algérien. Si aucun d'eux n'a jamais renoncé à ses aspirations, ils ont été, l'un et l'autre, pris de court par l'insurrection de " La Toussaint rouge". Messali s'en est détourné et l'a reniée comme on ne renie un enfant illégitime, de surcroît frondeur et rebelle, Abbas s'y est rallié de justesse, aidé en cela par une prescience, née de sa longue expérience politique. L'Après-indépendance leur a réservé des épreuves douloureusement ressenties.

Le nom et les combats de Messali Hadj ont été occultés par une amnésie organisée. Il mourra en exil, sans avoir jamais revu le pays dont il avait le premier réclamé l'indépendance alors que Ferhat Abbas, embastillé, assigné à résidence, a reçu, peu avant sa mort, le 30 octobre 1984, la médaille du résistant de la main du président Chadli.

Messali Hadj s'est très tôt identifié à l'idéal indépendantiste et put donner libre cours à sa passion pour la liberté et le relèvement du peuple algérien outragé, humilié, piétiné par la colonisation.D'un tempérament moins activiste, Ferhat Abbas a d'abord milité pour l'assimilation des Algériens dans le cadre de la citoyenneté française. Persuadé de la vocation émancipatrice de la France, il emprunta, pour parvenir à ses fins, des chemins serpentins et sinueux. Il crut que la République française, comme cela se vit en la personne de Clémenceau parvenant à mettre au pas le lobby colonial ou, plus tard, De Gaulle jugulant les révoltes des Français d'Algérie, pourrait faire rendre gorge aux potentats de la colonisation qui faisaient obstacle à toutes les réformes. Que de fois, des projets de réforme furent remisés, que de fois des administrateurs soucieux d'améliorer la condition des " indigènes " furent rappelés par Paris. Un exemple que cite Abbas lui-même : " La nomination en 1927 d'un gouverneur général de 'gauche', M. Maurice Violette avait fait naître quelques espérances dans les milieux musulmans. Nous étions à la veille des fêtes du centenaire de la colonie. M. Maurice Violette voulait que l'année 1930 servît de point de départ à une nouvelle politique moins colonialiste, plus humaine et plus réaliste. Evidemment, c'était compter sans l'égoïsme et l'aberration du colonat. Murés dans leur égoïsme, les féodaux terriens mirent tant de force à combattre la nouvelle politique que le Gouvernement français une fois de plus s'inclina et rappela son gouverneur ". (La Nuit coloniale, pp 118-119). Les féodaux terriens, c'était les Morinaud, les Cuttoli, les Valet, les Bertagna, les Morel, les Abbo et Froger qui eurent la peau du gouverneur Violette. Il fut remplacé par Pierre Bordes, ancien préfet de Constantine qui fit la politique des potentats de la colonisation. C'est l'analyse qu'en fait Abbas, en 1960, avec le recul du temps. Mais, à l'époque, cela n'a pas suffi à faire comprendre à Abbas que la voie politique était d'ores et déjà barrée.

Il poursuivit longtemps ces chimères jusqu'au jour où la déception lui fit prononcer des paroles amères à l'encontre de ceux qui l'avaient floué et même mystifié. " Depuis le 1er novembre, nous avons des événements très graves en Algérie. Il y a ceux que le colonialisme a appelé les hors la loi. Eh bien depuis 1948, c'est le régime colonial qui a défié la loi, c'est le régime colonial qui a violé la loi, c'est le régime colonial qui a bafoué les droits que la France républicaine a accordés aux Algériens musulmans. Et aujourd'hui on vient nous dire qu'il y a des hors-la-loi ? Il n'y a qu'un seul personnage qui soit hors la loi en Algérie, c'est le régime colonial lui-même. Les hors-la-loi, ce sont les préfets, ce sont les maires, ces sont les administrateurs de communes mixtes " Cette tirade gorgée de ressentiment fut le prélude à son engagement dans la résistance armée. Alors que Messali Hadj apparaît comme un génial visionnaire, un battant infatigable mettant son indestructible volonté au service de l'idéal indépendantiste, Ferhat Abbas incarne le combat politique avec toute la gamme de ses nuances, avec ses avancées et ses reculs, ses subtilités et ses finesses, ses maladresses et ses difficultés.Tous deux ont représenté le nationalisme algérien et lui ont imprimé son double visage : le premier empreint d'une radicale intransigeance, se présente sous les traits d'un courant plébéien porté par un " prophète " patriote et le second, plus politique, plus bourgeois aussi, qui ne versa dans la révolution qu'après avoir désespéré de la République française et du système colonial. Tous deux de modeste extraction, mais de formation différente et de caractère antagoniste, Messali et Abbas marquèrent les esprits. L'un, orateur d'exception, tonna par des philippiques mémorables contre le colonat qui menait la vie dure et la rendait exécrable aux Algériens, et l'autre emprunta les voies de la diplomatie où on ne saurait trop élever la voix, où les protestations sont polies, enveloppées dans une rhétorique dont les figures ouatées atténuent la virulence. Nés à peu près à la même époque, ils diffèrent à peu près en tout, Messali croyant fermement qu'il n'est pas d'autre voie que la violence pour arracher la liberté et l'indépendance, Abbas pariant sur les méthodes politiques, voire politiciennes, se détournant de la violence révolutionnaire pour ne s'y rallier que du bout des lèvres. L'un croyant fermement à la patrie et à un Etat algériens qu'il importe de libérer et de ressusciter par tous les moyens, posant comme condition sine qua non l'expulsion de l'occupant français, l'autre publiant dans son journal " L'Entente " une déclaration niant l'existence de la patrie algérienne et clouant au pilori ceux qui auraient l'idée de mourir pour elle. " Je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n'existe pas " et, non content de nier la réalité de la patrie, il enfonce le clou : " J'ai interrogé l'histoire, j'ai interrogé les vivants et les morts, j'ai visité les cimetières, nul ne m'en a parlé. On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons une fois pour toutes écarté les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à l'œuvre française dans ce pays " et il concluait: " Sans émancipation des indigènes, il n'y a pas d'Algérie française durable " sans s'aviser alors que l'émancipation des " indigènes " ne pouvait signifier que la ruine de l'Algérie française. Plus tard, quand il se sera engagé dans le FLN, Abbas aura acquis la certitude que, dans le système colonial, l'émancipation des Algériens était un miroir aux alouettes. Il le dira en des formules assez fortes pour racheter ce malheureux texte publié dans " L'Entente " à un moment où il était déjà assez clair que le puissant lobby colonial bloquait toute tentative d'émancipation des Algériens, et c'est du reste ce qu'il fit. " Le régime colonial n'ouvrait devant lui aucune perspective. L'horizon était bouché. Face à nos revendications économiques, sociales et politiques, les pouvoirs publics, soumis aux ordres du colonat, ne recouraient qu'à la répression et à la prison " écrit éloquemment Abbas dans " La Nuit coloniale ". Abbas n'avait pas tort de réagir ainsi car, à l'époque, les disciples de l'écrivain colonialiste Louis Bertrand (1866-1941) se signalaient,en 1922, dans " La Revue latine " par ces déclarations qui se passent de tout commentaire : " Nous, Français, sommes chez nous en Algérie. Nous nous sommes rendu maîtres du pays par la force, car une conquête ne peut se réaliser que par la force et implique nécessairement le fait qu'il y a eu des vainqueurs et des vaincus. Lorsque ceux-ci ont été matés, nous avons pu organiser le pays et cette organisation affirme encore l'idée de supériorité du vainqueur sur le vaincu, du civilisé sur l'homme inférieur "

Messali Hadj, homme aux convictions indépendantistes têtues, avait du peuple une connaissance profonde et il ressentait vivement les humiliations, l'état de servitude où il le voyait réduit. Cette sympathie, au sens étymologique, a conditionné ses positions politiques et ce sentiment profond donnait à ses réquisitoires contre le système colonial cette force de persuasion qui manquait aux dissertations trop polies, trop bien écrites du bourgeois Abbas ressemblant, parfois à s'y méprendre, à un député radical du Gers ou de l'Aveyron. Messali Hadj devint l'idole du peuple alors qu'Abbas était plutôt le représentant de la petite bourgeoisie algérienne qui souffrait certes du colonialisme, mais dont les souffrances étaient peu de chose comparées à celle de la paysannerie dépossédée de tout. Messali s'imposa par son style plébéien, sa faconde orientale, son vêtement qui lui donnait l'allure d'un insurgé en djellaba, Abbas s'est signalé à l'attention par son caractère de musulman laïque, héritier de Kamel Ataturk et, somme toute, de ces républicains portant le fez.

Par ses discours et par son action, Messali devint le fléau du colonialisme qui n'eut de cesse de l'exiler ou de le mettre sous les barreaux et, de fait,le tribun nationaliste passa des années loin de l'Algérie et cela seul explique que le 1er novembre l'ait dérouté. Si à Paris, on se félicitait de l'adresse et de la souplesse d'Abbas, aux yeux des Français d'Algérie, sa dialectique et sa maîtrise des fondamentaux de l'histoire et de la culture française le rendaitplus subversif que le plébéien Messali. Abbas montrait comment on pouvait insidieusement tourner contre la France colonialeles idéaux de la République.Ne disait-on pas chez les fanatiques de la colonisation : " Ferhat Abbas est plus dangereux que Messali Hadj ". Ce qui ne les empêchait pas de vouer aux gémonies l'inflexibilité de Messali. Le zèle des potentats de la colonisation redoublait de constance dans les entraves qu'ils multipliaient devant les revendications des musulmans portées par Messali et Abbas.

Le contraste de l'itinéraire politique et militant de ces deux monstres sacrés du nationalisme algérien s'explique aussi bien par la différence de leur expérience existentielle. Né à l'orée du XXe siècle, théâtre de deux grandes guerres mondiales (toutes deux, de vraies boucheries), de la naissance et de l'épanouissement des fascismes, du déclin puis de la mort du colonialisme sous sa forme classique du moins, de la naissance du Tiers-monde sans compter de l'extraordinaire floraison artistique et du progrès exponentiel des sciences et des techniques, Messali grandit à Tlemcen. Chargée de gloire et d'histoire, encadrée par les ruines de l'antique Mansoura et par le mausolée Sidi Boumediène, c'est une ville fière de son passé depuis Youssef ibn Tachfîn jusqu'à l'arrivée des Turcs au milieu du XVIe siècle. Les ascendants de Messali, qui y résident depuis des générations, sont d'extraction kouloughli, c'est-à-dire issus de mariages contractés entre Turcs et Arabes venus d'Andalousie. Le père de Messali était affilié à la confrérie des Derqaoua, un ordre religieux caractérisé par sa pauvreté et poursuivant l'idéal d'une société où n'existerait ni pauvres ni riches.     La confrérie des Darqaous recommande le détachement et l'obéissance à Dieu seul, à l'exclusion des pouvoirs temporels quels qu'ils soient. L'un de leurs grands maîtres, Abderrahmane Djamel al-Fassî, les exhortait à se tenir éloignés des détenteurs de pouvoirs et de leurs cours où ne règne que le mal et la corruption. Dans une enquête très fouillée, Octave Depont et Xavier Coppolani affirment que l'on croyait reconnaître la main de ces sicaires farouches dans les soulèvements contre l'ordre colonial. Messali dit lui-même qu'il a reçu de son père les premiers rudiments de patriotisme. En effet, un jour de retour d'une des rondes que le père de Messali était contraint d'accomplir, dans les rudes nuits hivernales, le jeune Messali entend son père murmurer : " Quand je pense qu'il faut garder ceux qui ont volé notre pays ". Messali ajoute dans ses confessions à un journaliste de " La Nation socialiste " qui l'interrogeait, en 1961: " Mon père m'a fait comprendre la nécessité de la lutte nationale pour recouvrer notre dignité ". (cité par Benjamin Stora, dans son Messali Hadj) A vrai dire, comme beaucoup de musulmans, le père de Messali nourrissait l'espoir fervent du redressement de la Umma musulmane et il suivait l'actualité politique avec un vif intérêt.

Telles ne furent pas exactement les premières impressions du jeune Ferhat Abbas, cadet d'un an de Messali. Né en 1899 aux Affirs, un douar proche de Taher, gros village de la région de Jijel, il est le quatrième fils de Saïd Abbas. Là aussi le lieu et la naissance dessinent en creux le caractère et déterminent dans une certaine mesure le sentiment de la vie et les orientations politiques. Abbas est né dans une zone qui a été érigée en frontière. Le bourg Taher est " l'un des quatre villages fortifiés construits vers 1875 aux limites de la plaine de Djidjelli où venaient d'être installés d'assez nombreux colons d'origine alsacienne : l'un de ces villages s'appelle d'ailleurs Strasbourg. Cette ceinture de places fortes situées au pied de la montagne avait évidemment pour objectif de protéger la plaine contre les tribus refoulées dans les montagnes : il est piquant de constater que le leader du mouvement nationaliste algérien est né sur cette zone frontière entre colonisation et paysannerie frustrée " (Jean Lacouture, Cinq hommes et la France, pp.265-324). Mais il est juste de rappeler que même s'il s'est éloigné du monde paysan, Abbas a conservé assez de souvenirs de cette condition pour être ému par la situation misérable des fellahs. " Ah ! Cette misère du pauvre fellah ! Personne ne la soupçonne ! Elle est grande, elle est infinie. Elle est telle que le paysan se confond parfois avec la bête. Te voilà, mon frère, hébété, fiévreux, malade. Il pleut, il neige, tu as froid, tu as faim. Ton unique gandoura moule ton corps dévoré par des plaies fétides et tu ne peux même plus souffrir. Je souffre pour toi, ami, car toi c'est moi et moi c'est toi " (L'Exode des ouvriers algériens en France " in " Le Trait d'Union ", article repris dans " Le Jeune Algérien "). En effet, Abbas revendiquait l'étiquette de " fils et petit-fils de Fellah". Le grand-père d'Abbas avait subi les contrecoups de la répression subséquente à la révolte d'Al-Mokrani de 1870-71. Il fut chassé de ses terres et contraint à gagner les zones urbaines. Le père d'Abbas, Saïd, dut chercher un emploi d'ouvrier de ferme. En se chargeant d'achat et de ventes pour le compte d'un gros colon, M.Veygie, Saïd Abbas parvint à gagner sa confiance. Il fut alors nommé caïd, puis bachagha et même promu commandeur de la Légion d'honneur.

Rien dans la vie des parents de Messali ne pouvait donner l'exemple d'une quelconque amélioration ou de quelque promotion que ce soit. L'expérience directe de Messali est celle de l'oppression coloniale presque nue et c'est dans ce sentiment d'humiliation que se forgent ses convictions inébranlables. C'est à leur lumière que s'expliquent la radicalité et l'intransigeance qui seront les siennes. Très jeune, Messali abandonne l'école et se fait travailleur. A dix ans, il est engagé comme apprenti coiffeur et puis, un peu plus tard, apprenti cordonnier et il dut même quitter sa famille pour travailler comme garçon épicier. A l'inverse de Ferhat Abbas quiapprenait sur les bancs de l'école républicaine à déchiffrer le monde selon le prisme de la culture française, le jeune Messali est affronté à la réalité de l'exploitation, de l'humiliation et de la misère. Ce sont des expériences qui marquent au fer rouge. D'où sa radicalité qui jaillissait du dur apprentissage de l'existence. En effet, dès 1927, Messali qui fait ses classes de militant au sein du mouvement ouvrier français, réclame l'indépendance du pays, le départ des troupes d'occupation, un gouvernement révolutionnaire et une Assemblée constituante.Au début des années 1920, c'est à l'initiative du Komintern (l'Internationale communiste) qu'est créée l'Etoile Nord-africaine. L'air est à la révolution et le retentissement de la grande secousse d'octobre 1917 se fait durablement sentir. Il est des répliques partout, en Allemagne avec le mouvement spartakiste, en Hongrie avec le gouvernement Bela Kun. Mais assez vite, Messali s'affranchit de l'emprise communiste : " Les Algériens veulent l'indépendance de leur pays, non une tutelle communiste " disait-il. En effet, contre les forces du colonat et de la république conjuguées, l'unité de tous les colonisés contre le colonialisme n'était pas de trop. La réalité est que les Algériens se trouvaient en face d'un système impitoyable dont l'injustice était l'âme : Nul mieux que Ferhat Abbas ne l'a dit : " Aucune colonisation n'a été plus injuste que celle de la France en Algérie. Aucun système colonial n'a eu, avec plus de cynisme et de férocité, la pensée de détruire le peuple vaincu. N'ayant pu y parvenir, il crut habile de l'enfermer dans un paternalisme hypocrite et dans une formule juridique mensongère. Quand un Algérien se disait arabe, les juristes français lui répondaient: " Non, tu es français ". Quand il réclamait les droits des Français, les mêmes juristes lui répondaient : " Non, tu es un Arabe "