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Les 144 années qui ont changé la face du monde ?

par Medjdoub Hamed

Dans la première partie de l'analyse (1), on avait parlé que deux grandes forces menaient le monde, celle des idées et celle de l'or, comme l'a affirmé Godefroid Kurth. Cependant, on avait ajouté, qu'au-delà des idées et de l'or, il y a un processus naturel qui est intégré intimement au développement du monde. Il fait réellement corps avec l'évolution des peuples. Une question a été posée : « comment appréhender ce processus inné et inscrit dans l'Histoire ? » Ce processus qui paraît aujourd'hui insidieux voire incompréhensible n'en demeure pas moins qu'il est à l'œuvre dans l'évolution du monde.

Il faut seulement rappeler que le néocolonialisme qui a été dénoncé comme une résurgence d'une nouvelle forme de domination impérialiste joue de moins en moins dans les systèmes politiques des pays du Sud. Dans les années 1960 à 1980, combattre le néo-colonialisme économique était réellement pour les peuples du Sud un leitmotiv tant sur le plan politique, économique que culturel. Aujourd'hui le néocolonialisme a pris une nouvelle figure, le combat s'est inversé, ce n'est plus le Sud qui lutte contre la domination du Nord, mais le Nord qui lutte contre les avancées du sud. L'interpénétration des civilisations surtout en Europe provoque cette peur du Nord d'être aliéné de son identité. Et c'est la raison pour laquelle des penseurs n'hésitent pas, compte tenu du déclin économique de l'Occident, de parler de choc de civilisations.

En réalité, les avancées de l'islam y compris la pression judaïque dans le monde le doit à la mutation géopolitique, économique, culturelle et cultuelle du monde, depuis la décolonisation qui a changé les rapports Nord-Sud. Des grands ensembles multiraciaux, multiethniques et multi-religieux se sont construits de par le monde. Les États-Unis en sont un exemple éloquent, pays où le peuplement le doit à l'expansion européenne et à la population d'esclaves africains amenés de force pour l'exploitation de grandes plantations de cotons? L'Australie, l'Afrique du Sud? en sont d'autres exemples. Le brassage racial est donc naturel pour tous les pays qui ont été associés à ces phénomènes.

En Europe, par exemple, le « droit au sol » qui s'est substitué au « droit au sang » pour les communautés non-européennes transplantées en font aujourd'hui des membres à part entière de la communauté européenne, ce qui n'existait pas du temps de la colonisation. Donc, il y a un « processus inné de progrès » qui se développe et va au-delà de la volonté des hommes. Si nous prenons le débat en Europe, notamment en France, sur la laïcité et l'islam, l'affrontement masque en réalité un problème racial et anthropologique que le déclin économique de l'Europe a encore compliqué le vivre-ensemble des communautés. Le musulman devient un bouc émissaire tout trouvé dans le déclin mal accepté. Et là aussi, cette « acceptation de l'autre » passe par une longue maturation des esprits, ce qui requiert, comme ce qui s'est passé pour la décolonisation des peuples d'Afrique et d'Asie, une « décolonisation des esprits » en Europe.

Ceci étant, pour comprendre les phénomènes historiques, aujourd'hui, et appréhender mieux notre présent et un futur proche du monde, poursuivons notre analyse sur les cycles Kondratieff « reformulés ».

1. Rappel de la reformulation du premier cycle Kondratieff de « transition »

On a vu que l'indépendance des treize colonies anglaises d'Amérique dans les années 1770 le doit à la Guerre des Sept ans (1756-1763). Une guerre qui eut pour enjeu les colonies d'Amérique (Canada, Louisiane, Virginie, Maryland, Pennsylvanie?, l'Inde et la Terre-Neuve) opposa les puissances européennes pour se terminer pour l'Angleterre, malgré sa victoire sr la France, par une détérioration de ses finances publiques. Précisément les guerres menées par les souverains européens dans leurs luttes intestines ne prirent pas en compte les aspirations de leurs peuples. Toutes les guerres européennes consistaient à agrandir leurs royaumes ou leurs empires coloniaux tantôt au dépens d'une puissance ou d'une alliance tantôt au dépens d'une autre. Les peuples n'avaient pas de droit sur leur destinée. Précisément la Guerre des Sept ans sera le premier jalon qui annoncera progressivement la fin de l'absolutisme en Europe et le début d'une nouvelle marche du monde.

En effet, cette guerre, et malgré la victoire de l'Angleterre sur la France qui perdit son empire colonial en Amérique et en Inde (Traité de Paris, 1763), entraîne une grave détérioration des finances publiques de la couronne britannique. La décision d'augmenter la taxation des économies des colonies américaines et l'imposition d'un protectionnisme commercial ? les colonies ne devaient commercer qu'avec les pays de l'empire britannique ?, pour renflouer ses finances, provoqua ce qui n'était pas prévu dans les plans anglais. Pour la première fois, un peuple d'origine européenne, loin de l'Europe et donc de la « laisse royale dans laquelle sont enfermés les peuples d'Europe », va se rebeller et engager une guerre contre son souverain et, par sa victoire sur lui, ouvrir la voie aux autres peuples. C'est ainsi que les treize colonies américaines de la couronne britannique, en 1776, conquirent leur indépendance.

Mais cette victoire américaine ne s'est pas faite sans alliance avec une puissance européenne. Les colonies ne pouvaient vaincre sans le soutien logistique et militaire d'une autre puissance. Précisément, le soutien sera offert par une puissance européenne, en l'occurrence la France, qui cherchait à prendre sa revanche sur l'Angleterre par sa défaite lors de la Guerre des Sept ans. Et là encore, son entrée en guerre contre l'Angleterre en 1778 qui consacra la victoire des treize colonies et imposa aux Anglais la capitulation de Yorktown suivie du Traité de Versailles (1783) provoqua ce qui n'était pas prévu dans les plans français. Les expéditions militaires françaises en Amérique mettent à mal les finances publiques du royaume. A l'instar des treize colonies américaines, le peuple français dont la situation économique, politique et sociale (misère des paysans et des artisans, la famine, refus de l'aristocratie d'être fiscalisée, prise de conscience des abus du pouvoir, idées nouvelles diffusées par J.J. Rousseau, Montesquieu?) provoquèrent la première révolution de 1789 qui allait marquer le monde. Non seulement, elle mit fin à l'abolition de la monarchie mais ouvrit un processus de déliquescence ininterrompue des régimes monarchiques absolutistes. Les guerres napoléoniennes qui provoquèrent une « mini-guerre mondiale » puisqu'en s'attaquant à toutes les puissances européennes, elles s'attaquaient aussi à leurs empires coloniaux dans le monde.

Toute l'Europe absolutiste se ligua, dans un premier temps, contre la France révolutionnaire et, dans un deuxième temps l'empire napoléonien né de l'histoire de la France révolutionnaire et de la destinée d'un seul homme, Napoléon Bonaparte. Pourquoi Napoléon ? Et pourquoi l'empire napoléonien ? Il est évident que battre les empires nécessitait la mise sur pied d'un autre empire dont la souche ne venait pas d'une lignée des monarques absolutistes mais d'une lignée plébéienne. Précisément, à travers Napoléon, c'est tout un peuple et des peuples européens conquis qui combattaient les monarques européens. Ce qui signifiait que les victoires napoléoniennes étaient remportées non sur les peuples mais sur les régimes politiques monarchistes qui les asservissaient. Seule explication logique et cohérente de la formidable épopée napoléonienne contre les coalitions des souverains d'Europe.

Mais la fin de l'empire et la restauration de la monarchie en France n'arrêtera pas le processus déjà en marche. L'histoire ne retournera pas en arrière. Le Congrès de Vienne en 1815, un vaste plan de reconstitution politique et de remaniements territoriaux par les anciens souverains chassés par la révolution et leur rétablissement sur leurs trônes que le temps que s'affermissent les volontés populaires. Et le signal viendra pour une seconde fois de la France.

Un mouvement national-libéral et la liberté de presse en France, en 1930, fera crouler le pacte de la Sainte-Alliance ligue. Cette « société de secours mutuel des monarques » peut-elle résister aux sauts de l'Histoire ? Elle est magistralement démontrée par la révolution de 1848 qui mettra fin définitivement à la monarchie absolutiste en France. Là encore, c'est la France pour une troisième fois enclenchera un même processus qu'en 1789. « Une nouvelle révolution en 1848 puis un nouveau empire » pour donner un nouvel ordre européen qui retentira longtemps le continent européen. L'histoire se répète ? Et si elle ne se répétait que pour marquer la fin d'un système ?

La révolution de1848 sonna le « printemps des peuples d'Europe ». Partout en Europe, dans la confédération germanique, et dans les pays sous domination de l'Autriche, en Italie? les peuples se liguèrent pour mettre fin au Traité de 1815 (Restauration). Et donc au morcellement de l'Italie en petites monarchies absolutistes et de l'Allemagne dont les puissances monarchistes européennes craignaient leur regroupement. Et là encore ce sont les guerres entre les puissances européennes, où la France jouera un rôle central comme avec l'Angleterre lors de l'indépendance des colonies anglaises en Amérique. C'est ainsi que plusieurs guerres, conséquences de la révolution de 1848, auront un caractère déterminant dans ce cycle finissant de Kondratieff (1770-1870) reformulé. La défaite française face à la Prusse alliés aux duchés allemands (1870-1671) marquera un tournant dans l'histoire de l'Europe. Et mit fin au rôle central que la France eut dans les affaires du monde. Désormais la carte de l'Europe est plantée avec l'unité allemande et italienne. Ces deux nouveaux pays vont peser sur le destin de l'Europe et du monde.

2. Le deuxième cycle Kondratieff reformulé 1870-1945 : première phase

Après 1870, le monde va réellement changer. L'industrie a pris un développement prodigieux dans les pays occidentaux. Les usines modernisées grâce au progrès du machinisme et aux applications de l'électricité, occupent des milliers d'ouvriers. Les masses ouvrières se multiplient, et dans leur sein se répandront des idées d'égalité. Déjà en 1848, la révolution de février avait été menée par des socialistes contre la monarchie libérale et bourgeoise. Progressivement la puissance ouvrière va augmenter pour devenir prépondérante à la fin du XIXe siècle et début du XXe.

Le développement économique est en plein essor. La haute finance mondiale influencera la politique des Etats. Pourquoi la paix durant ces quarante années qui séparent 1870 au premier Conflit mondial 1914-1918 ? La paix se maintiendra pour différentes raisons. L'Angleterre développait son empire colonial tout en se débattant dans des difficultés intérieures, notamment dans la question irlandaise. La France, affaiblie, poursuivait son expansion en Afrique et en Indochine. L'Allemagne et l'Italie doivent consolidaient leur unité. L'Autriche, expulsée de l'Allemagne, cherchait des compensations dans les Balkans. La Russie conquérait l'Asie centrale et avançait vers le Pacifique. Les États-Unis qui se sont étendus à travers le Far West restaient fidèles au principe proclamé en 1823 par Monroë : « l'Amérique aux Américains ». La question de l'esclavage des noirs fit éclater, en 1861, la guerre de sécession après l'élection du président « abolitionniste » Abraham Lincoln. Les républiques latines et de l'Amérique centrale se débattent dans d'interminables révolutions. Le Japon s'est lancé dans l'ère du progrès (le Meiji), par la révolution de 1868 qui renversa la puissance moyenâgeuse du shogun et raffermit l'autorité de l'empereur. Ainsi se comprenait pourquoi les puissances avaient intérêt à rester pacifiques et à se replier sur elles-mêmes. D'autant plus que les armements de guerre ont progressé d'une manière effroyable. La mitrailleuse et le fusil à répétition ont été découverts durant la deuxième moitié du XIXe siècle. Pour ne citer que le monument, à Hyde Park Corner, à Londres, à la mémoire des mitrailleurs britanniques de la Grande Guerre. Il porte cette inscription terrible : « Saül a tué par milliers, mais David a tué par dizaines de milliers. Deux hommes servant une mitrailleuse en valait cent, parfois un millier de fusils ? C'est dire l'effroi légitime qu'elles peuvent provoquer dans les conflits armés. Et on comprend pourquoi la pénétration coloniale a été facilitée par ces nouveaux armements.

Sous la poussée démographique en Europe et la recherche de débouchés et de matières premières pour les puissances, l'unité de l'Allemagne et de l'Italie et leur entrée dans la compétition dans le partage du monde vont accélérer l'histoire et enclencher une nouvelle et dernière phase de la colonisation. L'Allemagne et l'Italie réclament aussi leur place au soleil. La pénétration africaine est rapide. L'Allemagne (Togo, Cameroun, Sud-Ouest africain, une partie du Congo, îles Marshall, Mariannes?), l'Italie qui échoue en Ethiopie mais occupe la Tripolitaine et les îles Dodécanèse en mer Egée. Les États-Unis se convertissent à l'impérialisme colonial en 1898. La Belgique hérite l'Etat du Congo, en 1908. Et les litiges et antagonismes sont nombreux entre les puissances mais les guerres restent limitées.

Quant aux peuples colonisés, on ne peut penser que ce sont seulement les avancées dans les armements qui ont permis aux pays d'Europe de dominer le monde. La colonisation et la soumission des millions d'indigènes en Afrique et en Asie n'a pas été le fait seulement de la suprématie militaire de l'Occident. Si suprématie il y avait dans les phases précédentes et la dernière phase (1870-1914), en réalité cette suprématie a été le « fait des colonisés mêmes ». En effet, il est difficile d'admettre que ce sont les quelques centaines de milliers d'Européens, même puissamment armés, qui ont dominé les centaines de millions d'habitants d'Afrique, d'Asie et d'Amérique du Sud à l'époque. Excepté certains pays faiblement peuplés comme l'Amérique du Nord, l'Australie, la Sibérie? Aujourd'hui, l'Afrique, l'Asie et l'Amérique du Sud comptent pour cinq et demi milliards d'habitants et 75% de la croissance économique mondiale (derniers chiffres du FMI, janvier 2014).

Ceci est important, que l'histoire ne rapporte pas, c'est l'absence de conscience politique qui a amené des Africains, des Asiatiques et des Sud-américains armés par les Européens ? des « supplétifs dans les armées coloniales » qui se comptent par centaines de milliers d'hommes ? à coloniser les Africains, les Asiatiques et les Sud-américains. L'absence de sentiments politiques, de sentiments nationaux, a mis des tribus ou des micro-Etats africains, asiatiques et sud-américains au service de l'occupant impérialiste occidental. Des Hindous colonisaient des hindous, des Congolais des Congolais, des Marocains des marocains, des Sénégalais des Sénégalais, des Algériens des Algériens? Plus encore des Africains colonisaient des Indochinois, etc.

3. Conclusion de la deuxième partie

Ainsi se comprend pourquoi des grands pays comme l'Inde, une partie de la Chine, l'Egypte, l'Algérie? et toute l'Afrique, l'Amérique du Sud et l'Asie sauf le Japon se sont trouvés dominés par l'Europe et les États-Unis. Il faut s'attarder sur un principe colporté par des tiers-mondistes, qui est celui de « colonisabilité », i.e. que les Africains étaient colonisables. Si c'est ainsi, les Européens l'étaient aussi par le passé. Ils étaient « colonisables » les siècles passés par le « servage ». Colonisation et servage expriment à peu près la même chose sur le plan politique et social de l'individu. Un homme est entièrement soumis de vie et de mort à un autre homme.

Les souverains européens utilisaient des « armées de serfs » pour imposer la soumission de leurs peuples-serfs (français, anglais, allemands, russes?), dont la servitude était une condition non loin de l'esclavage. Un territoire dans les pays européens était cédé entre un noble et un autre avec son contenu, i.e. son bétail animal et humain. Il ne faut pas avoir peur des mots. Le monde s'est ainsi construit étapes par étapes, et même aujourd'hui ce processus n'est pas terminé. Sinon pourquoi les crises et les guerres ? Sauf qu'aujourd'hui, ce processus se développe avec une conscience humaine plus évoluée, plus consciente des problèmes du monde.

Ceci étant, que remarque-t-on dans cette poussée impérialiste occidentale à la fin du XIXe siècle ? Que les peuples des pays du reste du monde qui n'ont rien à voir avec l'essor industriel et technologique dont au fond ils n'avaient besoin, et aux ambitions de puissances des pays du Nord qui se disputaient leurs territoires, vont se trouver embringués, « englobés malgré eux par la colonisation », dans leurs antagonismes. Au-delà de la colonisation et de leur état d'infériorité que naguère étaient avant eux les peuples d'Europe et que ne doivent ces derniers leur début d'émancipation politique et sociale qu'à leurs révolutions successives, les pays hors-Occident deviennent aussi partie prenante dans cette accélération de l'Histoire. Et c'est là tout le sens et la richesse de l'Histoire qui dépassent les guerres et les souffrances des peuples. Que le monde, malgré sa diversité, reste frappé par ce principe dont on a parlé au début de l'analyse, un « principe inné et universel » qui préside, nonobstant les ambitions des puissances, aux destinées des peuples.

* Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale, Relations internationales et Prospective.

www.sens-du-monde.com

Note (1)

- Les 144 années qui ont changé la face du monde ? (Parte I) par Medjdoub Hamed. www.agoravox.fr

- Les approches menées par Kondratieff dans l'explication de la crise financière mondiale ? par Medjdoub Hamed. www.agoravox.fr