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Cette main étrangère?

par Mourad Benachenhou

Pour certaines personnalités «politiques» dont le poids au sein du système actuel n'est pas négligeable, et dont les ambitions dépassent de loin les limites de leurs propres capacités, la «main étrangère» est devenue l'explication à toutes les agitations qui, de temps à autre, mettent, spontanément, en mouvement les foules dans telle ou telle partie du pays.

L'ALGERIEN, UN ETRE INCONSCIENT ET PASSIF ?

Dans l'esprit de ceux qui la répètent a tu et à toi et en toutes circonstances, cette explication tient lieu d'analyse. Le problème est qu'elle n'est supportée par aucun fait concret pouvant appuyer les deux assertions sur les quelles elle repose implicitement: -l'incapacité des Algériens à comprendre l'origine du sentiment de frustration collectif qu'ils ressentent dans leur vie quotidienne, - leur passivité devant cette situation d'enfermement à la quelle ils se sentent condamnés.

Ces deux assertions débouchent sur la nécessité de l'intervention d'un élément «étranger» qui non seulement ferait prendre conscience aux Algériens de l'origine de leurs frustration, mais également les inciterait à réagir pour mettre fin à cette situation inconfortable. Selon les adeptes de cette analyse, l'Algérien ne serait pas capable non seulement de prendre conscience de ses maux, mais également d'en saisir les causes, et même d'y réagir.

UNE EXPLICATION INSULTANTE POUR LES ALGERIENS COMME POUR LES AUTORITES PUBLIQUES

De plus, et ce qui est une conséquence encore plus sérieuse de cette analyse, les services chargés de la sécurité du pays seraient eux-mêmes en défaut, car incapables de repérer et de neutraliser cette main «étrangère» avant qu'elle n'éveille et n'agite les foules algériennes.

Loin de rehausser le prestige des pouvoirs en place et de mieux asseoir leur autorité et leur légitimité face à une agression extérieure qui contrôlerait à volonté le moindre des évènements de foule dans le pays, cette explication est à la fois: - subversive, car elle implique la reconnaissance par les pouvoirs publics de leur faiblesse et de leur absence de contrôle sur leur propre peuple, et - stérile, elle est fondée sur la méconnaissance des facteurs qui conduisent les gens paisible à exprimer leurs frustrations de manière collective et violente, et donc n'ouvre pas la voie à la recherche de solutions acceptables pour toutes les parties en cause, protestataires comme administrations, et à la reprise par l'Etat du contrôle de la situation qui leur échappée.

Cette explication, aussi stérile qu'inutile, ne donne jamais lieu à élaboration sur la nationalité de cette main «étrangère;» car, s'il est avéré que cette main étrangère existe, les moyens diplomatiques et autres pourraient pour la convaincre de cesser d'intervenir dans les affaires intérieures du pays. Pointée du doigt et dénoncée clairement et publiquement, elle s'abstiendrait de se mêler de ce qui ne regarde pas et de chercher d'autres voies moins clandestine de sauvegarder ses intérêts matériels et stratégiques dans notre pays.

EXPLIQUER N'EST PAS JUSTIFIER

Ceux qui expliquent tout par la main «étrangère» seraient plus efficaces et joueraient effectivement le rôle qui leur est dévolu, du fait de leur titre et de leurs responsabilités officielles, s'ils cherchaient à comprendre pourquoi, brusquement, des membres paisibles d'une collectivité, sortent dans la rue et s'attaquent tant aux symboles de l'autorité publique qu'aux signes extérieurs de richesses de certaines couches de la population.

Expliquer n'est pas justifier. Il s'agit seulement de découvrir les facteurs qui, dans la situation de telle localité ou partie du pays, ont contribué à pousser les gens à contrevenir à l'ordre public, et à risquer l'arrestation, la condamnation et l'emprisonnement, au lieu de ressortir à des moyens pacifiques et légaux pour exprimer leurs doléances ou leur sentiment d'avoir été laissés pour compte au profit de telle ou telle autre partie de la collectivité à laquelle ils appartienne.

Il ne s'agit nullement de sympathiser avec les casseurs, ou de justifier leurs actes de vandalisme, mais de déterminer ce qui, dans la situation dont ils expriment le rejet par leurs actes de violence, pourrait être corrigé par des actions de caractère local, et ce qui est la conséquence de politiques nationales exigeant des changements d'orientations au plus haut niveau de l'État.

L'émeute, comme moyen d'expression d'une frustration collective, est condamnable, et aucune autorité publique, quel que soit le régime politique en place, n'accepte que l'ordre public soit perturbé; les forces de l'ordre, tout comme l'appareil judiciaire, sont toujours au premier rang dans la confrontation de ce type de situation.

Qu'on le veuille ou non, la répression est la première réponse aux troubles spontanés de l'ordre public, et la protection des biens publics ou privés est de la responsabilité des pouvoirs publics qui doivent utiliser, à bon escient, certes, et en usant de manière aussi modérée que possible, la force, rétablir la tranquillité et ramener rapidement le retour à la paix.

LA REPRESSION N'EST PAS TOUTE LA SOLUTION

La répression devient l'étape obligatoire vers la création d'une atmosphère propice à la prise en charge des doléances exprimées par la rue. Mais cette répression ne doit nullement être considérée comme la solution.

On ne règle pas les problèmes réels ou supposés, en nettoyant les rues de la foule en colère, en arrêtant les meneurs et les destructeurs de biens et les pillards.

On doit comprendre et aller au fonds de ce qui a poussé les gens à exprimer de manière violente leurs frustrations.

L'explication par la main «étrangère» implique que la voie de la répression n'est pas seulement privilégiée, mais qu'elle est considérée comme la seule solution, car elle implique que les émeutiers auraient agi sur la base d'incitations venues de l'étranger, et sans rapport avec la situation qu'ils vivent.

Ce n'est pas, cependant, en niant que l'émeute ait un rapport quelconque avec un vécu dont les facteurs peuvent être révélés par une analyse sérieuse et approfondie des circonstances de ce mouvement de foule, qu'on va dépasser la crise qu'il révèle.

ALLER AU DELA DES CIRCONSTANCES SPECIFIQUES LOCALES

Pour dépasser cette situation où la violence est privilégiée tant du côté des émeutiers que du côté des pouvoirs publics, ces derniers doivent faire preuve d'objectivité au lieu de se défausser sur une main «étrangère,» qui n'a rien à voir avec ces évènements.

Au delà des circonstances spécifiques à telle ou telle partie du pays, qui a connu des émeutes violentes, il y a un fait qui certainement constitue un commun dénominateur sous-tendant.

C'est le profond bouleversement qui a touché la société algérienne, du fait de l'ouverture sans limite de l'économie algérienne.

LA NOUVELLE SOCIETE ALGERIENNE

Une nouvelle classe de richards est née; elle a fait sa fortune essentiellement dans l'importation, en jouant à la fois de la surévaluation du dinar, et de l'inflation conséquence directe de l'aisance financière extérieure et de la sur liquidité monétaire qui l'accompagne; tout comme elle a bénéficié de divers soutiens financiers publics, directs ou indirects destinés à encourager la production nationale, mais qu'elle a su habilement détourner à son profit exclusif.

Cette nouvelle classe étale ses signes extérieurs de richesse sous toutes les formes, depuis les voitures de haut de gamme dont la valeur est parfois égale au prix d'un appartement, en passant par des palais somptueux, sans oublier les bijoux et les vêtements de luxe, et en finissant par l'accaparement de vastes propriétés foncières.

Ces fortunes ont été créées, non par la production de biens, et/ou le renforcement de la capacité de production et de la diversification de l'économie nationale, mais par la captation d'un partie importante de la rente pétrolière sous la forme d'importation de biens et services, pour répondre à l'accroissement de la consommation interne liée à l'augmentation des revenus en provenance de la manne pétrolière et distribués par l'Etat, de manière directe ou indirecte.

L'industrie de production de biens s'est rétrécie; les usines, dans les zones industrielles, sont peu à peu transformées en dépôts de produits importés.

L'artisanat a été réduit au point où il est simplement menacé de disparaitre dans les régions où il mobilisait une source importante de travail, de revenus et de produits consommés localement ou distribués à l'échelle nationale.

Les terres agricoles ont été livrées à la construction de demeures princières ou à la spéculation immobilière.

On doit également factoriser dans cet enrichissement, qui a renforcé le poids politique et social de cette nouvelle classe, la fraude fiscale largement répandue du fait du développement des transactions en liquide qui échappent au circuit normal et légal de distribution des biens et services.

LA DESINTEGRATION DE LA PROTECTION SOCIALE DES TRAVAILLEURS DANS LE SECTEUR PRIVE

A cette disparité profonde, et qui va s'exacerbant, dans la distribution de la richesse nationale au profit de cette nouvelle classe, s'ajoute le déséquilibre entre l'offre et la demande de travail, déséquilibre accentué par la désindustrialisation accélérée du pays, et qui a abouti à l'effondrement des lois protégeant le travailleur.

Qui ne connait pas d'Algériens travaillant dans le privé et ne recevant ni le salaire, ni la protection sociale qu'imposent les lois? Les journées de douze heures de travail sont la norme, et le salaire minimum est rarement donné, tandis que l'entrepreneur privé engrange le dinar dans les sacs à poubelles!

Le seul travailleur couvert par les lois sociales est celui du secteur public et de l'Etat. Comme de juste c'est celui dont les revendications sociales sont les plus médiatisée , alors qu'on se garde bien de médiatiser le sort de centaine de milliers d'Algériens victimes d'abus flagrants de leurs employeurs qui n'hésitent pas à les faire travailleurs au delà des horaires légaux tout en refusant de les compenser de leurs peines.

EN CONCLUSION

Le fragile équilibre social et le système de redistribution de revenus qui assuraient un minimum de tranquillité, de niveau de vie acceptable, et de rapports confiants entre les différentes couches des populations locales, se sont effondrés au profit exclusif d'un seul groupe , celui des importateurs-redistributeurs.

Les autres couches sociales, que ce soient celles des fonctionnaires de l'Etat, ou des simples travailleurs manuels, se sont retrouvées dévalorisées et exclues de cette prospérité parasitaire.

Cette situation sociale nouvelle a atteint, selon les régions, des niveaux plus ou moins exacerbés, et en particulier là où la nature est particulièrement inclémente et offre peu de débouchés aux laissés pour compte de la politique économique appliquée depuis ces quelques quinze dernières années.

Les divergences ethniques ou les considérations religieuses n'ont visiblement rien à voir avec les frustrations qui ont été causées par ce déclassement social, conséquence directe de l'ouverture économique.

Les circonstances locales qui ont conduit à telle ou telle type de mouvement de protestation ne doivent pas cacher le fait que c'est la politique économique globale qui doit être revisitée pour que chacun trouve son compte dans le système politique du pays, et que soient écoutées les voix de ceux qui ont beaucoup perdu dans ce libéralisme sans frein.

Un rééquilibrage du système politique, où le pouvoir de la «chkara» soit atténué au profit de tous les membres de la communauté, permettra de sortir le pays de cette situation de crise sociale qui frappe ceux qui ne se trouvent pas, par choix personnel, ou par inaptitude individuelle, dans le circuit de captage de la rente pétrolière et, donc, vivent un déclassement social qui les a transformés en marginaux.

La politique économique et sociale est devenue une machine infernale à créer la richesse inouïe pour certains, le déclassement social pour une majorité, et le chômage pour d'autres, tout en accentuant la réduction de la production nationale, industrielle, agricole, artisanale au profit quasi exclusif de l'importation, et en exacerbant le chômage et les disparités sociales. S'attaquer aux causes locales de mouvements de foule sans prendre en charge les distorsions subies par la société et l'économie algérienne du fait de cette ouverture débridée du ressort exclusif des autorités centrales ne conduira pas à la paix sociale et au maintien de la stabilité politique tant recherchées: le grain de sable des émeutes locales ne doit pas cacher la dune des orientations mal réfléchies prises à l'échelle centrale.

Finalement, dans cette situation de crise et de bouleversement sociaux profonds, on n'a pas besoin de l'explication débile, ridicule et insultante par la main «étrangère», la main «nationale» étant suffisante pour créer et maintenir le désordre économique et social actuel.