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L'islam de France, la foire d'empoigne

par Omar Merzoug *

Convulsions et querelles intestines déchirent de nouveau l'islam français. A vrai dire, elles n'ont jamais cessé. Tantôt ouvertes, tantôt latentes, les zizanies internes minent le CFCM depuis que Nicolas Sarkozy a imposé la création de cette « institution ».

Elles bruissent d'échos assourdissants, défrayant la chronique. Pour ne citer qu'un exemple, Le Figaro (22/06/13) titre. « L'Islam de France au bord de l'implosion » Ainsi, le CFCM est le théâtre d'une foire d'empoigne avec son lot de conflits, de controverses, de pressions, de tergiversations, d'atermoiements et de ?chicayas', les médias présentant ces luttes et ces différends comme un énième épisode de l'inimitié entre Algériens et Marocains. A l'heure où nous écrivons, le siège du président du CFCM reste toujours vacant. Me Hafiz Chams-Eddine, avocat de la Grande Mosquée de Paris, dont la candidature a été proposée par M. Dalil Boubakeur, vient d'être récusé par les Marocains au motif qu'il a été l'avocat du Front Polisario, mais les véritables raisons seraient ailleurs. En réalité, Me Hafiz serait disqualifié pour ses accointances avec le pouvoir sarkozyste. Ses amitiés avec Brice Hortefeux, Claude Guéant, tous deux anciens ministres de l'Intérieur desservent Me Hafiz. Célèbres pour leurs déclarations xénophobes et islamophobes, M. Hortefeux ayant même été condamné par la justice pour des propos racistes, les deux notables sarkozystes sont aujourd'hui des amis bien encombrants. Au reste, nos sources indiquent que l'extranéité de Me Hafiz à l'islam et à sa culture ne joue pas en sa faveur, faisant ainsi obstacle à sa désignation comme président du CFCM. Mais derrière cet embrouillamini de jeux d'alliances, la question fondamentale demeure celle-ci : dans ces conditions, un Islam de France, démocratiquement structuré, est-il possible ?

Le déficit démocratique dont souffre le CFCM est dû, pour une bonne part, aux conditions bonapartistes de sa fondation. En vertu des oukazes dont il était coutumier, l'ancien président de la République a imposé cette structure. Les objectifs affichés étaient de doter l'islam de France d'une institution représentative qui, à l'instar du CRIF, pût être l'interlocuteur de l'Etat français. Cette institution devait contribuer à mettre à l'abri la France des flambées d'extrémisme religieux et elle avait de surcroît pour finalité de prendre ses distances à l'égard des pays d'origine, de la gestion consulaire de l'islam. Ce qu'on ne disait pas à l'époque, c'est que cette institution répondait aussi à des inquiétudes typiquement jacobines de l'Etat français, qu'on pourrait nommer la peur de la «cinquième colonne». Une minorité religieuse qui peut en appeler à des Etats étrangers est considérée par l'Etat français comme extrêmement problématique. Il fallait donc prévenir ce péril. Mais l'Etat jacobin est tombé sur un os. L'échec est en effet patent. Aujourd'hui tous ceux qui disent représenter l'islam de France conservent une relation privilégiée avec les instances étatiques d'origine, accordant la primauté à leurs obédiences nationales. Il s'agit là d'un obstacle tout à fait rédhibitoire au consensus qui devrait prévaloir pour doter l'islam de France de structures réellement représentatives. M. Sadek Sellam, chercheur algérien, me rapportait plaisamment le propos de Pierre Joxe, l'ancien ministre de l'intérieur de François Mitterrand, en réponse à ceux qui rouspétaient à propos l'implication des Etats maghrébins dans les affaires de l'islam français : «Les religions, disait-il en substance, furent les premières Internationales connues».

En imposant la création au forceps du CFCM, Nicolas Sarkozy a rendu un mauvais service à la démocratie. La démocratie n'est pas seulement un régime politique ou une forme de gouvernance. C'est aussi une culture et des pratiques qui obéissent à des normes données et se soumettent aux valeurs de liberté et de dialogue. Or la plupart des acteurs et des structures dans lesquelles ces acteurs inscrivent leur action n'obéissent pas à des usages et à des normes démocratiques.

Dès l'origine, le CFCM a été l'objet de très vives critiques qui émanaient des horizons les plus divers, laïcs aussi bien que religieux. On peut retenir deux axes : la contestation de l'instrumentalisation du phénomène religieux via le CFCM dans la mesure où elle faisait la part belle aux grandes structures institutionnelles de l'islam en France et le signifiant néocolonial, le CFCM reconduisant, dit-on, l'essentiel des procédures ayant eu cours du temps du colonialisme. Des personnalités comme Malek Chebel, Soheib Bencheikh notamment se sont manifestés en signant dans l'hebdomadaire Marianne un texte mettant en cause la représentativité du CFCM. Soheib Bencheikh ne se console pas de ne pas avoir pris le relais de feu son père, le Cheikh Abbas à la tête de la Mosquée de Paris. Tareq Oubrou, recteur de la Mosquée de Bordeaux, estime, dans son livre « Un Imam en colère » (Bayard éditeur) que L'islam réel est à mille lieues des institutions officielles que les hommes politiques font sortir de leurs chapeaux comme des magiciens, loin des soirées officielles et des ors de la République. Certes, mais M. Oubrou est membre de l'UOIF (Union des Organisations Islamiques de France), et celle-ci porte une part de responsabilité dans la crise actuelle du CFCM.

On ne saurait minorer le problème de la représentativité. De fait, nombre de musulmans reprochent au CFCM de ne pas remplir sa fonction principale qui est de les défendre et de faire avancer leur cause. Pendant que l'on se perd en stériles disputes, les problèmes fondamentaux des musulmans dans ce pays ne sont ni évoqués, ni traités et encore moins résolus. Pendant ce temps, la société française gangrenée par l'islamophobie et le racisme, trouve dans les populations musulmanes les boucs émissaires commodes pour expliquer et justifier les malheurs qui la frappent. Toutes les études attestent l'essor inquiétant de l'islamophobie. Et ce n'est pas en mettant de l'encre sur des émotions que l'on lutte contre l'islamophobie, le rejet et le racisme.

Un CFCM aussi faible parce qu'il est divisé ne peut être un interlocuteur respecté par l'Etat jacobin. Or cet Etat ne reconnaît que les rapports de force et une minorité qui ne réussit à s'imposer à lui disparaît purement et simplement. De surcroît cet Etat ne sait pas gérer les communautés organisées et autonomes. Longtemps, l'Etat français n'avait aucun interlocuteur chez les Musulmans puisqu'il n'y avait pas de structure représentant les musulmans avec qui il pouvait discuter. D'où une certaine angoisse et c'est ce qui explique la manière bonapartiste de Sarkozy pour créer au forceps un CFCM dont les difficultés s'expliquent par les circonstances mêmes de sa fondation. Le problème du CFCM et de l'islam en France, ce n'est pas tant le problème de la société française qui en a vu d'autres, mais d'abord et avant tout le rapport de l'Etat français, jacobin et césaro-papiste à l'Islam, religion qui propose un projet global de vie ne séparant pas le profane du sacré. On a du reste coutume de répéter que dans le christianisme les domaines du sacré et du profane sont bien distingués, on pourrait peut-être le soutenir sur le plan théologique, mais c'est historiquement faux. Le césaro-papisme a imprégné l'histoire du christianisme occidental et nul ne doute du poids de la papauté dans la politique de l'Occident au Moyen-âge et au-delà. N. Sarkozy, rappelant que les racines de la France sont «chrétiennes» déclarait : «L'instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé». Au reste, Emmanuelle Mignon, ancienne directrice de cabinet de N. Sarkozy et rédactrice du discours de Latran, protestant contre le fait que la religion serait de l'ordre de la vie privée, disait : «Le service du bien public fait partie des missions du chrétien , ajoutant que lorsqu'on est croyant, «cela irrigue toute votre vie».

Pour comprendre les difficultés de l'Etat français avec l'islam, un bref détour historique s'impose. L'Etat jacobin français, né dans la violence révolutionnaire et excipant de la volonté générale comme fondement, vient couronner le processus de la création de la nation française, produit de la Révolution de 1789. En décapitant le roi, la nation française, fondée sur un contrat social entre citoyens et sur la volonté générale des hommes qui exercent, via leurs édiles, le pouvoir politique, répudie toute référence métahistorique et transcendante au corps social et politique. C'en est fini du « corps mystique » dont la royauté de droit divin tirait sa légitimité métaphysique. Cette dissociation ouvre la voie à la distinction entre citoyenneté et appartenance religieuse. La République ne reconnaît que des citoyens, et non pas des croyants, même si les citoyens peuvent être en même temps des croyants. Croyants, ils le sont dans leur « privauté », mais non en tant que membres du corps politique. Il aura fallu à la France plus de mille ans pour que la situation s'inverse. En 496, sous l'influence de Clotilde, princesse convertie au christianisme, Clovis reçut le baptême et en échange bénéficie de l'appui des évêques, écoutés des populations, et qui deviendront en quelque sorte le relais du pouvoir royal et où celui-ci puisera sa légitimité. Les rapports de l'Etat monarchique français et de l'Eglise sont très étroits ; en échange de son soutien, l'Eglise dispose de larges pouvoirs, de gratifications matérielles et symboliques. L'Eglise se charge de l'assistance matérielle et morale, de l'Etat civil et de l'instruction des populations. Après la Révolution française, par l'abolition des ordres, notamment religieux, par la confiscation des biens du clergé, par la création des prêtres constitutionnels, l'Eglise se voit privée des rôles qu'elle remplissait antérieurement, ce qui explique sa résistance à la révolution, même s'il y eut des notables religieux, l'Abbé Sièyes, Talleyrand, l'Abbé Grégoire, Fouché, oratorien, qui firent partie du personnel révolutionnaire.

Mais la rupture révolutionnaire ne sera jamais définitive, le christianisme a si longtemps irrigué la France en dépit de la permanence toute païenne de ses mœurs et de ses institutions, que des flambées de résurgence chrétienne se manifesteront, la dernière fut la tirade sarkozyste des « racines chrétiennes de la France », mais aussi le long combat de l'Eglise et de la République qui a occupé tout le XIXe siècle et au-delà.

Cette dissociation, si elle ouvre la voie à la laïcité qui ne sera inscrite dans les faits juridiques et institutionnels que plus d'un siècle après la Révolution de 1789, est grosse aussi de difficultés que nous connaissons actuellement et qui ne surgissent pas du néant. L'Etat français, alors même qu'il plaidait et faisait voter la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, se donnait toute latitude pour continuer à administrer le culte musulman en Algérie coloniale, juridiquement française mais où les lois françaises appliquées en Métropole ne l'étaient manifestement pas dans une colonie qui se distinguait par son caractère de « colonie de peuplement » et qu'on disait irréversiblement française. Les « trois départements français » d'Algérie étaient soustraits à l'application des lois métropolitaines par l'aberration et la monstruosité même que constituait le statut de l'indigénat, mis en œuvre dès 1865. L'administration coloniale nourrissait les plus grandes préventions, c'est le moins qu'on puisse dire, à l'encontre de l'islam perçu comme un ferment de résistance à la colonisation française par des populations arabo-berbères qui s'étaient farouchement battues pour bouter l'occupant français hors du territoire algérien.

Pendant longtemps, la gestion du culte musulman fut une gestion de type colonial. Elle se manifestera par ce fait significatif que les mosquées ont été utilisées au temps de la colonisation comme un relais du pouvoir colonial, visant à diffuser un message quiétiste et décourageant toute velléité d'insurrection et de résistance. On favorisa donc ouvertement le prétendu « fatalisme » musulman qui servait si bien la cause du colonialisme. « Comment allaient répétant disaient caïds et bachaghas, se soulever contre la France, c'est aller contre les décrets de Dieu. Si la France est là, c'est que Dieu l'a voulu ». En d'autres termes, il faut se soumettre au Mektoub et à la prédestination. En même temps, on couvrait d'un voile le message libérateur de la Révolution française.

Après les indépendances, surtout de l'Algérie, c'est la Grande Mosquée de Paris qui représente l'islam en France. Elle subit les contrecoups des rapports franco-algériens difficiles et parfois orageux. Mais c'était des rapports d'état à état dont les immigrés étaient les enjeux. A cette époque, l'islam a été invisible et les musulmans soucieux de ne déranger personne « rasaient les murs »» pour ainsi dire. Comme le disait un journaliste, c'étaient alors des populations qu'on « méprisait le jour et qui faisaient peur la nuit », mais dans les années 1970 et plus encore dans les années 1980, cette situation va progressivement changer. Les années 1970 connaissent l'islam des caves et des sous-sols, cet Islam prend cette forme discrète, voire secrète en raison de l'attitude de la population française peu disposée à voir son environnement urbain se modifier et ne tolérant pas l'érection de minarets qui pourraient concurrencer, voire éclipser ses clochers. Le clocher faisant, répète-t-on, partie intégrante de l'identité française sans qu'on soit véritablement attentif au paradoxe d'un peuple peut-être le moins chrétien de toute l'Europe, mais qui fait des clochers l'un des emblèmes de sa personnalité. Le cas de la récente votation suisse montre que les Suisses réagissent assez violemment contre l'érection de minarets, un bon musulman ne pouvant être qu'un musulman invisible. En effet, le 29 novembre 2009, les Suisses décident par référendum d'interdire la construction, non de mosquées, mais de minarets. Ce qui fait écrire à un journaliste allemand : « De la votation suisse, on pourrait donc tirer cette conclusion pour le moins polémique : un bon musulman n'est pas seulement un musulman discret, c'est un musulman invisible». Sauf que les Suisses sont en retard d'une guerre, plus jamais les musulmans européens ne seront invisibles, l' «invisibilité» des musulmans correspondait à une période révolue des premiers immigrés. Et puisque l'Europe entière tient pour un progrès la liberté de conscience et de culte, il ne saurait être question que les musulmans désormais citoyens européens dissimulent les emblèmes ou les signes de leur identité musulmane. Et si cette « visibilité » irrite et exaspère bien des Français, et pas seulement les islamophobes de tous bords, et contribue à tendre l'atmosphère, c'est que l'Etat français est congénitalement incapable de ?gérer' les différences culturelles ou cultuelles autrement qu'en les dissolvant dans la culture dominante, la sienne, ou en les renvoyant dans la sphère du privé.

* Docteur en philosophie (Paris-IV Sorbonne)