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Le Qatar, future démocratie wahhabite ?

par Arezki Derguini

Qu'est-ce qui dérange donc dans ce petit pays milliardaire qu'est le Qatar ? Son intelligence géostratégique en vérité. Car pour le reste, ce qu'on peut lui reprocher n'est pas de son invention.

La comparaison avec la Corée du Sud ne vient pas à l'esprit, car nous sommes en présence de ressources différentes. L'un les richesses naturelles, l'autre la culture de l'effort. Mis à part, cette différence de base, bien valorisée par les deux parties, c'est leur proximité avec les Etats-Unis qui fait leur ressemblance. L'une a « bénéficié » de la guerre froide pour déployer sa politique d'exportations, l'autre du projet américain de grand Moyen-Orient, de la guerre contre le terrorisme pour déployer son pouvoir financier et son soft power. Ayant été précédé par l'expérience d'autres petits pays, ayant des ressources financières importantes, le Qatar a choisi son camp : pour émerger il ne pouvait être que du côté américain.

C'est de ne pas comprendre l'intérêt du Qatar que l'on se fourvoie quant à ses objectifs et quant aux rapports qu'il faut entretenir avec lui. La petite Corée du Sud, séparée de la grande par la guerre froide, est bien devenu un petit dragon avec lequel il faudra compter, même si elle se trouva dans le camp impérialiste. Face à ses grands voisins, ses frères ennemis que sont la Chine et le Japon, elle a décidé de ne pas plier échine et s'en est donné les moyens.

Pour discréditer l'insolent Qatar, une guerre idéologique lui est faite. On lui reproche pour l'essentiel l'exploitation d'une main d'œuvre étrangère à grande échelle. Il compte 1,8 million d'habitants, dont 430 000 Qataris et 1,2 millions de travailleurs asiatiques placés sous une tutelle juridique qui bafoue les normes juridiques internationales. Sur ce point comme bien d'autres, le Qatar n'a rien inventé. On lui reproche aussi son wahhabisme, son identité. En somme il faudrait s'occidentaliser pour être accepté parmi les grands. Or un proverbe algérien le dit bien : « la poule qui veut marcher comme la perdrix finit par ne plus savoir marcher ». Ce qui dérange et ce qui fascine à la fois, c'est que ce petit pays veuille devenir grand, sans complexe et sans renoncer à lui-même. Pour le reste, il n'a pas les moyens de refaire le monde. Comme la Corée qui participe à faire le monde aujourd'hui, il lui faut d'abord trouver sa place. La manière est certes bruyante. Mais c'est plutôt sa duplicité que l'on craint : allié de l'Occident, oui mais jusqu'à quand ? Et là est vraiment la question. Après être devenu puissant, après s'être instruit, l'apprenti va-t-il se transformer en maître ?

Où chercher la réponse à la précédente question ?

Dans les droits humains et la démocratie ? Là est habituellement cherchée la réponse quant aux forces et faiblesses des pays émergents. La faiblesse institutionnelle. On se demande si la montée des aspirations sociales en matière de droits sociaux et politiques pourra trouver les cadres institutionnels adéquats à leur expression et satisfaction. Nous sommes en présence de deux situations qui articulent différemment souveraineté et démocratie. Une situation où la démocratie est au service de la souveraineté parce qu'incorporée par le corps social comme mode d'administration d'un corps social complexe, une autre où la démocratie est importée en vue de satisfaire d'obscurs intérêts internes et externes et qui finalement soumet davantage le corps social à des forces centrifuges que centripètes. Les printemps arabes interviennent précisément dans des pays qui ont perdu les instruments de la souveraineté. La démocratie peut-elle aider à la recouvrer ?

Oui, mais à la condition que la société puisse-faire de ses procédures des instruments d'accords et non de désaccords généralisés. Le problème de la démocratie est de savoir s'il s'inscrit dans une problématique de souveraineté ou pas. Du reste, ainsi peut-on comprendre son histoire : pourquoi après la révolution industrielle et pas au néolithique. On confondait avant elle souverain et souveraineté. Pour le cas du Qatar, il est facile de voir que démocratie et souveraineté sont loin de s'apparier. Les immigrés en France n'ont pas le droit de voter aux élections locales, on imagine mal des immigrés philippins participant à la définition de la loi qatarie. Propriétaires (minorité) et non-propriétaires (majorité) appartiennent à des corps distincts.

On imagine mieux la nation qatarie, de la taille d'une ville moyenne française, gérée comme une entreprise familiale (modèle non démocratique dont la généalogie du fonctionnement remonte au domaine féodal) que comme une nation occidentale. Nous avons-nous-mêmes essayé, lors de notre indépendance politique, de gérer notre nation davantage comme une armée.

Il reste que pour juger de la qualité de la gouvernance d'un pays comme le Qatar, au moment où il y a peu encore, le monde libéral entendait soumettre l'ensemble des institutions au modèle de gouvernance de l'entreprise, l'alternance au pouvoir est un excellent indicateur. L'émir du Qatar âgé de 61 ans « abdique » (dans le langage monarchique) en faveur de son fils âgé de 33 ans. La presse mondiale relève la nouveauté dans l'histoire du monde arabe.

Il faut donner son sens à une telle abdication, c'est vers un renouvellement de fonds du personnel politique que l'on s'oriente : une autre génération succède. Ce qui est resté un souhait chez nous. Il faut dire que la même confiance n'a pas régné entre générations. Avec certainement une nouvelle montée en puissance de l'ambition qatarie et de nouvelles compétences. Cette succession précoce révèle la facilité avec laquelle a pu s'effectuer la transmission des dispositions familiales. Quant aux nouvelles compétences, on ne doute pas qu'elles seront techniques, managériales et politiques. L'autre défi qui attend le jeune émir et qu'il ne pourra contourner indéfiniment est celui de mieux inscrire la nation qatarie dans le temps du monde, il s'agira de faire passer l'héritage wahhabite dans un nouvel âge. Car si on ne choisit pas les siens, on choisit de ce que peut devenir son héritage. Du monde on peut largement s'instruire sans s'égarer.

 Du Qatar donc dépendra aussi l'avenir du wahhabisme, la naissance d'une démocratie wahhabite. Pour ceux qui jugent déjà qu'Islam et démocratie sont incompatibles, on imagine le choc même que l'existence du Qatar peut constituer. Oui, le wahhabisme, n'est pas qu'une simple idéologie, c'est aussi une tradition, elle-même pouvant se réformer. Elle peut être du temps du monde, n'en déplaise aux essentialistes. Aujourd'hui allié des Américains pour son développement, demain peut-être, centre de gravité d'un monde moins dépendant. Je me demande pourquoi on refuse d'accorder à certains pays ce que l'on accorde aisément à d'aux autres : le droit de choisir ses compagnons, ses alliés, pour frayer son chemin et trouver sa place dans le monde.