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Tunisie : la constitution en un débat houleux

par Abdelkader Leklek

Rendu public le 22 avril 2013, après 18 mois d'une pénible gestation, le texte portant avant-projet de la Constitution tunisienne a très tôt provoqué moult réactions et pas toutes en sa faveur.

Déjà avant sa diffusion, plusieurs hommes et femmes de loi, sollicités par le président de l'assemblée nationale constituante, Mostéfa Ben Jaafar, pour apporter des ajustements au contenu de la constitution, avaient décliné l'invitation. Mais en réaction, la fine fleur des juristes et des constitutionnalistes tunisiens, dans le cadre des travaux de recherche de l'Association de recherche en droit constitutionnel, et également de l'Association de recherche sur la transition démocratique, avait organisé le jeudi 2 mai 2013, une rencontre durant laquelle une lecture critique du projet de constitution a eu lieu. Cela s'est passé à Tunis dans la salle des conférences de l'hôtel Afrika-El-Mouradi, a partir de 15 heures, avec la participation d'environ 400 personnes. 13 communications furent présentées. Elles avaient concerné, le caractère civil de l'Etat, les droits de la femme, en passant par la liberté d'expression, les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, pour finir en traitant du régime des élections et de l'institution sécuritaire. Les organisateurs de cette rencontre, avaient averti qu'il ne s'agissait, nullement pour eux de cautionner ou bien désavouer la philosophie portée par texte. Leurs travaux participaient du débat dans sa dimension académique. Le déroulement du colloque était conduit par les éminents spécialistes des questions de droit, que sont limitativement, Yadh Ben Achour, ancien président de la Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Slim Laghmani juriste prolixe et ancien membre au sein comité des experts de la même instance. Saddek Belaïd, ancien doyen de la faculté de droit de Tunis, les professeurs de droit, Salsabil Klibi, et Salwa Hamrouni, farhat Horchani et bien d'autres grosses pointures du domaine. Il fallait s'y attendre comme il était déjà dans l'air, que le plus important point de discorde allait être l'article premier du projet. Car finalement les constituants de 2013 ont repris mot à mot, ce que leurs prédécesseurs avaient prescrit en 1959. C'est-à-dire : «La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république». Mais avec une amputation du déterminant emblématique à l'époque, indépendant. D'ailleurs durant les travaux préparatoires, lorsqu'il s'était agi de constitutionnaliser la Chari'a, comme source fondamentale du droit en Tunisie, ou bien seulement l'une de ses sources. Et quand cette option commençait à bloquer, et que cela débordait sur la rue, Rached Ghanouchi, était intervenu pour décider, en déclarant d'une façon péremptoire et sibylline, qu'il ne voyait aucun inconvénient à reprendre, tel quel, le premier article de la loi fondamentale de 1959. Qu'a cela ne tienne, toujours disciplinés selon les dogmes du parti, les constituants nahdhaoui, avaient saisi au vol le message, et exécution de l'ordre fut livrée aux tunisiens, à la lettre. Néanmoins, ça n'a pas berné tout le monde. Et le premier à dégainer fut l'écrivain Abdelwahab Meddeb. Qui en sémanticien averti, proclame : «Ce texte est pervers, bavard, confus. Pervers, il l'est pour ce qui concerne les références à l'islam». Bien vu, car là se terre, réside et crèche le plus grand point de discorde sur le projet de société, entre une partie et l'autre des tunisiens. Sournois comme ils l'ont toujours été, et qui persistent à l'être. Rompus à la pratique du double langage, les élus du parti islamiste tunisien à l'assemblée nationale constituante, avaient bien ciselé leur ouvrage, en pratiquant silencieusement le subterfuge, cette technique, qui consiste à s'illusionner en avançant un mensonge et d'y croire après. Pour filouter et se blouser soi-même, en premier et ensuite entraîner tous les autres, en les séduisant pour les embobiner.

Selon Meddeb, c'est : «amateur et maladroit comme stratégie, car dire une chose au premier article et déclarer son contraire dans l'avant dernier, dénote la chafouinerie linguistique et la filouterie dans le projet politique euphémiquement déclamé». Pour Meddeb le fait que le projet reprenne le premier article de la loi de 1959, n'est pas en soi une régression, mais c'est l'artifice dont il est l'objet, pour insidieusement entamer la première étape de concrétisation d'un projet de société porté par les islamistes, qui l'est. A son avis l'action de faire mentionner dans le dernier article du projet que :» Est exclue toute révision constitutionnelle portant sur : L'islam comme religion d'État», procède d'un glissement de sens qui transforme le descriptif en prescriptif. Et de poursuivre : «s'il dispose d'une identité religieuse déterminée, exclusive, comment l'Etat peut-il être civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté populaire, la transcendance du droit, comme l'affirme l'article 2 ? Comment peut-il être protecteur de la religion, chargé de la liberté de croyance, de la pratique des cultes ? Il conclura tranchant en disant :» Aussi cette constitution, est-elle plus idéologique que juridique. Si elle est adoptée, ce sera le désastre de la régression et la voie ouverte vers la théocratie et la clôture archaïque. Si elle est rejetée, la crise perdurera et la légitimité des islamistes, et au-delà d'eux, des constituants toutes couleurs confondues, sera encore plus érodée. En somme, la révolution continue». De son coté le collège de juristes constitutionnalistes, n'était pas également allé de main morte. La plupart d'entre eux, reprochaient aux membres de l'assemblée constituante, d'avoir décidé de jouer solo, sans consultants spécialisés. Ils y sont allés franchement et n'ont pas lésiné sur griefs pour travailler au corps, les concepts, les théories et les idéologies que véhicule l'avant projet de constitution. Yadh Ben Achour, dira : n'est ni la pire ni la meilleure constitution au monde. C'est sa réponse au président de l'assemblée constituante, qui déclarait le 23 avril 2013 que la Tunisie disposera de l'une des meilleures constitutions au niveau mondial. Il motivera ensuite son attitude d'avoir refusé de participer à la rédaction du texte proposé aux tunisiens depuis le 22/04/2013, par : «la présence de certaines personnes qui ont collaboré avec l'ancien régime et avec lesquels je ne m'assoirai jamais à la même table». Quand à Farhat Horchani, caustique, il dira : ce projet de Constitution n'est pas à la hauteur des aspirations populaires. «Ce projet a coûté beaucoup de temps et surtout beaucoup d'argent. Selon nos estimations, la Constitution a coûté quelque 114 milliards jusqu'à maintenant, pour un résultat en dessous des attentes», assénera-t-il.

Mais ce sera l'ancien doyen de la faculté de droit Saddek Bélaïd qui annoncera finalement haut et fort, ce que tous avaient timidement effleuré, c'est-à-dire selon lui, l'âme du projet, qu'il qualifiera d'ailleurs, de théorie du complot. Il choisira de dénoncer les non-dits, les sous-entendus et les informulés. Pour lui, la Constitution est devenue politique, non un instrument juridique, elle est otage de tiraillements partisans des uns et des autres. Il dira : «Ce que veulent certains c'est changer le modèle de la société tunisienne, et ce projet de Constitution vise justement à réaliser cet objectif, en utilisant la politique des étapes», accentuant son propos il avertira, que : «le pouvoir exécutif actuel est un instrument partisan visant à renverser la démocratie et à instaurer le califat». Il terminera ainsi son intervention en disant : «Nous sommes dans une guerre, la face apparente de l'iceberg est la Constitution et la face cachée est un projet de chamboulement de la société tunisienne. Certains veulent entretenir le flou afin de créer un climat propice à l'application de leurs desseins». De son coté le mouvement Nida Tounès, le mouvement conduit par Béji Caïd Sebsi, qualifie l'avant projet d'ambigu, de contradictoire et de dangereux. Le texte prône l'esprit de l'exclusion étant donné que les Tunisiens binationaux n'ont pas le droit de présenter leur candidature. En outre, il regrette que le candidat doit être, le jour de dépôt de sa candidature, âgé de quarante ans au moins et de soixante quinze ans au plus et jouir de tous ses droits civils et politiques. Abondant le même sens, Amine Mahfoudh, professeur spécialiste en droit constitutionnel, pense que : «c'est aller contre la volonté populaire, que de fixer une limite d'âge ou d'ailleurs toute autre limite. Même en ce qui concerne l'âge minimum, je suis favorable à l'âge de la majorité». Et Loghmani de renchérir en disant que : «les contradictions touchent même l'égalité entre les citoyens, puisque l'article 72 du projet, exclut les non-musulmans du droit à se présenter à l'élection présidentielle, ce qui, selon lui, est un mauvais signal en direction des minorités, il faudrait laisser le peuple s'exprimer». A ce sujet, dira-t-il, seules 8 constitutions sur 135 à travers le monde limitent l'age du candidat à la présidence, dont celle du Tadjikistan, et 7 dans des Etats d'Afrique subsaharienne.

Mais, les fins limiers, observateurs du petit univers politique tunisien, susurrent que, cet article a été taillé sur mesure pour barrer la route à Caïd Essebsi et pour l'empêcher de se présenter contre un candidat islamiste à la prochaine présidentielle. Ce qui n'est pas, et de loin sans danger, pour ce courant. Pareille candidature mettrait un mal les nahdhaoui, qui commencent à perdre de leur aura des premiers jours. D'ailleurs dans un sondage publié par, filiale locale de la société TBC Partners, concernant l'état de l'opinion entre le 30 avril et le 01 mai 2013, à travers une enquête réalisée aux moyens de supports informatiques, et portant sur la réaction du tunisien après l'annonce faite par Beji Caïd Essebsi, le 28 Avril, de présenter sa candidature à la prochaine présidentielle tunisienne. 50% sur les 920 personnes, d'entre les sondées, selon des quotas incluant l'age, le sexe et la localisation géographique, pensaient que Caïd Essebsi avait bien fait d'annoncer sa candidature, contre 40% qui pensaient le contraire. Ceux qui sont pour, motivent leur choix par le fait qu'ils jugent Béji Caïd Essebsi comme étant un homme d'Etat à même de redresser la situation du pays. Ceux qui s'opposent, disent eux, qu'Essebsi n'avait plus sa place considérant ses anciennes positions et son bilan, mais surtout que l'avenir de la Tunisie appartient aux jeunes. Les autres analyses du texte ont concerné, l'absence dans le préambule, de références à l'engagement de la Tunisie à respecter les chartes et lois internationales, d'un coté. Et de l'autre, la non mention dans ce préambule de la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Et qu'en fin l'exorde du texte est éminemment politique qu'elle ne peut être soumise à l'expertise des spécialistes, puisqu'en tout état de cause ils ne pourront rien y changer. Toutefois les puristes d'entre les exégètes affirment que :» la reconnaissance de l'universalité des droits humains est restreinte par le particularisme culturel, référence hautement discriminatoire et liberticide». Et que le champ sémantique religieux qui imprègne le texte dès son entrée, fait planer le doute sur la place accordée à la civilité de l'Etat. Et pour confirmer cette orientation véhiculée par projet de constitution, Farhat Horchani cite à titre d'exemple de forte teneur religieuse, la référence aux principes de l'Islam. Un concept flou, qui selon lui, pose encore une fois, des problèmes au niveau de l'interprétation que peuvent en faire certains.

«Qui peut dire, aujourd'hui, dit-il, quels sont les principes de l'Islam? Est-ce que la polygamie en fait partie ? Il existe beaucoup d'écoles de pensée islamique, il faudrait donc préciser quels sont exactement ces principes». Pour ma part et sans la moindre prétention d'ingérence, dans le houleux débat tuniso-tunisien, j'ai quand même relevé deux nouveautés. La première concerne l'adjonction à l'historique devise de l'Etat tunisien, Liberté, Ordre et Justice, le terme de Dignité en une reformulation nouvelle ainsi classée : Liberté, Dignité, Justice, Ordre. Cet heureux rajout de cette notion dont tous les êtres humains devraient bénéficier, est à mentionner. Ce concept est qualifié par le philosophe français, Paul Ricueur de : «chose due à l'être humain du fait qu'il est humain». La seconde nouveauté a trait à un point pour le moins inattendue dans un préambule de constitution. Il s'agit de cette sentence : «défendant les luttes des opprimés en tous lieux, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, les mouvements de libération justes, et en premier lieu le mouvement de libération palestinien». Dès lors plusieurs questionnements se sont imposés. Un préambule de constitution est logiquement établi pour durer. Doit-on conclure que c'est ce que souhaitent ses rédacteurs, à la lutte du peuple palestiniens ; qu'elle perdure ? Par ailleurs et au-delà de cette symbolique à la limite de l'affirmation essentiellement émotionnelle d'un principe, qu'apporterait cette solennelle déclaration de concret à la lutte du peuple palestinien ? Serait-ce de la pure fantaisie discursive destinée à une partie de l'opinion publique tunisienne pour l'illusionner sur l'intérêt, jusqu'à preuve du contraire, sur papier, qu'accordent les rédacteurs de la constitution tunisienne, à la libération de la Palestine ? Bizarre, bizarre ce grandiloquent message, coup d'épée dans l'eau au final, si ce n'était ses destinataires, les frères musulmans de palestine. Ainsi à travers tous ces exemples, transparaît la duplicité de l'être humain dans toutes les réalisations qu'il entreprend. Elles dénoncent ses inclinations. Soit, comme dirait l'autre, et sans surprise, car les chiens ne font pas de chats, et que les guêpes ne donnent pas de miel. Cependant, le remarquable dans toutes ces controverses demeure malgré tout, d'un coté, la continuité débat en Tunisie. Et de l'autre la non abdication devant l'adversité, du peuple et de certaines institutions. Et j'en veux pour preuves l'acquittement le 2 mai, du doyen de la faculté des lettres, des arts et des humanités de Manouba, Habib Kazdaghli, dans le procès éminemment politique, à travers lequel s'affrontaient deux projets de société, l'un moderne et l'autre archaïque, selon les protagonistes, et où l'universitaire comparaissait comme accusé d'agression sur deux étudiantes en niqab.

Après moult reports, expertises, et autres mesures d'instruction, les deux étudiantes ont été, condamnées à deux mois de prison avec sursis, pour atteinte aux biens d'autrui et préjudice à un fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions. Mais aussi je salue l'héroïque résistance des populations du gouvernorat de Kasserine, sorties en une imposante manifestation, pour soutenir leurs forces de sécurité et pour dire non aux terroristes et à leurs menées meurtrières à partir des maquis du djebel Chaambi à l'extrême ouest du pays. C'est aussi cela la Tunisie, un pays dont les citoyens refusent d'obéir aux dictats venus du minuscule émirat grenat du golfe, et de se soumettre à la politique du fait accompli de leurs frères du pays du jasmin.