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Introduction aux nouveaux califats

par Kamel DAOUD



Ennahda en Tunisie, les «Frères musulmans» en Egypte, les petits-fils de Khomeiny en Iran, Hamas en Palestine? etc. Les néo-califats modernes, surtout ceux issus du printemps arabe ont souvent des points communs et des maladies communes.

Un : La Présidence n'est pas le Pou voir. L'élu n'est pas l'appelé. L'apparent n'est pas la vérité. Le Pouvoir dans les néo-califats est comme la mystique : ce que vous voyez est une illusion. En Tunisie, Le pouvoir de décision est tenu par Rachid Ghannouchi, pas par la troïka et encore moins par Djabali le chef de gouvernement ou Merzouki le gauchiste assimilé. Autant pour l'Egypte. Dans un éditorial remarquable paru dans le journal «El Misri El youm», l'immense Aâla El Aswani, le Père de «l'immeuble Yacoubian» écrit : que «Morsi est seulement chargé de décacheter l'enveloppe des décisions qui lui viennent du guide» de la secte et de son état-major. Ce que l'Egypte a refusé aux Moukhabarate (les polices politiques), c'est-à-dire la mainmise occulte sur le pouvoir, le bureau du guide des Frères le réincarne après la révolution : un pouvoir occulte, sans contrôle, sans droit de regard des instances élues. De la «Moubarekisation» en live et en remake et avec une barbe. «Les Egyptiens découvrent qu'ils n'ont pas élu un Président pour l'Egypte mais un délégué des Frères musulmans», écrit le même auteur.

Deux : Le Pouvoir est désigné par Dieu, pas par les urnes. Question ancienne en Occident : Qui gouverne vraiment en Iran ? Pas Ahmeddijad, le Président, mais le guide suprême et ses cercles et son clergé. Il dicte, édicte et trace les limites du pouvoir terrestre du président élu. Même sunnites, les islamistes en Egypte et en Tunisie procèdent demême : il y a Morsi et il y a le Guide de la secte Kheirat Shater, le numéro 2 sur papier, le gourou dans le réel. Et il y a le Guide suprême de la confrérie, Mohammed Badi'e, le huitième calife caché. En Tunisie, l'ayatollah sunnite s'appelle Rachid Ghannouchi. Il fait tout, décide de tout, dicte et édicte tout.

 Un lapsus y fera dire à un ministre islamiste, il y a quelques mois, que presque tous les ministres Ennahda de l'actuel pouvoir ont pris l'habitude de passer, tôt le matin, d'abord par le bureau de Ghannouchi avant de rejoindre leur ministère. La séance du matin était une sorte de coaching et de distribution d'ordres et de visions du Big Brother. Ghannouchi autant que le guide des Frères en Egypte y endossent le rôle du Guide suprême iranien et avec la même bipolarisation du pouvoir et de l'Etat.

Trois : le totalitarisme comme penchant naturel. Avec un Pouvoir apparent et faible et une autoritéocculte et souveraine, apparaissent alors les milices et les polices parallèles. La formule de la double tête au pouvoir a en effet des effets de désastre comme on le sait depuis l'Iran : tendance au totalitarisme, à la paranoïa systématique, à «doubler» les corps d'armés par des milices plus fidèles. En Iran cela s'appelle les pasdarans. En Tunisie et en Egypte les islamistes au pouvoir ont aussi leurs milices discrètes, l'armée de l'armée. Ces groupes se sont attaqués aux manifestants lors des récentes manifestations laïques en Egypte à place Tahrir. Depuis peu, on signale des brigades et des comités populaires d'obédience islamistes dans quelques villes d'Egypte. A l'origine, un article du code pénal, exhumé, et qui permettrait aux civils de prendre en charge la sécurité collective, les perquisitions et les arrestations.

 En Tunisie, cette proto-armée s'appelle « la ligue nationale de protection de la révolution». Très iranien comme nom d'ailleurs. Les milices « protègent» la révolution, s'attaquent aux opposants au régime, frappent et imposent leur loi hors de la loi. Ce sont les bras armés occultes du pouvoir occulte.

Quatre : L'impunité. Comme avec les dictatures déchues, le pouvoir occulte du néo-califat s'octroie l'impunité. C'est la vieille équation des régimes dictatoriaux : l'élu est responsable mais sans pouvoirs et le pouvoir est libre puisque sans responsabilités. Morsi peut tomber autant que Djaballi ou Merzouki, mais Ghannouchi et le guide des frères musulmans en Egypte sont au-dessus de la loi, au-dessus de la terre, au-dessus du ciel et de l'histoire. Citoyens de l'éternité, pas de la cité au sens grec du terme. On ne peut pas juger un guide dans le néo-califat. On juge seulement ses marionnettes et ses délégués.

Cinq : Le parti avant tout. Comme dans les régimes à parti unique, il n'existe dans le néo-califat qu'un seul parti : celui de Dieu, celui des siens. Les restes sont des opposants à Dieu, des laïcs, des athées, des ennemis? etc. Le parti islamiste est comme le monothéisme : c'est un parti unique par essence. Du coup, quand il est au pouvoir, il glisse immanquablement vers la primauté du parti sur l'Etat et sur la nation. Les élites progressistes, dans les néo-califats, ne cessent de dénoncer une islamisation des institutions de l'Etat et une préséance du parti au pouvoir sur les intérêts du pays. On le voit en Tunisie, en Egypte surtout. Le slogan des frères est «l'Islam est la solution». Cela veut dire que tout le reste est (pose) un problème pour eux.

Six : l'idéologie avant le pain. Dans le néo-califat c'est comme dans le communisme : l'idée passe avant le pain. On peut être tué pour une idée contraire, excommunié ou lynché ou taxé et déclaré impie et renégat. Les islamistes au pouvoir s'occupent généralement peu de l'économie dont ils ont une conception moyenâgeuse du bazar d'autrefois et des caravanes. Leurspriorités sont les idées : au pouvoir Ennahda a discuté pendant des mois du statut de la femme complément (ou pas) del'homme et a consacré à peine trois jours d'assise au tourisme, «pétrole doux» du pays. En Egypte de même : le but était d'écrire une constitution conforme à la chariaa et pas relancer l'économie moribonde. En Tunisie la crise dite du remaniement du gouvernement butte sur les ministères de la justice et des AE que Ghannouchi ne veut pas céder. Pas sur celui de l'entreprise ou del'économie.

Sept : le corps, le sens, le but. Dès le début, dans le néo-califat on s'empresse donc de fixer les priorités : définir le statut de la femme, limiter les libertés car elles sont occidentales, revoir la règle du jeu démocratique pour ne pas à perdre le pouvoir. Les islamistes « ont décidé d'utiliser la démocratie comme une échelle pour grimper au pouvoir puis l'ont jeté loin pour que personne d'autre ne puisse en faire de même» écrira l'auteur de «L'immeuble Yacoubian» dans le même éditorial.

Huit : la violence. C'est la pente naturelle du néo-califat : l'opposant est perçu comme un ennemi, puis comme un apostat puis comme la main de l'ennemi, du complot ourdi, puis comme proche d'Israël et desjuifs et finalement il est d'abord frappé, puis malmené, puis emprisonné et un jour tué. Dans le néo-califat, l'apostasie et l'opposition sont synonymes. Et puisqu'on détient la vérité, l'autre ne peut être que l'incarnation du mensonge.

Neuf et l'infini : L'Egypte post-Moubarak découvre l'essentiel du siècle : l'islamisme n'est pas un humanisme, remplir les mosquées n'est pas remplir les assiettes, les frères musulmans sont frères entre eux et pas avec le reste des Egyptiens, le Pouvoir rend aveugle même et surtout à la lumière du Coran, le but des islamistes n'est pas le but de l'Egypte et avec ou sans barbe, Moubarak reste un Moubarak. L'an II de la Révolution égyptienne est un moment fascinant de l'histoire des «Arabes» : on y voit se dessiner, dans la violence, un processus de sécularisation des élites face à l'islamisme et à une iranisation de l'islamisme par l'exercice de la violence.