Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Multinationales et paradis fiscaux

par Michel Fourriques *

A un moment où les gouvernements occidentaux exigent des sacrifices de leur population, l'idée même que les multinationales puissent quasiment se soustraire à l'impôt est devenue insoutenable pour les contribuables, mais aussi pour les Etats à la recherche de recettes fiscales nouvelles ou complémentaires. Aux Etats-Unis, 1 700 milliards de dollars échappent au fisc américain ; 2 000 milliards de dollars pour l'UE.

C'est pourquoi, après la lutte contre les paradis fiscaux, l'OCDE veut s'attaquer aux stratégies d'optimisation fiscale agressive des multinationales (V., le rapport de l'OCDE, «Lutte contre l'érosion de base d'imposition et le transferts de bénéfices»).

Il a servi de base aux discussions des gouvernements réunis lord du G20 Finance à Moscou les 14 et 15 février dernier.

LE SYSTEME ACTUEL D'IMPOSITION

Les administrations fiscales traitent les sociétés transnationales comme si elles étaient des entités distinctes opérant dans des pays différents, ce qui leur laisse toute liberté de transférer leurs bénéfices dans le monde entier en fonction de l'offre fiscale des Etats ; et cette offre est considérable compte tenu de la concurrence fiscale entre les Etats et de l'existence des paradis fiscaux (qui ne sont pas morts). Ce système remonte aux années vingt, à l'époque de la Société des nations (SDN).

LA PRATIQUE LEGALE : L'EVASION FISCALE

Les multinationales créent des filiales ou des succursales dans différents pays, soit pour mener des activités spécifiques, telles que les transactions financières, la fourniture de conseils ou autres, soit pour agir comme des sociétés de détentions d'actifs (Holdings passives).

Ensuite, les bénéfices du groupe sont orientés vers des filiales implantées dans des paradis fiscaux, d'où une imposition globale du groupe qui peut être très faible.

Les multinationales délocalisent ainsi intégralement la matière taxable ou le profit sans que l'activité économique suive. Selon le pays où elle se trouve, la filiale pourra rémunérer la maison mère en versant des intérêts, qu'elle pourra déduire fiscalement, tandis que la mère touchera des dividendes, partiellement exonérés.

Ainsi, par exemple, dans le domaine des éléments incorporels, en particulier, où se situe aujourd'hui l'essentiel de la richesse dans la chaîne de création de valeur, une entreprise va pouvoir, par exemple, localiser ses actifs à Singapour ou aux Bermudes où la fiscalité est faible, tandis que la recherche et développement va se faire dans un autre Etat.

On aboutit ainsi à la délocalisation des profits dans des pays à faible fiscalité permettant la réalisation de taux effectifs d'imposition de 3 ou 4 % au niveau du groupe.

L'EXEMPLE DES GEANTS DU NET EN MATIERE D'IS

Les géants du Net (Google, Microsoft, eBay, ?) ont créé des filiales au Pays-Bas ou en Irlande, et font transiter des flux financiers entre ces pays. A la fin du montage, les bénéfices se trouvent aux Iles Caïmans ou aux Iles Vierges, taxés à 2 ou 3 % (2,4 % pour Google) ; le taux tombe quasiment à zéro en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne.

Microsoft a mis en place un montage ingénieux : l'argent échappe au fisc français. En effet, elle a adopté, dans ce pays, depuis 1994, le statut d'agent commissionné. Elle déclare ainsi au fisc français uniquement une commission sur les ventes réalisées en France. Concrètement, «Microsoft France» est l'agent commissionné d'une société irlandaise (Microsoft Ireland Operations Limited). C'est vers cette société irlandaise que remontent toutes les ventes en Europe, en Afrique et au Moyen Orient. Cette société irlandaise ne paie en Irlande que 76,5 millions d'euros d'impôt sur les bénéfices.

Ceci s'explique par d'importantes royalties payées pour l'utilisation des logiciels Microsoft. Selon une enquête du Sénat américain, ces royalties se sont élevées à 9 milliards de dollars en 2011. Ces royalties sont payées à une autre société irlandaise (Microsoft Ireland Research), qui elle-même achète le droit d'usage des logiciels. «Microsoft Ireland Research» achète ces droits pour 2,8 milliards de dollars, et les revend trois fois plus cher, ce qui lui permet d'enregistrer des profits considérables (4,3 milliards de dollars).

Ces profits partent ensuite aux Bermudes. En effet, «Microsoft Ireland Research» appartient à «Round Island One», une société opérant en Irlande, mais qui bénéficie du régime fiscal des Bermudes.

Par ailleurs, les ventes dans les Amériques passent par une filiale basée à Puerto Rico, qui appartient à une filiale installée aux Bermudes. Le même montage a été mis en place pour les ventes en Asie.

Au final, les logiciels de Microsoft sont essentiellement développés aux Etats-Unis (qui représentent 85% du budget de R&D), mais le droit d'utilisation des logiciels est ensuite transféré à l'étranger, et ensuite refacturé au prix fort.

Ainsi, «Microsoft Ireland Research» paie 30% de la R&D du groupe, alors qu'en réalité, elle réalise moins de 1% de la R&D du groupe. Ce montage a ainsi permis de réduire de 2,43 milliards de dollars l'impôt qui aurait dû être payé aux Etats-Unis.

Une bonne partie du chiffre d'affaires réalisé aux Etats-Unis échappe aussi au fisc américain, ce qui a permis à Microsoft d'économiser 4,5 milliards de dollars d'impôts en trois ans.

Normal, car 47% des ventes aux Etats-Unis transitent fiscalement par Puerto Rico. Or l'île est aussi un paradis fiscal, qui bénéficie d'un taux d'impôt sur les sociétés: environ 2% dans le cas de Microsoft.

LA PRATIQUE SOUVENT ILLEGALE : LES «PRIX DE TRANSFERT»

Les entreprises fixent les «prix de transfert», ceux auxquelles les différentes filiales d'un même groupe s'échangent des biens et des services, de façon à transférer leurs bénéfices des différentes entités de manière à délocaliser la marge brute dans des pays à faible fiscalité. En effet, les prix de transfert sont les tarifs auxquels les entreprises facturent des services ou des marchandises à leurs entités basées à l'étranger.

En vertu du principe de pleine concurrence, qui prévaut dans les pays de l'OCDE, ceux-ci doivent normalement être alignés avec les prix qui seraient pratiqués avec un tiers, afin de ne pas favoriser les échanges intra-groupes.

Bien entendu, dans la pratique, entre mêmes entités d'un groupe, on a tendance à se faire des «cadeaux» au détriment des recettes fiscales des Etats.

À Moscou, les ministres des finances du G20 se sont donné rendez-vous en juillet pour étudier «le plan d'action complet» que l'OCDE aura entre-temps préparé. «Nous sommes déterminés à définir des mesures pour répondre aux enjeux d'érosion des bases et de pratiques d'optimisation fiscale, à prendre des actions collectives nécessaires», ont- ils indiqué dans leur communiqué final.

Le travail de l'OCDE va être divisé en trois. La Grande-Bretagne prendra la tête d'un groupe de travail de l'OCDE sur la tarification des transferts de bénéfices. L'Allemagne présidera celui qui se penchera sur l'érosion de la base d'imposition, tandis que la France étudiera avec les Etats-Unis une refonte des normes juridiques s'appliquant notamment au commerce électronique.

Ce travail est phénoménal car il ne s'agit pas moins de refondre les normes fiscales internationales et celui-ci ne pourra vraiment aboutir que lorsque les paradis fiscaux seront réellement «morts», ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, car tous ces montages défiscalisant (légaux et illégaux) les utilisent.

* Enseignant chercheur associé Sciences Po Aix (France) Professeur à l'ESAA (Algérie)