Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Livres : Constantine renaîtra-t-elle ?

par Belkacem AHCENE-DJABALLAH

Constantine, capitale de la culture arabe. En raison d'une histoire qui date de la période préhistorique, histoire multimillénaire (le nom de Cirta date de l'époque punique, au IIIè siècle av. J.C, avec pour chefs Syphax, puis Massinissa, puis Micipsa, puis Jugurtha) elle le mérite amplement, plus que toute autre ville. Capitale de l'Est algérien passée par tous les «états», ville- violée et voilée à partir des années 90, avec des effets négatifs qui perdurent (Cheikh Ben Badis s'est certainement mille et une fois retournée dans sa tombe), l'occasion va, espérons-le, la faire re-découvrir aux Algériens et au monde. Ce n'est pas pour rien qu'Enrico Macias, le chanteur français, pied-noir et juif-berbère (de la région de Azzaba), la pleure plus de 50 ans après son départ, lui qui espère la revoir? puis mourir. Dans le cadre de l'année, il faudrait penser à ré-éditer des ouvrages déjà parus (mais oubliés) sur l'histoire de la ville? comme celui de Rachid Bourouiba (textes et photographies) dans la collection Art et Culture du ministère de l'Information et de la Culture, en 1977 (édité alors en arabe et en français). Un bijou? à restaurer, bien sûr!

Constantine et ses romanciers?

un essai de Nedjma Benachour-Tebbouche, Editions Média-Plus, Constantine 2007, 231 pages, 500 dinars.

Le préfacier, Charles Bonn, enseignant de son état, n'arrive plus à s'en défaire. Il avait connu Constantine à travers la lecture d'un roman de Kateb Yacine. Mais, beaucoup de significations lui échappaient alors. C'est en y vivant que Constantine a commencé et n'a cessé de le garder prisonnier jusqu'à l' «écrasement».

Nedjma Benachour-Tebbouche, originaire de Skikda, aussi. C'est pour cela qu'elle a, très certainement, fait sa thèse de Doctorat d'Etat, en 1984, sur «Constantine : une ville en écritures, dans le récit de voyage, le témoignage, le roman». Il lui fallait aller jusqu'au bout de sa passion. En livrant la partie la plus intime au grand public à travers les romanciers principaux, encore plus fous qu'elle de Constantine : Kateb Yacine, Malek Haddad, Roland Doukhan (un judéo-berbère ou judéo-algérien contemporain de Haddad,), Rachid Boudjedra et Tahar Ouettar ?ainsi que Nourredine Saadi...et Rachid Mimouni (qui a écrit,en 1993, «La malédiction», année où Constantine était connue pour sa grande intolérance intégriste).

On y découvre que chacun d'entre-eux, selon qu'il y soit né (comme Kateb, Haddad, Doukhan, Saadi ) ou non (Ouettar à M'Daourouch) et Boudjedra ( à Ain Beida), selon qu'il l'ait connu enfant, jeune ou adulte (comme Ouettar),l'évoque ou l'invoque (avec ou sans d'autres villes, comme Annaba, des sortes de concubines ou de maitresses) dans son style propre, brutalement ou avec délicatesse, comme ville refuge ou ville catharsis.

Mais, pour tous, la ville de Constantine - ville polysémique - est un «espace effectif des récits». C'est un lieu de mémoire, un support de situations, un référent historique.

Quel roman que la vie d'une ville ! Et, quand c'est une grande ville qui enfante ou attire des romanciers, ils sont toujours grands. Comme leurs romans.

Avis : Ah ! Si chaque ville (grande, moyenne et petite) d'Algérie pouvait avoir son universitaire-chercheur ?un seul, un ! - à l'image de Nedjma la Constantinoise, nos cités et notre production littéraire seraient bien plus aimés et nos auteurs bien plus respectés. A lire, puis à bien conserver? pour les enfants qui sont en train de grandir.

Et, c'est un plaisir de lire (et de conserver) des ouvrages bien faits au niveau de la présentation, du format, des caractères, du papier, de la reliure...

Je t'offrirai une gazelle...

Un roman de Malek Haddad, préfacé par Yasmina Khadra («son disciple»). Media-Plus. Constantine 2008 (1ère édition: en 1959 chez Julliard, Paris), 169 pages, 400 dinars.

C'est certainement le plus grand écrivain francophone de son temps. Quelle écriture, quelle sensibilité, quelle poésie? et quelle ubiquité. Une qualité, mais aussi, en 1958, alors que la guerre de libération nationale battait son plein, une déchirure pour un tel homme, partagé entre ce qu'il était, ce qu'il voulait être et surtout ce qu'il devait être.

Tout cela est retranscrit avec pudeur et netteté, dans une sorte de culpabilité qui n'ose pas dire son nom, à travers le «héros» (en est-t-il vraiment un ?), partagé entre sa réalité parisienne, bistrotière et germanopratine, terne, un «univers élémentaire», passant des bras d'une allemande jouisseuse instantanée de la vie à ceux d'une femme française celle-ci, bien mûre, mais qui pense ou parle trop avant de passer à l'acte (une réalité qui est, en fait, une véritable prison, plus ou moins dorée!), et ses rêves d'évasion autour d'une histoire d'amour entre un routier saharien, amoureux des grands espaces et des dunes sans entraves, et une très jeune targuie, un amour pur comme l'air du désert, à la recherche de liberté.

L'échec assuré dans les deux dimensions ! Heureusement, et il n'est jamais trop tard pour bien faire (il y en a qui ont bien attendu le 19 mars 1962 pour se réveiller !), il y a l'Ami qui vous révèle une «autre réalité», celle du combat libérateur, un combat où le Peuple n'a que faire de poésie, de rêve et d' histoires d'amour. Il «se fiche de la gazelle promise, des histoires d'harmonica, du vin rosé et du prince-barman...». Il choisit alors de ne plus «être un bâtard» et de ne pas publier son roman. Tout en sachant que «les amis qui pensent que les histoires de gazelles ça n'intéresse pas un peuple qui se bat, ont peut-être raison. Peut-être à tort. Car, en fin de compte, c'est bien pour des gazelles et des harmonicas que l'on se bat.

L'opportunité n'a toujours pas de talent».

A noter que Malek Haddad, qui, par la suite, a beaucoup écrit dans la presse nationale (en français !) naissante, a le sens des formules qui, en très peu de mots, «disent tout».

Avis : Doit se lire (même si vous l'avez déjà lu) pour en vouloir encore beaucoup plus à l'auteur d'avoir été «récupéré» par le système en devenant (haut-) fonctionnaire, puis d'avoir arrêté d'écrire des romans en français à partir de 1968, à cause d'une «histoire de langue arabe», car il aurait produit des textes encore plus magnifiques. «Il est mort de ne pouvoir écrire» écrit le préfacier. Et, ceci, en fin de compte, a arrangé beaucoup plus la littérature franco-hexagonale et ses auteurs qui n'avaient donc plus de grand concurrent. N'a-t-il pas fallu 178 ans (132 ans de colonialisme et 46 ans d'Indépendance pour qu'un écrivain Algérien (et Arabe au sens géographique du terme) entre à l'Académie française (Assia Djebbar en 2005) ?

Phrases à méditer : «Le drame du langage est là: c'est un mur», «J'ai vouvoyé, on m'a dit: tu. Je suis un Arabe, c'était devenu un métier», «Le destin, quand il porte un képi, il faut s'en méfier deux fois. Ou alors être très fort pour lui déplaire et le plus fort pour lui désobéir», «Je t'aime. En arabe, c'est un verbe qui dépasse l'idée», «Il faut mourir dans son lit pour avoir l'idée de prier» et «On ne dit pas d'un chrétien qu'il fait du christianisme lorsqu'il est vraiment croyant ? Parce que les chrétiens dans l'ensemble ne se prennent pas pour Jésus-Christ»

La brèche et le rempart...

Roman de Badr Eddine Mili, Chihab éditions, Alger 2009, 335 pages, 550 dinars

On le savait journaliste, écrivant de talent, digne des premières fournées (post-indépendance) de Sciences?Po, et on le découvre, aujourd'hui, romancier, mettant au service de sa plume l'érudition accumulé durant un long exercice de son métier, une méthode acquise lors de ses études et «l'art» (sucré-salé) du constantinois.

Ce n'est pas, à proprement parler, un roman de fiction. Ce n'est pas, à vrai dire, une oeuvre historique. C'est, en fait, les deux. On y devine même, pour celui qui connaît le bonhomme, une presqu'autobiographie. C'est dire la richesse de l'oeuvre.

A travers l'histoire d'une famille algérienne modeste, pour ne pas dire pauvre de l'époque, mais une famille digne et fière ,et dans un quartier populeux et populaire de Constantine, l'auteur fait remonter le cours du temps, pour les sexagénaires et plus, pour les ramener à une période qui, malgré certains moments de bonheur (surtout familial), n'était que «nuit», misère et désespoir. Elle amène, les plus jeunes, à une période (coloniale) qui n'avait rien d'attirant. Et, on ne lui «doit» rien, je vous le jure! Au contraire.

Ce qui est extraordinaire, c'est qu'à travers un récit très (trop?) riche en détails, l'auteur a retracé à une allure folle qui tient en haleine, la vie quotidienne des Algériens, celle des habitants d'une ville qui a longtemps résisté et qui n'a jamais abdiqué.

Avis : Souvenirs, souvenirs ! A lire absolument car l'oeuvre peut concerner tous les Algériens, ceux de toutes les villes.