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Et la ville commence à reprendre ses droits

par Mazouzi. Mohamed *

«Mon devoir à moi, ma recherche, c'est d'essayer de mettre cet homme aujourd'hui hors du malheur, hors de la catastrophe; de le mettre dans le bonheur, dans la joie quotidienne de l'harmonie».Le Corbusier

Le Corbusier n'était ni un maçon ni un promoteur immobilier à qui un pays façonné par tous les opportunismes du diable aurait confié la dure besogne de faire des villes, faute d'artisans plus aimants, dévoués et habiles. Non ! Le Corbusier et ce qu'il représente comme métier, comme sacerdoce était davantage plus que cela. Telle la création d'un haut couturier, la noble tâche à laquelle se dévouaient le Corbusier et ses pairs, témoigne de ces prouesses dévolues à ces rares génies, un peu délurés, mais qui aspirent tous à tisser pour l'homme la ville qui le rend beau, gai, et vivant. Du« sur mesure» ! Ce brillant bâtisseur, ainsi que beaucoup d'autres, ne concevaient guère leur métier comme une activité profane et triviale, chacun essayait de commettre le même sacrilège sublime que celui de Prométhée : introduire un peu de chaleur dans la vie terne d'une humanité transie de bêtise, d'uniformité lugubre et assiégée par un environnement impitoyable.

Il y a des cataclysmes qui vous engloutissent des villes tels le Krakatoa en Indonésie, l'Etna en Sicile ou l'Ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans. Néanmoins ce que la nature accomplit n'est jamais laid, immoral ou criminel ; ce n'est que la manifestation d'une nécessité qui tend à créer un équilibre, une harmonie, un ordre vital. Si, invariablement au cours de l'histoire, ces cataclysmes se sont avérés terriblement violents et dévastateurs pour l'homme, ils n'ont cependant eu absolument aucun effet sur la nature; bien au contraire, cette violence et ce chaos insémineront dans la nature les ingrédients nécessaires qui la rendront toujours plus radieuse, plus saine et vivifiée. D'autres cataclysmes, ceux-ci par contre terriblement nocifs car humains et sociaux, s'abattent à chaque fois avec des effets irréversibles sur les sociétés, lorsque celles-ci succombent par mégarde à toutes les anomies qui tendent à déréguler l'ordre politique, économique et social. Nos comportements nous sont inspirés par des forces insaisissables qui prédéterminent et façonnent à notre insu l'ensemble des nos actes. Poussés avec une rare violence par les impératifs de cette maudite logique de la survie et du profit, nous produisons en permanence des actions sur notre environnement sans prendre le temps nécessaire à cette réflexion si indispensable sur le bien fondé et sur l'utilité pérenne de nos actes.

Et pourtant rien ne restera impuni. La nature s'arrangera toujours par se venger d'une manière ou d'une autre. Ses ripostes seront sans doute fluides et imperceptibles mais leurs effets seront manifestement trop apparents sur nos vies, sur la qualité de la vie. Méconnaitre son histoire, le passé de sa cité, le labeur et le génie qui furent consacrés pour donner à une ville une âme et en faire un chaleureux foyer au sein duquel allaient s'épanouir les générations qui nous ont précédés ; Ne pas s'indigner de cette amnésie consentie qui fera insidieusement le lit à tous les outrages que nous ferons subir par la suite à la cité ; est tout simplement un crime et l'un des plus odieux car par cet égoïsme effréné et meurtrier, nous œuvrons implacablement à démanteler un passé fondateur et à hypothéquer un présent et un futur sans avoir ni les moyens intellectuels et matériels ni les ressources naturelles pour instituer et rebâtir de nouveaux gîtes urbains, où des communautés humaines pourraient y vivre sainement, rêver d'un avenir toujours meilleur et se construire une identité et un patrimoine matériel et immatériel commun. « La ville est un être vivant possédant une âme collective et un comportement propre », disait Marcel POËTE.

Mortels, notre cycle éphémère et précaire résume notre vie et nous exhorte à plus d'humilité et de prudence. Nous naissons dans la ville, nous vivons par la ville et pour la ville et nous y mourrons. Quel harassante odyssée dans le temps, dans l'espace mais sur place, implacable destin que l'on ne peut adoucir que si nous réussissons à faire de la vie un espace vivant, vivifiant et dynamique. Une ville ne peut se concevoir hors de l'action intelligente et passionnée de l'homme. Et je ne vois non plus comment celui-ci pourrait fabriquer une existence intelligible, décente et rationnelle en dehors de la ville, à moins qu'il ne décide inopinément de retourner à l'époque des chasseurs cueilleurs.

« Nous sommes au cœur des relations entre le problème spatial et le problème social », «il importe de créer des espaces propices aux rencontres, aux échanges et capables de susciter le sentiment d'appartenance « (1)

De la nécessité de ce pacte merveilleux, de cette symbiotique alliance entre l'homme et la ville, naîtront justement les réflexions et les sciences qui allaient permettre à ce couple de renégocier en permanence les modalités d'une idylle sans cesse menacée. L'ébauche de ce bonheur fragile intimement lié à notre manière de concevoir la ville allait être enfin abordée lors de la Charte d'Athènes (1933), grand rassemblement d'urbanistes et d'architectes qui nous invitait à penser désormais la ville selon des paramètres de fonctionnalité (Vie-Travail-Loisirs-Infrastructures de transport).Fort malheureusement, la ville, étant un organisme vivant qui respire et qui aspire à des besoins nouveaux, son devenir étant tributaire d'une série de facteurs dont elle subit les interactions, une vision plus globale au sujet cette ville dynamique et vivante allait encore une fois déterminer l'apparition de nouveaux canons urbanistiques , notamment le « Concept de développement durable » qui exigera de nouveaux schémas directeurs dans notre manière de concevoir, d'anticiper et de produire de l'Urbain ; Problématiques soulevées lors de la Charte d'Aalborg (Danemark 1994). Tout ce génie et ces petits soins pour une ville meilleure afin que finalement l'homme puisse y demeurer et perdurer en toute harmonie et bien-être témoignaient d'une nouvelle philosophie de vie à laquelle l'homme devait s'y astreindre si la pérennité de son bonheur figurait parmi ses premières priorités.

La question de la « Qualité de vie » cesse d'être une fantaisie platonique pour devenir une notion palpable en vogue qui traduit une nouvelle manière de vivre avec de nouvelles normes qui tendent à codifier notre comportement. L'OMS et L'OCDE, mettront en place une panoplie de critères afin d'instituer un indice à même de mesurer la « Qualité de vie » (2). Ce nouveau paradigme complexe illustre l'indéfectible symbiose entre l'homme et sa ville. Sommes-nous en Algérie satisfaits de nos villes et de nos vies dans ces villes ? Poser la question relève de l'offense. Alger a été classée parmi les 10 villes au monde où il ne fait pas bon vivre (3), et comble de tous les paradoxes, elle se positionne altière parmi les villes les plus chères du monde arabe. (4) Si Alger la Blanche, «éblouissante lessive passée au bleu », celle d'Anna Greki, est devenue aussi laide et répugnante, qu'en est-il alors des autres villes qui ne sont pas blanches ?

Oran, s'interroge un urbaniste, serait-elle une ville ou un grand Douar ? Qualifiant cette débâcle de « Cancer urbain», l'architecte ajoutera que « Oran comme Alger est malade, non pas urbanisée mais scrofulée, chancrée, parasitée, sans qu'aucun ordre, aucune hiérarchie, aucune structure ne donnent un minimum d'urbanité à des milliers de constructions » (5)

Comment peut-il en être autrement, En 2009, lors d'un regroupement régional, le Ministre de l'habitat en dressera un constat peu reluisant, il précisera que sur 1051 PDAU, 500 restaient encore à réaliser, tandis que pour les POS, sur les 12000 existants, il en manquait plus de 4000. (6) On a souvent tendance à oublier que le premier producteur de l'informel et du difforme c'est l'Etat lui-même, par sa duplicité, sa complaisance et son incommensurable laxisme.

Nos villes ne ressemblent plus à rien. Sans âme, telles des fourmilières, elles s'exhibent à la face du soleil, insignifiantes parmi tant d'autres choses. Elles n'ont d'ostentatoirement vivant que les crissements assourdissants et les processions incessantes et chaotiques qui s'opèrent à sa surface, des créatures urbaines qui déambulent et gigotent, du bruit et de la fureur. «La ville n'est pas seulement une concentration d'habitants et d'activités, elle est d'abord un fait culturel, un lieu civilisateur où l'on échange des urbanités» (07)

Sous prétexte de combattre l'informel alors que l'informel est un monstre gigantesque aux visages multiples,prenant le taureau par les cornes. L'Etat s'est enfin résolu à récupérer les biens qui lui furent habillement confisqués, par un peuple qui s'estimait lui aussi dépossédé et spolié, prétextes qui ont légitimé l'un des plus grands rapts populaires de l'histoire algérienne post-indépendante. En un combat douteux, de ci, de là, l'Etat se réapproprie les trottoirs, ses esplanades et places publiques, les interminables galeries vacantes qui longeaient les boulevards d'un ancien bâti colonial, espace inutile en ces temps de disette. Avec toutes les précautions du monde, L'Etat négocie les termes les plus pacifiques pour la récupération de la moindre parcelle urbaine qui a servi jusque là à abriter, caser et servir de fond de commerce à ces milliers de squatters d'une ère quasi-apocalyptique. Qui ne serait pas aujourd'hui enthousiasmé par ce retour de l'Etat qui se résigne enfin à créer un peu d'ordre dans un pays qui s'était transformé en un véritable souk où une zone franche qui se propageait et s'étalait à perte de vue. Tout le monde semble ravi par ces nouvelles mesures qui ne feront pas hélas que des heureux. Cependant l'Etat rassure les «spoliateurs expropriés» que cette opération d'envergure, loin de s'arrêter uniquement à une campagne d'éradication, elle vise aussi à résorber et remodeler cette économie informelle dans un cadre plus légal, transparent et structuré. Il est nécessaire de rappeler que ces milliers de camelots, que l'Etat dérobe pour l'instant à nos regards ulcérés n'étaient hélas que du menu fretin, beaucoup de gavroches misérables qui tentaient de survivre parce qu'ils ne sont pas assez intrépides pour aller périr en mer, s'immoler ou emprunter la voie salutaire et rentable du crime. Les bandits de grands chemins sont ailleurs. Invité à s'exprimer sur les ondes de la radio chaine 3, Mr Rédha Haminani, Président du Forum des Chefs d'Entreprises suggéra qu'il serait plus efficace de viser l'informel à la tête : « Il faut être plus incisif et s'attaquer aux barons de l'importation qui sont incrustés dans les rouages de l'Etat» Ce secteur en plus d'être extrêmement lucratif pour une maffia qui prospère en dehors de toute légalité, il permet à celle-ci de polluer la bonne gouvernance de l'Etat et obère toutes les chances de ce pays de se voir un jour enclencher réellement son décollage économique affranchi des recettes pétrolières et de la malédiction de l'import/import.

Notre pays est classé parmi les cancres en matière de création d'entreprises et de richesses.

L'Informel ne ravage pas, n'enlaidit pas la ville que de l'intérieur, il la grignote aussi à sa périphérie. J'essayais souvent d'imaginer, ce que serait devenue cette Alger de Bologhine Ibn Ziri s'il y avait eu parmi les colons une confrérie de maçons-promoteurs qui aurait décidé de raser la Casbah pour y planter à la place ce que nous semons aujourd'hui à tout vent, juste pour faire du business et du profit. Cette prudence ou « scrupules », on ne les retrouvera certainement pas parmi nos compatriotes qui ont chassé l'envahisseur pour s'adonner paisiblement et en intimité à la démolition d'un patrimoine qui a été forgé dans les larmes et le sang pendant plusieurs siècles grâce au génie d'une humanité bigarrée et féconde.

La tragédie du foncier agricole constitue à mes yeux une véritable catastrophe économique et écologique. Ce n'est surement pas le colon qui aurait transformé ses prairies verdoyantes en champs à béton destiné à accueillir des clapiers humains.

Qui a autorisé tout cela ? Ces crimes sans nom ne relèvent-il d'une autre forme d'Informel encouragée par des institutions formelles ? Je me garderai de vous parler de la maffia du sable, celle du corail, de tous les saccages qu'on fait subir à notre faune et flore marines ainsi que d'un patrimoine historique qui se dissout en crescendo, vestige d'une période ottomane glorieuse et preuve irréfragable d'un savoir vivre certain et d'un grand raffinement. Serait-il opportun de parler aussi de tous ces sites archéologiques vandalisés (Tébessa et tant d'autres villes) et de ces pillages des œuvres d'art dans un pays qui n'en a cure de ces fadaises culturelles et d'un patrimoine millénaire vermoulu.

On ne trouvera pas un seul secteur où la main criminelle de l'algérien n'ait pas farfouillé toujours à la recherche de quelque profit mais en générant des catastrophes que la nature elle même n'aurait jamais pu produire même dans ses phases de dérégulation les plus paroxystiques. Cette dernière décennie, on a vu fleurir un business criminel d'un autre genre.

Une maffia de pyromanes a décidé de raser le patrimoine forestier afin de motiver l'Etat pour qu'il puisse céder cet énorme substrat foncier calciné à des promoteurs véreux. Peut-être que ce colon à qui on refuse toute présence positive dans ce pays, aurait été lui aussi capable de brûler des milliers d'hectares de forêts.

Toutes ces atteintes à l'économie nationale et à l'Etat de Droit, ces outrages à des écosystèmes multiples, bradage et dilapidation du foncier agricole, aménagement urbain dévastateur, maffia du container, fraudes fiscales à grande échelle, corruption endémique, contrebande, trafic de stupéfiants; Toutes ces aberrations n'ont-elles aucuns impacts sur la qualité de vie ? Dans tous ces pays restés à l'état de larve dont nous faisons partie, tout s'avère informel, leur histoire, celle-là même racontée par d'autres et qui les offusque lorsqu'elle ne coïncide pas avec leurs mythes, leur culture dérisoire et rachitique, leur urbanisme tapageur et convulsif, leur économie de bazar, leur religiosité insolite. Lorsqu'on instaure le culte de la médiocrité, on démocratise toutes les difformités.

Ayons l'honnêteté non pas de reconnaitre mais d'imaginer un seul instant que ce maudit colonialisme pourrait avoir quelque chose de «bizarrement positif» puisque il contribue malgré les uns et les autres à alimenter notre égo et à nous faire rappeler que nous avons pu un jour exister en héros et que nous avions aussi vécu des moments pleins de promesses où il était permis de songer à des mondes fabuleux. De quoi sommes-nous aujourd'hui encore capables de nous énorgueillir, sinon de ce passé éthérique qui semble nous renier, de ce passé gorgé de légendes et de sacrifices, de rêves et d'espérances d'une nation qui ne pensait pas finir son marathon en cul de sac.

Laissons à notre «Loi d'Orientation de la ville du 20 Février 2006 « le temps de fourbir ses armes et de trouver ses chevaliers servants afin de réaliser un petit chouïa de ses chimères:

1-Un développement humain selon lequel l'homme est considéré comme la principale richesse et la finalité de tout développement.

2-Un développement durable selon lequel la politique de la ville contribue au développement qui satisfait les besoins actuels, sans compromettre les besoins des générations futures.

3-La bonne gouvernance selon laquelle l'administration est à l'écoute du citoyen et agit dans l'intérêt général dans un cadre transparent.

«Ainsi, nous avons placé dan chaque cité de grands criminels qui y ourdissent des complots. Mais ils ne complotent que contre eux-mêmes et ils n'en sont pas conscients»

Le Coran, Sourate 6 -Verset 123

* Universitaire

Notes :

1- Chalas Y. et Torgue H., Le complexe de Noé ou l'imaginaire aménageur, Plan Urbain/CEPS, 1987

2- L'OCDE émet 11 critères propres à l'indicateur de la qualité de vie:

Logement/Revenu/Emploi/Liens sociaux/Education/Environnement/Engagement civique/ Santé/ Satisfaction de la population/Sécurité/Equilibre travail-vie.

3- El-Watan du Mercredi 07 Septembre 2011

4- L'Enquête mondiale réalisée par Mercer Human Resource Consulting, se basant sur plusieurs paramètres (dont les coûts du logement, des transports, de la nourriture, de l'habillement, des biens de consommation courante et des loisirs), classe l'Algérie comme la 50ème ville la plus chère au monde et la troisième au monde arabe.

5- Le Quotidien d'Oran du 26/09/2009 « Oran, ville ou grand douar « Benkoula S.Mohamed El-Habib

6- Liberté du 08 Novembre 2009

7- Georges DUBY « Histoire de la France urbaine « Collège de France