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Autour du vers : l'ivresse de la poésie

par Belkacem AHCENE-DJABALLAH

Je pardonnerai. Une oeuvre poétique de Mohamed Benchicou. Inas éditions. Alger 2008. 159 pages, 159 dinars.

On l'a connu journaliste engagé, on l'a lu écrivain militant, on le découvre poète engagé?avec, en plus, du talent pour le vers libre. Entre-temps, Mohamed Benchicou est passé par la prison, ce «lieu de déchéance par excellence» (dixit le préfacier, le talentueux Anouar Benmalek). Un endroit qui, pour cet «éternel évadé», cet «être imprévu», lui révèle un «lieu d'enrichissement» Heureusement, il reste journaliste jusqu'au bout de ses peines et des ses malaventures.

Mohamed Benchicou n'est pas le premier à traverser la prison et à écrire des poèmes (durant ou juste après leur emprisonnement). Bachir Hadj Ali, Z'Hor Zerari, Djamal Amrani, Nazim Hikmet, Jean Zay, Paul Verlaine, Mahmoud Darwich, Pablo Neruda, Marion Enrique Mayo Hernandez (un journaliste cubain), Robert Desnos et tant d'autres sont, tous, passés par, selon Aragon, ces «séminaires de poésie» (entre nous, on s'en passerait et on aimerait qu'il n'en existât point!). Pas seulement pour les intellectuels et, si je ne m'abuse, le chanteur El Badji Mohamed, «Khouya El Baz», a composé, dans les geôles coloniales, avec une guitare de fortune, une des plus belles, sinon la plus belle musique de la chanson châabie, celle de «Maqnine Ezzine».

63 poèmes en vers libres écrits entre juin 2005 et juin 2006, tous écrits en prison qui racontent ce qu'a ressenti l'auteur comme peines, comme douleurs, comme mini-joies, comme amertume, comme espoirs aussi? pour lui un peu, mais surtout pour ses enfants, sa famille (Ah, les 32 vers sublimes dédiés, en page 22, à la maman, une mater dolorosa bien de chez nous)? pour les héros et tous les martyrs de l'Algérie, ceux d'hier et d'aujourd'hui, pour son pays («au plus fort du calvaire, au plus fort de la nuit, il faut croire aux petits soleils qui éclosent toujours?»). C'est certainement pour tout cela qu'il pardonnera... mais, on sent bien qu'il n'oubliera jamais. C'est naturel, non ?

Avis : Des poèmes que tout journaliste professionnel... et tout homme politique ambitieux doit lire et méditer. Tout particulièrement certains d'entre-eux. Que l'on aime ou que l'on n'aime pas l'auteur ! Ce sera très utile pour la vie à venir. On ne sait jamais ? Pour tous les autres, connaitre le contexte, l'itinéraire du journaliste-poète... et lire le glossaire? avant de se hasarder. Mais, ce sera une belle «mini-aventure intellectuelle».

Le dernier chant du rossignol. Les chroniques d'El Watan de Djamal Amrani, réunies et présentées par Djilali Khellas. Enag Editions Alpha. Alger 2011. 329 pages, 550 dinars

Il fut un militant de la cause nationale qui a énormément souffert de l'oppression coloniale et des tortionnaires. Il fut un des premiers journalistes de l'Indépendance, dans la presse écrite et à la radio qui fut sa dernière halte. Une sensibilité exacerbée, une connaissance abyssale, une mémoire surprenante...un fouineur exigeant, et, surtout, un poète hors du commun Grâce à lui et à ses émissions radiophoniques, en compagnie de partenaires, tous «puisatiers dévoués à la beauté» (Leila Boutaleb, Azzezdine Medjoubi, Zahia Yahi..) il a su faire connaître, et faire aimer la poésie et les belles-lettres. Il a su faire connaître au grand public, grâce à une voix rocailleuse, des œuvres et des écrivains, algériens et étrangers, parfois connus, souvent oubliés ou marginalisés.

Pris dans ses rimes, on avait presque oublié que ce poète fut d'abord un grand journaliste. Grâce à son ami et admirateur Djilali Khellas, un autre fou du vers et de la prose, ses articles parus dans le quotidien El Watan, entre août 1998 et janvier 2001, ont été regroupés, remettant ainsi à l'ordre du jour de la culture la nécessité et l'importance de la littérature, algérienne et universelle, et du bel écrit. Plus de 110 chroniques. Un voyage dans le temps et l'espace, avec des portraits (Asselah, Medjoubi, Derrais, Merahi, Baya Hocine?), des interviews (Zahra N'Summer...), et toujours des découvertes (une Rhodésienne, Doris Lessing? qui se convertit au soufisme) ou des re-découvertes (Gunter Grass, Soljenitsyne, Pasolini, Hemingway, Voltaire, Mohand Abouda, Koestler, lorca...) avec bien souvent des haltes réflexives sur la Révolution algérienne (La grève des huit jours,...), la poésie et la guerre de libération, l'expression littéraire et la société, le cinéma...

Avis : A chaque jour suffit sa peine. Une véritable encyclopédie culturelle et littéraire. 114 textes, 114 moments de lecture et de beauté.

Phrases à méditer : «Je suis toujours prêt à mourir pour toi, mon unique vie ne me suffit pas, j'en aurais voulu mille et une aussi pour les sacrifier à toi, ma patrie» (p.9. Extrait d'un poème inédit de Djamal Amrani) et «La poésie a été traditionnellement l'expression littéraire instinctive de notre pays?» (p.171)

Trois femmes autour d'un vers? poèmes choisis... un recueil de poèmes... de Khadra Latrache, Nadia Belkacemi et Leila Nekkache. Editions Mille-feuilles (aujourd'hui disparues), libraire-éditeur, Collection Souffles, Alger 2007, 79 pages, 250 dinars

Une banquière, une journaliste et une pharmacienne : Trois métiers, trois sensibilités, trois styles. Mais le même amour pour l'expression poétique, qui sied le plus et le mieux aux femmes?en plus de toutes leurs autres qualités, cela s'entend.

Grâce à cette nouvelle (en Algérie) et merveilleuse formule d'atelier éditorial (qui offre la possibilité de publier des œuvres) initiée (alors, car il a disparu de la circulation) par un libraire- éditeur (c'était déjà une nouveauté, car on a vu surtout des imprimeurs et/ou des éditeurs devenir libraires), Sid Ali Sekheri, qui n'était pas à présenter (ancien co-propriétaire de la librairie El Ghazali, rue Didouche Mourad, devenue, par la suite un magasin de chaussures, je crois) nos trois auteures, réunies autour d'un «vers», ignorant ce que chacune d'entre-elles allait produire, ont leurs émois, de leurs espoirs, de leurs doutes, de leurs révoltes, de leurs peines.

A signaler le magnifique poème «Mon enfance» de Khadra Latrache dont toutes les œuvres bouleverseront les âmes et les cœurs sensibles, l'oeuvre magistrale et plus élaborée («Clameur») de Leila Nekkache, et les poèmes de Nadia Belkacemi, des chants de vie, parfois assez tristes, mais toujours porteurs d'espoirs et de renouveau, en particulier «Je vivrai»).

Dur, dur, le métier(s) de femme ! Encore plus lorsqu'elle «est» dans une «société bloquée». Heureusement, il y a la poésie. Heureusement, il y a le «vers».Avec ses pleins et ses déliés. Et ses ivresses.

Avis : Que fleurissent mille et une Khadra, Nadia et Leila. A lire. A relire.

Vous ne le regretterez pas. Jean Amrouche, l'éternel exilé...un recueil de textes (1939-1950)...de Tassadit Yacine. Casbah Editions, Alger 2012, 132 pages, 450 dinars

L'ouvrage ne comporte que quelques textes mais, c'est assez suffisant pour nous montrer et démontrer, chez l'enseignant en lettres, le journaliste et poète qu'il était tout à la fois, un intellectuel ?vrai, engagé, combattant, qui, tenant compte de l'itinéraire familial et du contexte de l'époque, était assez avant-gardiste (et courageux) quant à la défense et l'illustration de sa société et de son peuple. Un combat qui va aller crescendo, aboutissant, en 1956, à une ferme détermination à sortir de toute ambiguïté avec son livre, «Algérie» (que l'on évoque peu), publié en Suisse (et qui ne sera jamais diffusé en France en raison d'une préface rendant hommage aux innocents assassinés à Guelma en 1945, «coupables de révolte contre l'humiliation et la misère»: «Aux Algériens, on a tout pris, la patrie avec le nom...le langage?la terre... l'honneur»). Ceci lui valut, aussi, d'être démis de ses fonctions de rédacteur en chef du journal parlé de la Radiodiffusion française en 1958.

Il y a, pourtant, un assez long texte magnifique, sublime, datant de 1946, «L'Eternel Jugurtha. Propositions sur le génie africain»? Jugurta, personnage historique constituant pour Amrouche un modèle d'identification au moment où le pays était sous le joug colonial.

Jugurta, l'Africain du nord, le Berbère sous sa forme la plus accomplie, le héros dont le destin historique peut être chargé d'une signification mythologique? Autoportrait d'un «homme libre». De l'Algérien. Texte annonciateur saisissant de vérité(s), et aussi, des révoltes libératrices à venir.

Avis : Il est temps que l'on aille jusqu'au bout de la réhabilitation et du à la maison-mère («récupération», diront-ils, on s'en fout) de l'un de nos plus grands intellectuels, mort trop tôt, encore jeune, à la veille de l'Indépendance du pays si espérée. Mais, pour cela, encore faut-il le lire !

Phrases à méditer : «Son climat de prédilection, celui où il (Jugurtha) se sent vraiment vivant, c'est le climat de la passion et de la lutte? Il aime le baroud pour le baroud» (p.21) et «Un des traits majeurs du Jugurtha est sa passion de l'indépendance, qu'il s'allie à un très vif sentiment de la dignité personnelle?» (p. 25).