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Les mythes concentrationnaires

par Mazouzi Mohamed *

«C'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d'être serf ou d'être libre, quitte sa franchise et prend le joug: qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse».«Discours de la servitude volontaire» - La Boétie

Achaque tour de manège, tous les renfrognés de la politique espèrent en découdre avec un FLN indéboulonnable, et à chaque fois, il s'en sort plus fringant et défiant toutes les lois sociologiques et prédictions comportementales. Comme à l'accoutumée, à chacune de ses victoires, on n'arrête pas de crier à la fraude alors que le FLN n'a jamais fraudé, du moins pas depuis un certain temps ou pas davantage que les autres partis dans un pays au demeurant politiquement et socialement enraciné dans la fraude.

Personne n'a voulu se résigner à l'idée que c'est le peuple qui a toujours fraudé ou laissé subodorer des pronostics qui se sont avérés constamment inexacts. Insatisfait de son sort, râlant à tue-tête contre les caciques, les inamovibles, les pseudo-historiques, les cooptés, les faux moudjahidine, les transfuges? qu'il a toujours honnis et juré de destituer néanmoins et avec des pirouettes extraordinaires, au moment fatidique, ses capacités mnémotechniques (1) n'arrivent pas à intérioriser les numéros et faciès que les autres bulletins de vote lui présentent. Il se rabat alors, conditionné par de puissants présupposés, sur ses fétiches familiers, impuissant à se détacher de ces liens si intimes et indéfectibles qui l'enchaînent voluptueusement à son ex-tyran, son tuteur et son protecteur.

Les psycho-anthropologues vous diront probablement que les gens qui forment ce peuple recèlent des prédispositions génétiques qui les poussent à s'accrocher à l'histoire, au passé, à tout ce qui leur est familier, ce qui leur rappelle les fables de leur jeunesse ou celles de leurs parents, un inconscient concentrationnaire dont personne ne peut s'affranchir.

La démocratie n'est pas ce que nous voulons pour le peuple, ce n'est pas non plus ce que le peule choisit pour lui-même, c'est surtout ce à quoi le peuple se résout, se résigne et devant quoi il s'incline.

L'Histoire nous raconte deux formidables mythes de la caverne où s'opèrent deux choix inspirés par des raisonnements diamétralement opposés et qui nous dispensent de tout jugement hâtif. Le premier, c'est le mythe de la caverne de Platon, allégorie qui met en jeu ce qui à priori semble échapper à l'entendement humain. C'est l'histoire d'une conscience qui refuse la vérité et la lumière à cause des exigences probablement insupportables qu'elles nous imposent. C'est aussi l'histoire d'une communauté qui se résout à subsister dans sa caverne obscure mais où ses repères même illusoires lui dispensent ce confort fœtal que l'on ne peut trouver nulle part ailleurs. Et malheur à celui qui ose proposer la délivrance en détruisant les anciennes idoles et les coutumes ancestrales.

«Nous y avons trouvé nos pères ci-devant prosternés». (2)

Ce discours fut invariablement débité à chaque prophète qui tentera de libérer son peuple d'une servitude insensée.

La deuxième histoire, c'est celle que le Coran rapporte dans une sourate du même nom et qui narre la courageuse détermination d'une troupe de gaillards révoltés par l'injustice et la folie de leur siècle et qui décident de choisir comme échappatoire une caverne au sein de laquelle ils trouveront une lumière et une justice transcendantes, celles de Dieu. (3)

C'est cela l'histoire de l'humanité. Il y a des corps qui refusent de sortir de la caverne par crainte de la lumière et de la vérité tandis que d'autres esprits, héros superbes s'y aventurent pour chercher la même chose.

L'affranchissement n'est pas forcément l'œuvre d'un prophète libérateur, un messager exceptionnel et inspiré, c'est aussi le produit de l'évolution de l'intelligence et de la raison qui doivent forcément induire des résolutions décisives, légitimes et sensées. Et de la même manière, le tyran n'est pas toujours celui que l'on désigne. C'est aussi vous et moi dénués d'esprit et de courage, enrôlés volontairement pour une capitulation prolongée.

Dubitatif et indigné face à autant de mystères que recèle la nature humaine, La Boétie dit un jour: «Je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'ils lui donnent, qui n'a pouvoir de leur nuire qu'autant qu'ils veulent bien l'endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'ils n'aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire».(4)

Peu importe le lieu où l'on se trouve, où l'on se résigne à y demeurer ou duquel on essaye de s'échapper, ou dans lequel on cherche asile. La seule chose qui nous distingue les uns des autres, c'est ce que notre esprit est capable de nous faire faire.

Est-il nécessaire de suivre la voie d'?dipe et trucider nos pères historiques, symboliques, cruellement possessifs et tyranniques et penser par ce fait accéder à une forme d'affranchissement, envahir la chambre à coucher de la mère et s'approprier ce bien si convoité comme ultime gage d'accomplissement, d'aboutissement?

Désuets et inopérants, ces faux prétextes et ces préalables pour un monde meilleur ne sont que simulacres qui cachent notre lâcheté, notre absence de génie et d'audace.

Au sein de chaque parti politique, dans les coins les plus obscurs, se trouvent des gens intègres et anonymes, végétant hors du sérail et de ses bassesses, imperméables à toutes les saletés qui gangrènent la société algérienne. Il n'y a pas qu'un seul loup blanc dans ce pays. Et si on s'amusait à faire comme Jésus et lancer ce défi: «Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre».(5)

Je vous garantis qu'aucune pierre ne sera jetée.

Essayons alors de transformer nos différences, nos rancœurs et nos péchés multiples en une force salvatrice dont le pays a cruellement besoin.

L'essentiel n'est pas de voter pour des partis politiques qui n'ont jamais eu de programme cohérent et viable et sans avoir jamais été comptables des désastres qu'ils provoquent.

L'essentiel n'est pas d'élire, le plus souvent inconsciemment ou par dépit, des personnes à qui on aurait peur de confier une bergerie. Ce serait mépriser et gaspiller les précieuses prérogatives inhérentes à notre droit d'électeur.

Le plus raisonnable serait d'abord d'apprendre à aimer sa ville et en revendiquer l'appartenance en prenant concrètement, consciemment et soigneusement les choix qui concourent à la réalisation de son épanouissement.

Mais hélas, les choses ne semblent pas aller dans ce sens. Alors, et aussi invraisemblable que cela puisse paraître, ce n'est pas le peuple qui induira ce changement si attendu, ni une élite intellectuelle quelconque, c'est l'Etat lui-même qui de lasse guerre entamera les correctifs les plus insolites et se contorsionnera pour trouver des solutions à toutes les formes de spoliations directes ou dissimulées dont le peuple a été l'auteur ou spectateur impassible et désintéressé.

Avant que l'Etat ne réagisse et se résolve enfin à récupérer ses trottoirs et ses places publiques, il avait préalablement au nom des mêmes principes, c'est-à-dire agir à la place des autres, mis en place les stratagèmes qui conviennent à nos us et coutumes.

Avec une finesse méditerranéenne, il décida de couper l'herbe sous les pieds d'un électeur et d'un élu qu'il trouvait terriblement fantaisistes. Le premier élisait n'importe qui pour n'importe quelle raison tandis que le second ne représentait personne et surtout pas l'électeur.

Et voilà comment, tel un acte digne d'un prestidigitateur et au lieu d'un lapin qui émerge d'un chapeau, surgira la nouvelle version du Code communal. Elle vint légitimement éblouir (au lieu d'un peuple) un public amorphe et dangereusement frivole. Cette frappe chirurgicale se présente comme une astucieuse combinaison entre une fonction de tradition exclusivement élective et une forme de présidentialisme déconcentré incarné par le wali.

Désormais, tout élu intronisé par les moutons de panurge ou choisi intelligemment par des concitoyens éclairés doit savoir qu'il a beaucoup plus à perdre qu'à y gagner si toutefois l'ensemble des pièges dont est truffé ce nouveau code fonctionnent normalement.

Symptomatique d'un paquet d'aberrations, la démocratie algérienne préfigure déjà une forme de gouvernance dont le dynamisme inusité qui ne cesse de déranger sera peut-être un jour le ferment d'un aléatoire succès politique.

L'Occident a toujours eu du mal à saisir les ressorts de ces forces obscures et primitives qui nous font appréhender l'aventure, l'expérience interdite et inédite, le renouveau hypothétique. On a voulu installer un peu de démocratie dans le monde arabe. On a essayé de faire de l'Islam quelque chose de soluble dans une démocratie incontournable, ou le rendre plus fréquentable et fécond comme au temps des «Salafs authentiques». Mais le monde arabe refuse cette alternative. Il campe farouchement en plein milieu du gué, effrayé par les deux rives. L'immobilisme et la gestation permanente le rassurent.

* Universitaire

Notes de renvoi :

1- On pourrait reprocher à une grande partie des électeurs de voter pour des référents picturaux, des signes, des formes, des couleurs discernables sur ces bulletins de vote qui permettent de se remémorer les consignes reçues. Un ensemble de mécanismes réservés d'habitude aux attardés mentaux, aux parkinsoniens et à tout ceux dont les fonctions cognitives se trouvent altérées. Néanmoins et a bien y réfléchir, les maladresses ou autres motivations insondables de ces électeurs bizarres, ne perturbent en rien l'ordre des choses.

Le nouveau code communal réglera ces anomalies que la démocratie charrie malgré elle.

2- Sourate «Les Prophètes» Verset 52/53: «Lorsque Abraham dit à son père et à son peuple: Que sont ces statues auxquelles vous vous attachez? Ils dirent : Nous avons trouvé nos ancêtres les adorant».

3- La sourate de la caverne renvoie à des extrapolations et exégèses multiples, plus subtiles et ésotériques les unes que les autres. J'ai préféré m'en tenir à son sens apparent: un refuge contre les servitudes et les oppressions de ce monde et un exemple de sacrifice, de courage et de détermination pour les insensés et les lâches.

4- Etienne de La Boétie «Le Discours de la servitude volontaire» (1574)

5- Cet épisode, évoqué dans l'Evangile, rapporte le récit de la «femme adultère», une femme pécheresse que tout le monde voulait lapider. Elle fut relevée par Jésus, pardonnée, libérée de ses accusateurs... avec cette formule restée célèbre: «Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre !» Personne n'osera balancer le moindre caillou. Et les pendules, comme on dit chez nous, ont été remises à l'heure. Ah oui ! J'allais oublier l'essentiel. Jésus prit quand même le soin d'ajouter pour cette femme adultère: «Va et ne pèche plus».