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A un autre bout du destin?

par Kateb Yacine

Eté 1986, Kateb Yacine retrouve, après plus de 10 ans, son ami Tayeb Arab à Avignon lors de la présentation de sa pièce «Robespierre». Pendant plusieurs jours, ils ne se quittent plus, puis Kateb Yacine le rejoint dans son appartement de Lunel. C'est au cours de ces retrouvailles que Kateb Yacine enregistre sur la terrasse de l'appartement, les confidences de son ami et lui renvoie ce texte qui devait être publié en préface d'un recueil de caricatures rassemblées par Arlette Casas, et édité par Edisud, maison d'édition créée en 1971 par Charles-Yves Chaudoreilles, très intéressé par ce projet soutenu par Simon Mallet, directeur d'Afrique Asie où Arab dessinait depuis son arrivée en France en 1981. Afrique Asie devait en assurer la promotion et la diffusion dans son propre réseau. Mais suite au dépôt de bilan d'Afrique Asie, le recueil n'a pu voir le jour.

J'ai connu Arab à Tlemcen alors que ses caricatures paraissaient presque tous les jours dans «La République», un quotidien d'Oran qui avait alors une grande diffusion dans tout le pays.

Les dessins d'Arab, appréciés par les lecteurs, surtout par les jeunes, contribuaient quotidiennement à former l'opinion publique, en même temps qu'ils informaient. Je comprenais depuis longtemps l'importance du dessin de presse, et j'en parlais souvent avec Aït Jaffer qui venait d'écrire «La complainte des mendiants de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père»,et qui passait son temps à dessiner, alors que j'étais à «Alger Républicain». Les dessins d'Aït Jaffer ne furent jamais publiés, de sorte qu'à mes yeux, Arab était en train de réaliser les promesses d'Aït Jaffer.

J'ai retrouvé Arab récemment en France, je lui ai demandé comment il est venu au dessin et nous avons enregistré son récit.

«J'ai toujours eu envie de dessiner. Enfant, je remplissais mes cahiers d'écolier, et comme mes parents n'avaient pas d'argent, je ramassais tous les cartons blancs qui traînaient dans la rue, les boîtes à chaussures. Je reproduisais les dessins des illustrés de l'époque, j'aimais dessiner les chapeaux de cow-boys et j'étais heureux lorsqu'il fallait illustrer les cahiers de récitation. Cela me rappelle une anecdote, je devais avoir douze ou treize ans et je n'était pas conscient de ce qui se passait en Algérie; par contre, il y avait dans la classe des élèves plus éveillés politiquement. On devait illustrer la «Marseillaise» en dessinant des Algériens vêtus de gandouras et tenant le drapeau français. Mon copain me disait qu'il ne fallait pas laisser le maître colorier le drapeau en bleu blanc rouge mais qu'on devait dessiner un drapeau vert et blanc avec l ?étoile et le croissant. Je ne comprenais pas que pour illustrer la «Marseillaise», on puisse faire un drapeau qui n'existait pas.

A l'école, on m'a orienté vers le certificat d'études et les métiers manuels alors que j'étais toujours parmi les premiers. J'ai donc préparé en trois ans un CAP d'électricité dans un collège technique. J'avais décoré la salle de cinéma du collège et un professeur m'a remarqué. Il s'appelait Anton, c'était un communiste. C'est lui qui m'a donné l'idée d'envoyer des dessins au journal «La République» d'Oran, des dessins humoristiques politiquement très discutables sur l'exode rural dans les années 1963-1965 qui montraient des paysans occupant les appartements laissés par les Européens et qui s'y installaient avec les poules, les ânes, etc. L'idée m'en était venue en écoutant les conteurs au marché.

Après le collège, je suis resté sans travail. Mon CAP d'électricien ne servait à rien dans un pays où les usines avaient fermé leurs portes après l'indépendance. Il y avait un tel chômage que la situation était catastrophique. A la maison, il n'y avait plus rien à manger, du café noir et du pain rassis. J'ai vendu des pois chiches trempés, j'ai loué mes bandes dessinées devant les cinémas, «Le Magic» et «Le Victoria», les gosses s'asseyaient devant le trottoir pour lire et je veillais jalousement sur mon petit capital. J'ai travaillé quelque temps chez un artisan peintre en lettre qui m'exploitait. Il me donnait en 1965, trois mille francs par semaine.

Puis j'ai fait de la contrebande. On passait la frontière à quatre heures du matin entre Maghnia et Oujda au Maroc. Je me suis spécialisé dans le disque hindou qui marchait bien à l'époque. J'ai travaillé tout seul. J'ai élargi mon «commerce». Je vendais à la maison des tissus, des cuivres et les femmes du quartier venaient acheter, même les femmes de flics. Elles me commandaient des tas de choses. Ma famille n'a jamais très bien compris ce que je faisais et n'avait aucune idée de l'illégalité totale de mes activités.

Pour mener à bien mes «affaires», je devais échapper aux brigades volantes de la douane, donc acheter des complicités. Un imam de Maghnia avait accepté de cacher la marchandise dans la mosquée, deux taxis clandestins m'informaient de «l'état des routes», un chauffeur de bus marocain faisait un détour pour venir me prendre près de la frontière et me conduisait à Oujda. En quelques semaines, j'avais pu payer le loyer impayé depuis des mois, rétablir l'électricité qui avait été coupée et faire bouillir la marmite, cela suffisait à me faire accepter mes nuits blanches avec la peur au ventre au fond d'un cimetière avec toute ma marchandise.

Pendant près d'un an, j'ai continué mon «trafic». Conseillé par les femmes, j'allais à Fès pour acheter des bijoux et des caftans brodés.

C'est dans cette période que le journal «La République» a publié des dessins que je leur avais envoyés et que je donnais «ma première interview». Deux mois plus tard, je recevais une lettre d'embauche. La contrebande pour moi c'était bien fini, ça m'a sans doute forgé quelque part mais c'était quelque chose qu'au fond je n'aimais pas faire.

Je commençais donc à travailler au journal en avril 1966. J'ai fait des illustrations pour les feuilletons, ces romans en tranches qu'on publiait chaque jour. J'ai illustré «le dernier Abencérage» de Châteaubriant, etc. Je faisais aussi des dessins d'humour et de société. Grâce au journal, j'ai rencontré des tas de gens, des artistes. Je me souviens de ma première rencontre avec M'Hamed Issiakhem. J'étais en train de dessiner, il m'a pris la plume des mains et à commencé à faire des taches et à jeter des traits sur le papier en disant «fais-le comme ça ! arrabak !», moi j'étais complètement perdu, je me disais il est fou ce type-là. Mais lorsque j'ai vu son dessin, j'ai compris ce qu'il voulait me dire. C'est de l'énergie qu'il faut à un dessin, énormément d'énergie pour arriver à quelque chose. J'ai pris alors conscience du peu de consistance de mes dessins. J'avais 18 ans et je décidais de suivre les conseils du directeur du journal et j'entrais aux beaux-arts d'abord à Oran où je ne restais que quatre mois, l'encadrement des coopérants ne pouvait pas m'apporter ce que j'attendais, puis à Paris à «la Grande Chaumière» où j'ai vraiment beaucoup appris. De Paris, j'envoyais des dessins à «La République» mais aussi à quelques journaux français.

Je suis rentré au pays en 1979. J'ai repris mes dessins d'humour et de société ainsi qu'une bande dessinée «Kaddour Boud'Biza», qui parut quotidiennement pendant deux mois.

Confronté chaque jour à l'actualité, je prenais de plus en plus conscience que pour comprendre le monde, il me fallait une culture générale que je ne possédais pas. Ce fut alors une soif d'apprendre qui se nourrissait de livres, d'articles, de dépêches. Je dévorais. A partir de 1971, je commençais à me sentir à l'aise, à avoir du métier. J'embrassais toutes les rubriques, le sport, la société, la culture, la politique internationale et nationale. Mes premières caricatures de Houphouët-Boigny, Assad, Nixon, Hussein?. datent de 1970. La caricature était un genre peu usité en Algérie. Chid, Issiakhem avaient fait quelques tentatives mais il n'y avait pas eu de suite, j'arrivais donc dans un secteur pratiquement vierge. Dans un pays où à l'époque, le taux d'analphabétisme était très élevé, le dessin de presse mettait l'information à la portée de tous. Ce qui est le plus difficile dans ce métier lorsqu'on travaille dans un quotidien, c'est de se renouveler tout en faisant 3 à 4 dessins par jour. Je pense avoir fait plus de 4.000 dessins en 8 ans. C'est entre 1976 et 1975 que je me suis le plus défoncé car il y avait alors une grande effervescence en Algérie et l'actualité offrait de la matière. J'étais conscient de l'impact que pouvait avoir la caricature sur nos lecteurs et je me sentais investi d'une mission: informer, réveiller les consciences. «L'embargo», «le front du refus», «le problème palestinien», «la guerre du Vietnam», et chez nous «la révolution agraire», les problèmes divers?. J'y allais parfois assez fort et je me suis retrouvé plus d'une fois entre deux policiers pour avoir osé attaquer la justice en dessinant un magistrat les yeux bandés et déviant les plateaux de la balance. L'affaire, pour un vol de planches sur un chantier par un pauvre bougre: 15 ans de prison; et pour avoir détourné des fonds importants: 5 ans pour un PDG. Je dessinais des policiers avec une matraque dans la tête, des maires qui détournaient l'eau pour leur piscine, j'attaquais la corruption, la bureaucratie, l'arrivisme?

Au bout de quelques années, j'ai eu le sentiment de stagner. Le dessin de presse commençait à perdre à mes yeux sa fonction magique. J'avais soif de m'exprimer autrement. J'avais besoin de la couleur. En 1978, j'ai rencontré ma femme, j'ai quitté «La République» et je me suis installé près d'Alger.

Je travaillais à Alger pour «Révolution Africaine» et pour «Algérie Actualité». Ma collaboration à ces deux hebdomadaires me laissait assez de temps pour peindre et, au bout de quelques mois, c'est la peinture qui a fini par me prendre tout entier.

En 1981, je me suis installé en France avec ma femme pour peindre. Cette coupure totale de deux ans avec le dessin de presse m'a permis de me ressourcer. Fin 1981, je commençais ma collaboration avec «Afrique Asie», sa périodicité bimensuelle m'a permis de me consacrer à mes deux activités sans que l'une prime sur l'autre, même s'il faut avouer que la peinture domine encore.

J'AI RAPPORTE ICI, LITTERALEMENT, L'ESSENTIEL DU RECIT, POUR SITUER ARAB DANS SON EXPERIENCE VECUE, ARLETTE CASAS A PU LE VOIR A L'?UVRE (1).

«Pendant trois longues années, il s'enferme dans son atelier, dessinant des heures entières. L'encre de Chine devient couleur, tant la lumière qui s'en échappe sollicite l'imagination. Il dessine, puis il détruit, toujours insatisfait. Ces exercices s'arrêtent soudain: la gestation est terminée. A présent, commencent les douleurs de l'enfantement. Sur le chevalet, la toile blanche est là, comme un défi. Les jours succèdent aux nuits, la lumière ne s'éteint jamais. Le soleil s'est levé, Arab vient de se coucher. Sur la toile, l'œuvre est enfin fixée. «Homk Salim» semble jaillir de la toile, comme s'il voulait briser le vernis qui le retient dans sa folie. Ses jambes enracinées dans le bois de la table semblent s'enfoncer, tandis que son crâne et son corps entier s'étirent vers le ciel dans un mouvement irrésistible. L'hostilité, l'angoisse, la folie, la peur sont là, concrétisées dans la forme, sous des couleurs transparentes, dans un paysage onirique qu?éclaire un ciel aux lueurs vertes. «Le petit vendeur de chemma» nous est présenté dans un lieu obscur, cet enfant sacrifié, enfant de la misère, a un regard d'adulte sans illusion et qui accuse. L'intensité de ce regard est telle qu'on ne peut longtemps le soutenir sans gêne ou émotion. Ici encore la couleur est tellement liée au thème, reflète tellement l'idée qu'on a du mal à en parler en tant que matière, car elle n'est plus matière, elle est sensation, émotion, somptueuse et tragique? Dans «l'écrivain public», l'espace est déstructuré, perspectives et plans sont bousculés. Les éléments de l'espace urbain s'accommodent des lignes droites, tandis que les personnages sont tout en courbes. Fantaisie d'artiste, exercice de style ? Certainement pas. Ici les libertés prises avec la forme sont signes, elles permettent une lecture de la toile qui ne se veut pas hermétique, parlant à la sensibilité de chacun sans déformer la sensibilité originelle qui lui a donné naissance. L'écrivain au corps articulé est machine pour celui qui le voit, pour le client assis auprès de lui. Ses mains qui s'envolent au-dessus du clavier sont seules animées de vie. Cependant, sous son visage de marionnette, se cache un être à la sensibilité profondément cachée, un être pathétique. La femme, anonyme sous son voile, dont on devine les formes épanouies, maternelles et fatiguées, tout à son message, regarde fixement le mur délabré d'où sort une lumière. Ici la déstructuration de l'espace permet à l'artiste, à partir d'une scène pittoresque sans doute et qui reflète une situation réelle au Maghreb, de pénétrer plus avant dans la connaissance de l'homme, de transmettre cette vision sensible et personnelle qu'une représentation réaliste n'aurait pu apporter»?

QU'EN EST-IL AUJOURD'HUI ? ARAB LE DIT CLAIREMENT.

«Pour moi, dessiner et peindre sont deux choses que je ne peux pas dissocier. Si le dessin de presse s'inscrit dans le présent et perd de sa force pour ne devenir qu'un témoin de l'histoire, la peinture, elle, m'apporte une plus grande satisfaction dans le temps, car elle garde toujours sa force émotionnelle, dans le trait, le thème, la couleur, et sa puissance vient de son intemporalité. L'une est l'homme public qui est en moi. L'autre, c'est autre chose».

C'est cet autre chose qu'il lui faut exprimer, il lui faut repartir à vide, à un autre bout du destin.

Kateb Yacine Lunel été 1986 (Texte inédit, préface d'un recueil de dessins non publié)

Note :

(1) extraits de l'article «ARAB, seigneur des signes» publié dans «Afrique Asie» le 30 août 1982 par Arlette Casas.