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Des textes si importants, et si inutiles

par Abed Charef

Une loi est conçue pour concrétiser des choix politiques. Mais en Algérie, on peut aussi bien adopter un texte pour justifier l'inaction et se donner bonne conscience.

M. Mostéfa Benbada a encore frappé. A la veille de l'Aïd, il a fait publier une circulaire interministérielle enjoignant aux commerçants d'assurer une permanence pendant les fêtes, faute de quoi, ils risquent d'être sanctionnés. Les walis ont été chargés de veiller à l'exécution de la décision, qui menace les commerçants de sanctions pouvant aller jusqu'à une suspension d'activité d'un mois.

Comment appliquer cette décision ? L'administration a commencé à établir des listes de commerçants, par profession et par secteur, en vue d'établir un calendrier rigoureux supposé couvrir l'ensemble des activités, et éviter les traditionnelles pénuries de l'Aïd. Des fonctionnaires zélés vont faire la tournée pour vérifier que les commerces sont bien ouverts pendant les fêtes, et des walis, tout aussi zélés, prendront des sanctions exemplaires contre les récalcitrants. Jusqu'à ce que des intermédiaires, plaidant la fraternité de l'Aïd, le départ des employés dans leurs douars ou le déficit de matières premières, demandent la clémence du tout puissant wali. Dans l'intervalle, des fonctionnaires médiatiques interviendront à la radio pour donner des chiffres sur le nombre de commerces restés ouverts et ceux qui ont été sanctionnés, alors que des citoyens, tout entre mouton et enfants, s'exprimeront à la télévision pour dire que le pain et le lait sont restés disponibles, malgré quelques petites difficultés. Puis, dans quelques jours, l'Aïd sera oublié, la circulaire de M. Benbada enterrée, et l'Algérie passera à autre chose. Pour découvrir que le ministre du commerce a pris une décision aussi inapplicable qu'inutile.

M. Benbada n'est pas le seul à réussir ce genre d'exercice. Le gouvernement algérien est même devenu expert pour prendre des décisions qui ne servent à rien, ou qu'il ne peut appliquer. Le ministère des finances avait annoncé, dans un grand tapage médiatique, que l'usage du chèque serait obligatoire dans les transactions commerciales. Mais il s'est aussitôt rétracté pour différer, à plusieurs mesures, l'application de sa décision. Une mesure apparemment trop dangereuse, car elle risquait de déstabiliser un marché fragile, où le moindre imprévu provoque une pénurie, avec un risque d'émeute.

L'ancien ministre de l'habitat, M. Noureddine Moussa, avait fait adopter une loi contraignant les auto-constructeurs à achever leurs bâtisses. Comment obliger un Algérien qui n'a plus de réserves financières à terminer sa construction ? M. Moussa ne l'a pas précisé. Mais grâce à lui, l'Algérie a hérité d'une loi parfaitement inapplicable. Son successeur tente de trouver des formules pour s'en sortir, et il a fini par abdiquer : il propose tout simplement de légaliser le fait accompli imposé par des constructions anarchiques.

Le palme de l'incohérence peut cependant être décerné à une autre mesure, passée relativement inaperçue. Elle est contenue dans le nouveau code de la route : elle impose une amende à tout piéton qui traverse la rue en dehors des clous s'il se trouve à proximité d'un passage pour piétons. C'est toute l'Algérie qui est virtuellement en infraction !

Des décisions de ce genre, inapplicables sur le terrain, ont de fâcheuses conséquences. Elles détruisent la crédibilité de l'Etat et celle de la loi. Elles donnent l'impression que le législateur est un farfelu, totalement déconnecté du réel, et que la loi ne sert à rien, du moment qu'elle est aussi anachronique. Quant à l'Etat, il parait incapable d'imposer le respect de ses propres lois.

Pourtant, dans leur essence, ces textes diffèrent. Il y a ceux qui relèvent de la bêtise pure. En cette veille de la Aïd, on s'abstiendra de dire lesquels, pour éviter à la direction du Quotidien d'Oran de consulter un avocat pour savoir si ce paragraphe constitue une diffamation.

Il y a ensuite les textes qui relèvent de choix politiques et économiques, et qui imposent un minimum de courage et de cohérence pour les appliquer. Imposer l'usage du chèque suppose, par exemple, une volonté de réguler le marché, d'imposer la transparence dans les transactions, de prendre le risque de déstabiliser momentanément le marché. Cela suppose aussi une volonté de s'attaquer au puissant marché de l'informel. A contrario, battre en retraite, comme l'a fait le gouvernement, montre qu'en dépit des discours en vigueur, il préfère, pour le moment du moins, éviter de se frotter au puissant monde de l'informel.

Il y a également un troisième type de décision, celle que le responsable prend pour se protéger. C'est ce que fait M. Benbada. Avec la circulaire qu'il a prise, le ministre du commerce pourra toujours revendiquer le succès de l'opération si l'Aïd se passe sans incidents. Mais si des dysfonctionnements sont signalés, il dira qu'il a pris les mesures nécessaires, mais que c'est l'administration qui a failli. Ceci au cas, bien improbable, où M. Benbabda serait appelé à rendre des comptes?