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La démocratie participative comme veille ?

par Kamel BEHIDJI *

« Le futur ne sera plus comme avant.» N.N.TALEB

Tous ceux que l'avenir préoccupent d'une manière ou d'une autre et particulièrement les responsables politiques, économiques et sociaux, prospecteurs et chercheurs publics et privés devraient lire ou tout au moins demander à leurs conseillers en titre de leur faire une fiche de lecture synthétique et fidèle des deux livres récents suivants : «le cygne noir, la puissance de l'imprévisible» de Nassim Nicholas Taleb (Editions Belles Lettres 2008) et « la voie, pour l'avenir de l'humanité» de Edgar Morin (Editions Fayard 2011). Voilà deux intellectuels que tout leur vécu personnel, idéologique et professionnel respectif sépare mais qui se rejoignent, par des démarches scientifiques propres, à la fois sur le constat de crise globale mondialisée et les alternatives possibles pour en sortir.

VOYONS D'ABORD CE QUI LES DIFFERENCIE

Taleb est mathématicien prévisionniste et a travaillé pendant plus de 25 ans en tant que spéculateur financier professionnel spécialisé dans les produits et services à hauts risques comme les marchés dérivés avant de choisir volontairement une retraite confortable pour s'adonner aux conseils, à la formation, à la recherche et à l'écriture romancière et philosophique dans son domaine et compte, parmi ses clients entre autres la CIA, le Pentagone et les grandes fondations mondiales de prospectives. Taleb est libéral au sens anglo-saxon du terme, fondamentalement opposé à toute intervention de l'Etat en dehors de ses missions régaliennes et considère l'incertitude et le hasard comme consubstantiels à la vie humaine sur terre, fustigeant par la même occasion les experts et prévisionnistes de l'avenir producteurs de modèles que l'auteur considère comme « des arnaques» tant ceux-ci ne font que reproduire les images du passé et parle de « biais cognitif ». Pour expliquer sa théorie du «cygne noir», un évènement imprévisible aux conséquences désastreuses, il cite l'exemple de la dinde de noël emprunté à Bertrand Russell : « Prenez une dinde que l'on nourrit tous les jours.

Chaque apport de nourriture va la renforcer dans sa croyance que la règle générale de la vie est d'être nourrie quotidiennement par de sympathiques membres de la race humaine » soucieux de ses intérêts «,comme le disent les hommes politiques Le mercredi après-midi précédent Noël, quelque chose d'inattendu va arriver à la dinde, qui va l'amener à réviser ses croyances ».

Morin est sociologue et philosophe depuis toujours. Essayiste prolifique et respecté, fondateur de la pensée complexe qu'il détaillera dans son ouvrage désormais classique « la méthode», résistant et résolument ancré à gauche et militant infatigable des causes humanitaires qui vont de la paix aux droits de l'homme en passant par l'autodétermination et les minorités, il croit autant à la diversité qu'à l'unité des sociétés, des états, des nations et de cultures. Morin pense fermement que les institutions publiques et privées nationales et internationales sont d'une utilité sans pareil pour arbitrer, réguler voire protéger la nature, la vie et la coexistence collectives des hommes contre les excès des pouvoirs et leurs dérives politiques, économiques, technologiques et culturels. Adversaire opiniâtre des dictatures totalitaires autant libérales qu'étatiques, il avertit avec autant de scepticisme que d'espoir tous les acteurs de tous les bords que « quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre, ou bien se révèle capable susciter un méta-système à même de traiter ses problèmes : il se métamorphose ».

VOYONS MAINTENANT CE QUI LES RASSEMBLE

Les deux hommes ont des racines méditerranéennes moyen-orientales (Taleb est né au Liban dans une famille chrétienne orthodoxe et Morin est juif sépharade dont la famille est originaire de Salonique) qu'ils revendiquent aussi naturellement qu'ils y puisent les convictions humanistes et les engagements déterminés qui les caractérisent en faveur de l'unité humaine dans toutes ses diversités. Ceci d'autant plus que chacun en a, parfois dans sa chair et dans celle de sa famille, expérimenté la précarité et le danger dans les périodes historiques troubles (guerre civile au Liban et persécution et génocide des juifs par les nazis) mais aussi les bienfaits et les espoirs dans les moments de paix et de quiétude partagées qui suivent les conflits meurtriers. Scientifiques reconnus dans leur domaine respectif, chercheurs infatigables privilégiant le terrain plutôt que la spéculation théorique, les deux hommes partagent autant un scepticisme empirique revendiqué qu'un mépris total pour les prédateurs, les cupides, les experts autoproclamés, les scientifiques «organiques» et se méfient foncièrement des économistes surtout ultralibéraux. Ils soulignent, chacun à sa manière, l'incapacité pour ne pas dire la cécité des hommes politiques quant aux dérives économiques, écologiques et militaires et leurs conséquences sur la stabilité et l'avenir de la société humaine facilitées par des institutions rendues obsolètes par le temps, les nouvelles technologies et une médiacratie de plus en plus puissante. Taleb et Morin se rejoignent également dans l'espoir de solutions que l'un comme l'autre ramène avant tout à la concertation et à l'implication la plus large possible des différentes parties prenantes de la société.

Dans tous les cas, ces solutions, soutiennent-ils, ne peuvent-être que le résultat d'une approche critique de tous les dispositifs institutionnels de gouvernance, fruits de la démocratie représentative ou des dictatures et qui, comme le montrent les nombreux exemples à travers le monde (printemps arabe, mouvements des indignés, mouvement occupy wall street?etc.) ont atteint leurs limites. Démocratie bien sûr, pour tout le monde mais une démocratie du 21ème siècle, sans exclusion et avec la plus large participation possible. Plus de démocratie, plus de participation et donc plus de temps certes mais assurément plus de possibilités de prévoir ou de circonscrire des évènements dévastateurs tels que 11 Septembre, tsunami, crise financière, accident nucléaire ou révolution sociale.

A lire absolument.

* Enseignant-Chercheur