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Plus ça va, plus ça ne va pas !

par Kamel Khelifa *

A la veille de l'indépendance, l'écrasante majorité des Algériens, soit huit millions d'âmes, vivait d'expédients. Actuellement, environ 11 à 12 millions de nos compatriotes (soit à peu près une fois et demie le nombre de 62) se situent au niveau du seuil de pauvreté. Mais la classe gouvernante ne veut pas entendre parler

de «pauvres», sans doute que ce mot doit lui écorcher les oreilles.

Pourtant ! Selon des données d'institutions internationales, notamment du Pnud, donnant lieu à différents rapports établis régulièrement depuis 2005, les rédacteurs n'hésitent pas à parler de «pauvres», contrairement au ministre du Travail et de la Solidarité qui préférait utiliser le terme plus soft de «démunis».

En l'an 2003, malgré des réserves de changes dépassant les 30 milliards Usd, un Algérien sur trois vivait en dessous du seuil de pauvreté». A cette époque, il semblait donc que le nombre de pauvres dépassait les 10 millions d'Algériens, un chiffre qui jure absolument avec les chiffres fantaisistes de 72 302 personnes «démunies», avancées à la même époque par Djamel Ould Abbès, alors ministre de la Solidarité.» Par les chiffres, moins de 20% des habitants détiennent un peu plus de 50% des richesses du pays», soit 5/6 millions, et l'autre moitié est partagée par 31/32 millions d'habitants, avec des paliers là aussi, laissant sur le bord de la route environ 11 à 12 millions d'Algériens. La délinquance juvénile, le banditisme et tous les fléaux sociaux sont à rechercher en grande partie dans cette tranche? En matière d'Indicateurs de Développement humain, les chiffres de 2011, montrent que l'Algérie gagne seulement 17 points en six ans, après avoir côtoyé Gaza à la 107ème place en 2005. Notre pays, se situant à présent à la 90ème place sur 170 pays, n'a gagné que 2 à 3 points par an malgré la manne pétrolière.

Notons que le seuil de pauvreté est, selon la définition retenue par les organismes de l'Onu (Banque Mondiale, Pnud, Cnuced), un niveau de revenu moyen, en dessous duquel un ménage est dans la pauvreté. Précisons aussi que le critère normatif, fourni par la Banque mondiale, est de 2 Usd par personne et par jour, soit 60 Us par mois, équivalent à environ 6000 DA.

En somme, malgré l'embellie financière, dopée par les prix élevés du pétrole, qui ont permis d'améliorer quelque peu les revenus par habitant, les inégalités n'ont pas été réduites pour autant. Le Snmg (Salaire National Minimum Garanti) en Algérie se situait, pendant une dizaine d'années, dans cette fourchette jusqu'en 2008 ; année au cours de laquelle, il est passé (les recettes pétrolières exceptionnelles aidant), de 8000 à 12 000 DA. Au cours de l'année 2011, à la faveur de la contestation permanente le salaire minimum a été relevé à 15000 DA, soit environ 150 Euros; bien en deçà aujourd'hui du Smig marocain et tunisien. Si on exclut quelques services pécuniairement abordables, mais de piètres qualités et en perturbation constante (eau, électricité, gaz, carburants et autres soins approximatifs dans des hôpitaux), le coût de la vie des Algériens est comparable, en matière de consommation de nombreux de produits et de services, à celui des pays industrialisés.

Pourtant, en termes de parité monétaire et de pouvoir d'achat, entre le Franc français constant (converti en Euro) et le dinar algérien, on relève que le rapport est désormais de 1 à 15 fois, alors que les deux monnaies étaient équivalentes en 1962. En faisant un parallèle entre le Snmg actuel en Algérie et le Smig en France, on retrouve à peu près le même rapport de 1 à 12. Mais si on doit faire une analyse comparée, par rapport au taux de change parallèle (véritable baromètre économique et social du pays), le niveau passe de 1 à 15. (1 Euro étant égal à 15 DA).

De plus, Il faut savoir qu'en janvier 1962, tous les Algériens appartenaient grosso modo à la même catégorie sociale. Le Smig (Salaire Minimum Industriel Garanti) était de 420 DA et un Smag (Salaire Minimum Agricole Garanti) de 320 DA, même si le revenu moyen des populations d'origine européenne était 8 fois supérieur à celui de la communauté de souche (en moyenne 240 000 francs anciens contre 30 000 francs). Quant au revenu moyen, il était globalement de l'ordre de 380 DA, se situant à peu près au même niveau que celui de la France; le Franc français et le Dinar algérien avaient gardé la même parité (1 DA pour 1 Fr), jusqu'en 1972, date à partir de laquelle, grâce à la prestidigitation politique et la planche à billet, le dinar algérien doublera de valeur: 1 DA pour 2 francs ?!.

Jusqu'à la fin des années 60, les salaires minimums furent progressivement relevés pour atteindre le double ; soit une fourchette du salaire moyen de 650 à 800 DA, suivant à peu près l'évolution socioéconomique en France. A cette époque : le kilo de viande coûtait 4 DA et le poisson 6 DA; le panier rempli de fruits et légumes par la ménagère variait, selon les choix de 10 à 20 DA; les prix des livres ne dépassaient pas 5 à 10 DA ; le litre de lait et le kilo de pain à 0,50 DA chacun; le kg de café à 0,40 Da; le kg de sucre à 0,60 DA; le cinéma de 2 à 3 DA et le loyer d'un appartement de deux pièces dans les grandes villes était d'environ 100 DA/mois? Il est bon de rappeler également qu'à cette époque les véhicules Renault montés en Algérie par la Caral coûtaient respectivement : 6000 DA la R4; 8000 DA la R8; 9000 DA la R8 «Cordini» et le prix de la R12 oscillait entre 11 000 et 12 000 DA, selon que la voiture était ordinaire ou de luxe. On se rend compte, à la lumière de ces chiffres indiscutables, que le pouvoir d'achat du smicard a été multiplié par 18, en quarante ans. Mais le coût de la vie a été multiplié par : 250 pour la viande ; 300 pour le poisson ; 600 pour la sardine ; 100 pour les fruits et légumes ; et la multiplication des prix des véhicules varient de 100 pour le bas de gamme (du type Alto) à 600 pour la voiture, haut de gamme, comme la Peugeot 407, par exemple.

En réalité, le processus de paupérisation des classes moyennes algériennes a commencé au début des années 70. L'avènement des dites révolutions agraire, industrielle, etc., a provoqué des pénuries chroniques, pendant une dizaine d'années. La spéculation sur les produits de base, à l'origine de la flambée des prix sur tous autres les produits et la détérioration du pouvoir d'achat des ménages, a débuté en 1972. Les causes en sont multiples : il fut interdit, par la loi portant «révolution agraire», au paysan de garder son mode de vie, en l'occurrence une économie de subsistance séculaire (sa petite basse-cour, sa vache et ses chèvres, pour traire le lait et fabriquer son fromage, la suppression de son petit potager), etc. ; ainsi, par crainte d'avoir maille à partir avec les gendarmes et les gardes champêtres, ils furent des millions de paysans à se rabattre sur des Souk El Fellah avares de produits, en faisant la chaine à longueur de journées pour leur ravitaillement, au lieu de travailler la terre et d'en jouir comme premiers consommateurs? La vague de nationalisation dans les années 70 des firmes industrielles, notamment de la maison Renault, de Berliet, etc., par Bélaid Abdeslam, alors ministre de l'industrie et de l'énergie, a étendu la spéculation aux produits industriels.

Le corollaire de ses mesures farfelues fut les importations de nombreux produits et notamment des voitures de l'étranger, pour satisfaire un marché qui n'avait auparavant jamais connu de pénuries, même pas en temps de guerre. Mais ce relâchement ouvrit la voie à une spirale infernale faite de spéculations sauvages, sur toutes sortes d'articles et de produits : par exemple, les voitures d'occasion se vendaient, dans les années 70, trois (3) fois plus chères que les voitures neuves ; celles-ci étaient accessibles seulement aux administrations, sociétés nationales et à la nomenklatura ; les locations d'appartements avaient littéralement flambé (multipliés au minimum par 2000 pour un F2 aujourd'hui, en raison de l'absence de construction de logements, pendant une vingtaine d'années d'indépendance, c.-à-d. de 1962 à 80.

Cette carence explique la pénurie insoluble de logements et la spéculation subséquente, auxquelles les gouvernements successifs ne trouveront absolument aucune parade, faute de vision et de stratégie en matière de fixation spatiale des populations, dans le cadre d'une étude sérieuse de l'aménagement du territoire... La demande de logement (comme tant d'autres besoins) évolue à un rythme mathématique et les réalisations avancent à un rythme arithmétique, ouvrant la voie à une spéculation sans limite?

Comme souligné plus haut, des plans dits de développement étaient certes programmés. Mais les bases de calculs et les projections des résultats, autrement dit les prévisions et les réalisations, étaient très approximatives dans les années 70 (1), malgré des écrits et discours euphorisants et sécurisants ; le système avait seulement besoin de se gargariser de chiffres de complaisance, en présentant des statistiques fantaisistes. Il faut dire que la plupart des chiffres publiés ne tenaient pas compte des besoins croissants des populations et de la démographie galopante. Sous le règne de Boumediene, à titre d'exemple, des industries étaient montés certes, même si les choix stratégiques de celles-ci et des sites d'implantation prêtaient à discussion. Mais en oubliant la construction de logements pendant vingt ans, croyant que les biens vacants des «pieds noirs» étaient éternels, on assistera à l'érection sauvage de centaines de bidonvilles improvisés, venant ceinturer littéralement les grandes villes et les zones industrielles? Cette absence de vision globale et intégrée des plans dits de développement, provoquèrent des déficits dans tous les domaines que le régime n'avait cessé de travestir, dans les années 70, en les remplaçant par des chiffres tronqués pour faire bonne figure. A telle enseigne que parmi les anecdotes prêtées à Kaid Ahmed, ex secrétaire de l'appareil du Parti FLN à la fin des années 60 début 70, la plus cocasse se rapportait au plan : «le plan quinquennal, nous le réaliserons même s'il faut dix ans pour ce faire.» Il faudra attendre la disparition de Houari Boumediene, à la fin de l'année de 1979, pour apprendre le chiffre officiel se rapportant au déficit d'un (1) million de logement ; avec pour conséquence pratique : le tiers de la population algérienne, soit sept (7) millions d'Algériens n'étaient pas logés ou mal logés et devaient bénéficier de la solidarité familiale, lorsque cela était possible. Précisons, que l'Algérie comptait alors 18 millions d'habitants et la taille de la famille algérienne étaient de 7 personnes, en y ajoutant les grands parents et les filles divorcées à charge? Les chiffres avancés plus haut démontrent à l'évidence que la majorité des Algériens a perdu sur tous les tableaux sans contrepartie aucune. Dans le même temps, le système fabriquait à tour de bras de nouvelles générations de spéculateurs de tous bords, encouragés et favorisés, depuis les années 70 à ce jour, par les appareils bureaucratiques, à travers les interdits érigés en mode de gestion du pays. Pour pallier tous les blocages, ceux qui en ont évidement les moyens ont recours à la corruption, touchant désormais toutes les catégories sociales et tous les échelons de la société ; phénomènes à l'origine de l'érosion inexorable du pouvoir d'achat des honnêtes citoyens et des couches les plus pauvres, victimes du processus infernal : interdits-corruption-spéculation-inflation-paupérisation?

* Journaliste indépendant, écrivain, consultant

1) Lire à cet égard l'excellent ouvrage : L'État Démiurge, le cas algérien de Gauthier de Villiers, édition l'Harmattan (1987).