Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Quand la «rue» prend le pouvoir

par Abed Charef



La fameuse «rue» arabe s'est enflammée. Retour sur une semaine durant laquelle la «rue» a pris le pouvoir.

Comment transformer une cause juste, en une affaire lamentable ? Comment, d'une victoire probable, glisser vers une défaite assurée ? Comment une personne, qui était victime au départ, réussit-elle à devenir coupable ?

L'affaire du film portant atteinte à l'image du prophète de l'Islam a, de nouveau, mis en avant ce sentiment de chaos qui règne dans le monde musulman ; un monde où n'importe qui fait n'importe quoi, où n'importe quel illuminé peut se proclamer leader, porte-parole ou guide, et pousser les foules vers des extrémités inacceptables et inexcusables. Avec au final, inévitablement, des drames, des morts, et une image des musulmans qui se dégrade encore et encore.

Pourtant, au départ, la situation était limpide. Un cinéaste obscur, provocateur avéré et escroc plusieurs fois condamné, réalise un film qui se moque de l'Islam de manière primaire, vulgaire. Le film est un bide qui n'intéresse personne. Jusqu'à ce que son auteur le mettre sur Internet. Là, les réseaux le prennent en charge pour le dénoncer, ce qui lui assure une publicité extraordinaire. L'engrenage est connu, mais imparable.

Dans cette course vers le chaos, le moment critique se situe début septembre, lorsque les réseaux sociaux s'emparent de l'affaire. Aucune voix dans le monde musulman n'est assez crédible ou audible pour s'emparer de l'affaire et l'orienter dans une direction précise. Aucune institution n'a l'influence nécessaire pour dégoupiller l'affaire. Là encore, le résultat est inévitable : c'est la rue qui impose son diagnostic, sa solution, ainsi que la forme et les moyens de la réplique.

Il ne s'agit pas de mettre en opposition une élite supposée éclairée et une rue aveugle. Mais il est impossible d'occulter ce décalage évident entre une société et ses représentants, cette absence de médiateurs qui instaure la violence comme seul mode de dialogue entre la «rue» et le pouvoir dans les pays musulmans. On peut d'ailleurs s'interroger, dans le cas de l'Algérie, pourquoi des personnages comme Abdelaziz Belkhadem, Ahmed Ouyahia ou Bouguerra Soltani n'interviennent pas publiquement pour appeler leurs partisans à la raison. On peut tout aussi biens se demander s'ils auraient de l'influence, s'ils seraient écoutés ou si, au contraire, leur intervention ne déclencherait pas la colère de la rue.

De plus, le moment est très délicat. Et s'il faut absolument intervenir, comment aborder la question ? Sur quel plan traiter cette affaire? Sur le plan religieux, juridique, politique, diplomatique ou autre ? La «rue» arabe a traité le sujet sur le plan émotionnel, le pire de tous. Même sur le plan religieux, le sujet est délicat, mais les imams «religieux» l'ont bien géré, contrairement aux imams «politiques» qui ont adapté leurs positions à celles de leurs dirigeants politiques. Hassan Nasrollah, les imams saoudiens, ceux du Golfe, d'Egypte et d'Al-Jazeera, ont tous eu des réactions conformes à ce qui était attendu. Ils ont collé aux pouvoirs politiques ou aux courants idéologiques dont ils sont les porte-paroles.

Curieusement, cette affaire a aussi une profonde méconnaissance de l'Occident, de la pensée occidentale et des systèmes politique et administratif américains, y compris dans des pays réputés proches des Etats-Unis. Le gouvernement américain ne peut pas interdire ce genre de film en raison de son contenu. Il peut en interdire la projection parce qu'il provoque des troubles, porte atteinte à l'ordre public ou à la sécurité des Etats-Unis, mais pas en raison de son contenu. Le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis porte précisément sur la liberté de pensée et d'expression, qui n'ont pas de limite.

Cela se confirme avec les autorités françaises qui assistent, impuissantes, à la publication de nouvelles caricatures, en déplorant prudemment le choix des journaux, se contentant de rappeler prudemment, à chaque fois, que cela relève de la liberté d'expression et du sens des responsabilités de chacun. A partir de là, entendre Hassan Nasrallah menacer les Etats-Unis en cas de diffusion du film apparait comme un autre mauvais film.

En Algérie, par contre, les réactions ont été plus pondérées. L'Algérie n'a d'ailleurs pas connu d'actes de protestation significatifs, encore moins d'actes de destruction. Est-ce le résultat du discours politique et celui des imams, qui ont fermement condamné, tout en prenant leurs distances envers ce que l'un d'eux a appelé «el ghaougha» (la populace) ? Est-ce une perte d'influence des réseaux islamistes radicaux, qui n'ont pas réussi à mobiliser malgré le recours aux réseaux sociaux ?

On aura tout de même noté que de nombreux imams, parlant apparemment au nom du ministère des affaires religieuses, se sont montrés réservés, sinon franchement critiques envers les actions de protestation violentes et peu civilisées. Ces pratiques portent précisément atteinte à l'image de l'Islam, et renforcent la conviction, chez les autres, selon laquelle l'Islam est belliqueux et agressif, a dit un imam, tout en appelant à une «réponse réfléchie». Rassurant de voir, pour une fois, que l'Algérie a adopté une attitude ferme, mais réfléchie.