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De la fiscalité et du bon citoyen

par Akram Belkaid: Paris

« La France, tu l'aimes ou tu la quittes?». On connaît cette fameuse injonction souvent maniée par la droite française à l'encontre de toute personne, issue de l'immigration et, peu satisfaite de son sort et de la manière dont elle est traitée ? ou a été traitée ? par la France, qu'elle soit officielle ou non. Ceux qui subissent le plus ce rappel à l'ordre sont les jeunes des cités qu'une certaine propagande présente comme étant une cinquième colonne antipatriotique au service d'intérêts étrangers (pays d'origine, réseaux islamistes, etc.?).

La question de la loyauté des Français d'origine étrangère, ou pour être plus précis, des Arabes, des Sub-sahariens et de tous ceux qui ont un lien avec le Sud, est ainsi régulièrement posée et pas uniquement par le Front national de Marine Le Pen ou par quelques stupides éditeurs-écrivains en mal de célébrité. A droite comme à gauche (mais surtout à droite), ce thème est exploité sans vergogne comme on l'a vu lors du fameux débat sur l'identité nationale ou, plus récemment, lors des polémiques à propos de la double-nationalité de certains joueurs de football.

Et voilà que Bernard Arnault, l'homme le plus riche de France, vient de décider de demander la nationalité belge ce qui, curieusement, ne semble guère choquer les personnalités politiques françaises qui réclament l'interdiction de la double nationalité. Au dire de certains, cette naturalisation annoncée serait le prélude à un exil fiscal en réponse au projet de François Hollande de taxer les plus hauts revenus à 75%. Voilà qui rappelle la ridicule débandade des plus fortunés en 1981 (ils étaient persuadés que les «rouges» les saigneraient en place publique) et qui posera d'une autre manière la question de la loyauté à l'égard de la France.

Car qu'est-ce qu'un «bon Français» ou, pour éviter de s'engager de nauséabonds chemins, qu'est-ce qu'un bon citoyen sinon celui qui, entre autre, s'acquitte de ses impôts (d'ailleurs, on ne peut être naturalisé français sans être en règle avec l'administration fiscale) ? Or, que dire de ces Français qui s'expatrient, qui en Belgique, qui en Suisse, pour justement échapper au fisc de leur pays ? Un pays qui les a vu naître, qui leur a donné une éducation, qui les a soignés (souvent pour presque rien). Parmi cette catégorie d'égoïstes on trouve bien évidemment les sportifs de haut niveau. Il y a quelques mois, l'un d'eux, le footballeur Nicolas Anelka, a eu des mots durs à l'égard de son pays, l'accusant de ne pas aimer les riches et de ne chercher qu'à les taxer, oubliant au passage que sa formation ? gratuite ? de jeune sportif devait beaucoup à l'effort fiscal de ses concitoyens.

Mais il n'y a pas que les sportifs. Patrons d'entreprises, hommes d'affaires, écrivains, artistes, nombreux sont celles et ceux qui s'exilent sans pour autant rompre avec leur pays, ce dernier, brave bête, leur offrant toujours le moyen de rayonner et de développer leurs activités. Ils n'y paient pas l'impôt mais s'arrangent pour y être soignés (ce qui se fait sur le dos des contribuables qui, eux, paient leur écot) ou pour y être aidés par le pouvoir politique afin de développer leur business sur le plan international. De ces gens qui quittent la France parce qu'ils n'aiment pas son système fiscal, la droite ne dit rien ou presque. Elle leur trouve même des excuses et, ceci expliquant sûrement cela, les sollicite pour financer ses campagnes électorales avec la promesse d'une amnistie fiscale ou d'une baisse des prélèvements sur le revenu (la campagne présidentielle de 2007 en est le meilleur exemple). C'est ainsi qu'il est devenu plus grave de siffler la Marseillaise ou de porter une casquette en parlant le verlan que de refuser de participer à l'effort national en ces temps de crise?

L'existence d'expatriés fiscaux installés en Belgique ou en Suisse mais profitant encore de la France ainsi que les discours tendant à trouver cette situation normale démontrent le niveau de régression atteint en matière d'équité fiscale. Depuis les années 1980, l'impôt payé par les plus riches n'a fait que diminuer au nom de l'efficacité économique prônée par le libéralisme (s'il paie moins d'impôts, le riche serait plus enclin à créer des emplois). A cela s'ajoute le fait qu'une industrie de «l'optimisation fiscale» s'est développée pour exploiter tous les moyens plus ou moins légaux pour diminuer l'impôt (les banques suisses et les paradis fiscaux n'étant pas les derniers à pratiquer ce jeu?). Que cela fragilise des Etats confrontés à la baisse de leurs recettes budgétaires, que cela augmente les inégalités et les frustrations sociales, que cela mine la démocratie et conforte les courants populistes, tout cela ne semble guère gêner les principaux concernés ce qui en dit long sur leur tendance à se couper du reste de la société.

Dans son dernier livre à propos de la nécessité, très stimulante, de renouer avec l'espérance d'un monde meilleur (1), l'essayiste Jean-Claude Guillebaud rappelle cette phrase de l'écrivain Claude Roy au lendemain de la chute du mur de Berlin (et de la fin du communisme) : «C'est très bien. Mais qui va donc faire peur aux riches maintenant ?». Après plusieurs décennies de réformes libérales et de remise en cause insidieuse des pactes sociaux, il est évident que les riches n'ont plus peur de rien puisqu'ils se permettent même de défier ouvertement les dirigeants issus des urnes. Ce qui se passe en France est donc un moment clé dans le bras de fer que se livrent le pouvoir politique et celui de l'argent. Et, dans l'affaire, tout nouveau recul du premier sera une nouvelle défaite pour la démocratie.

Cette problématique vaut aussi pour nombre de pays arabes, y compris en Algérie, où la question fiscale est rarement abordée sous l'angle des institutions. Or, comme l'ont compris les premiers réformateurs du dix-neuvième siècle en Egypte, en Tunisie, au Liban et même en Iran, il n'y a pas d'Etat digne de ce nom sans un système fiscal juste et cohérent obligeant chaque citoyen à participer à l'effort national et cela à la hauteur de ses revenus.

(1) Une autre vie est possible, L'Iconoclaste, 214 pages, 14 euros.