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Le cobra et la mangouste : Le président Morsi limoge le maréchal Tantaoui, satisfaction universelle

par A. Benelhadj

Un tour de passe-passe politique de haute facture vient de se produire en Egypte. Un exemple pédagogique à offrir en travaux pratiques aux étudiants en sciences politiques et en journalisme. Les historiens plus tard en décideront.

D'ABORD LES FAITS

La chute de Hosni Moubarak en février 2011 a laissé le pays sans pouvoir légitime. La transition fut assurée par l'armée à l'égard de laquelle les foules égyptiennes avaient une attitude ambivalente. Certes, si on laisse de côté les violences contre les manifestants fréquemment attribuées à des hommes de main commandités notamment par l'armée, elle n'a pas pris ouvertement fait et cause pour Moubarak, prenant une posture d'ordre moral et politique élevée, à la hauteur des intérêts supérieurs de la nation. Mais elle est constamment soupçonnée de servir de gardienne de l'ancien régime et de ses privilèges, utilisant toutes sortes de manœuvres dilatoires pour repousser aussi loin que possible l'accès au pouvoir de tous ceux qui seraient susceptibles de remettre en question des "choix fondamentaux" aussi bien en matière de politique intérieure qu'extérieure.

Le mois de mai dernier a donné lieu à des affrontements violents entre armée et manifestants. Couvre-feu, arrestations, morts et blessés dans les rues du Caire. Entre le départ de Moubarak et l'avènement d'une société pacifiée, les Egyptiens paraissaient à la recherche vaine d'un mode d'emploi.

La tenue d'élections législatives et présidentielles (Morsi est investi le 30 juin) qui envoyèrent les Frères musulmans à la tête de l'État égyptien[1], n'a pas épuisé les sources de conflit larvé entre le président et l'armée[2]. Devant l'incertitude quant aux engagements effectifs des élus[3], celle-ci est allée jusqu'à jouer une spécieuse légitimité juridique (de la Cour Constitutionnelle le 14 juin[4]) contre la légitimité politique en prononçant la dissolution de l'Assemblée élue. Un coup de force antidémocratique qui laissa de marbre une "communauté internationale" pourtant prompte à justifier ses interventions armées un peu partout dans le monde au nom d'un "devoir d'ingérence" inspiré par ses principes démocratiques.

Ni la fin de l'état d'urgence le 31 mai (imposée après l'assassinat par des islamistes du président Anouar Al-Sadate en 1981), ni le rétablissement du Parlement le 09 juillet après sa dissolution, ne semblaient favoriser un retour à la paix civile. Ni le président islamiste suspecté d'être un fantoche aux mains des militaires, ni la junte accusée de jouer un double jeu ne permettaient de conférer à l'Egypte une direction stable dans un environnement régional singulièrement instable.

LE COBRA FRAPPE LA MANGOUSTE

Devant cette situation bloquée, le président Morsi vient de pousser à la retraite d'office le maréchal Hussein Tantaoui chef de la junte qui gouverne l'Egypte, pendant 20 ans ministre de la Défense de Hosni Moubarak.

Concorde médiatique occidentale :

C'est toujours préoccupant quand l'opinion est instantanément et universellement unanime.

Nul besoin en effet de verser dans une quelconque "théorie du complot" pour constater ce fait élémentaire : comme un seul homme, tout l'univers médiatico-politique mondial, sous quelque latitude qu'il se situe ou la forme qu'il se présente, salue chaleureusement les décisions du président égyptien.

"Egypte : Morsi crée la surprise en reprenant la main face à l'armée" (AFP, D. 12 août 2012, 21h53).

"Mohamed Morsi défie la puissante armée égyptienne" (Reuters, L. 13 août 2012, 17h13).

"Le président islamiste Morsi s'impose à la tête de l'Egypte face à l'armée" (AFP, L. 13 août 2012, 18h17.

"Au Caire, l'armée en prend pour son grade" (Libération, L. 13 août 2012).

"Le président égyptien frappe l'armée à la tête" (Le Monde, L. 13 août 2012, 10h38).

Le quotidien parisien du soir se surpasse et donne dans la métaphore de prédation empruntée à Jean de la Fontaine : "Le cobra a frappé le premier. Dans l'éternel combat du cobra contre la mangouste, la seule chance de survie du reptile est de mordre le redoutable mammifère avant que ce dernier ne le saisisse à la gorge. C'est ce qu'a fait le président islamiste Mohamed Morsi face à l'armée".

Personne, au-delà d'une analyse superficielle des faits, ne s'interroge comment cela a-t-il pu se produire ? L'armée égyptienne, avec son maréchal omnipotent, avait pour principale mission d'assurer que si le Raïs devait se retirer, tout le système Moubarak devait, moyennant quelques concessions cosmétiques, comme en Tunisie d'ailleurs, demeurer en place. Qu'est-ce à dire ?

1.- Les intérêts de la classe dirigeante devaient être préservés.

2.- Les "engagements internationaux" de l'Egypte (la paix avec Israël et les liens avec les Etats-Unis) devaient être scrupuleusement respectés.

3.- Les intérêts de la caste militaire qui bénéficie largement de l'aide extérieure américaine ne devaient pas être remis en cause.

4.- Moubarak -après un procès formellement expéditif, avec une dramaturgie larmoyante et sirupeuse dont l'Orient a le secret- devait achever sa vie en paix et en liberté. Il échappe par jugement le 02 juin à la peine capitale requise par le parquet. [5]

Peu à peu, on découvre les "nuances" de ce remue-ménage clamé comme véritable et authentique révolution démocratique, avec une marginalisation des militaires écartés du pouvoir.

Tous les pays font part de leur satisfaction, à commencer par ceux qui étaient très tôt inquiets de l'arrivée au pouvoir des islamistes. Et tout d'un coup, voilà que les Frères musulmans, habituellement vilipendés, sont observés avec une bienveillance suspecte.

Le Monde y va d'une révérence inhabituelle : "Réputé terne et effacé, le président Morsi a fait preuve, dans cette manœuvre périlleuse, d'un doigté et d'un sens audacieux du timing".

Etrange non ?

QU'EST-CE QUI RASSURE DONC A CE POINT ?

1.- La nomination du maréchal Tantaoui comme conseiller présidentiel, tout comme celle de Sami Enan, devrait leur épargner d'éventuelles poursuites judiciaires. Par là même, ils demeurent au cœur du pouvoir, proches de la présidence et du président pour en contrôler la docilité.

2.- Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui dirige le pays depuis la chute de Hosni Moubarak à la suite de la révolution de janvier-février 2011 n'a pas été dissous et continue de s'assurer de la "stabilité" du pays et de la docilité des "Frères musulmans".

Il est difficile d'imaginer que cette série d'initiatives ait été décidée sans l'assentiment de hauts responsables militaires. Ce qu'a confirmé le président Morsi en déclarant : "Ce qui s'est fait l'a été en coordination et après des consultations avec les forces armées", démentant par la même occasion "les rumeurs de réactions négatives aux changements à la direction des forces armées". Il aurait été en effet bien surprenant que ce que mordicus les militaires refusaient, y compris sous la pression de la rue, spontanément ils y souscrivent.

Le scénario semble avoir été bien ficelé.

Le général Abdel Fattah Al-Sissi, chef des renseignements militaires, en contact depuis plusieurs années avec les islamistes, a été nommé au ministère de la Défense. Le général Sedki Sobhi prend la tête de l'état-major.

3.- Ces désignations interviennent dans le cadre d'un jeu de chaises musicales bien plus vaste, qui a vu le chef des services de renseignement, Mourad Mouafi, mis à la retraite d'office la semaine dernière, ainsi que les chefs des trois armées (terre, air, mer) remplacés par leurs adjoints, mais affectés à des postes lucratifs, comme la direction du canal de Suez.

La direction du Canal de Suez est loin d'être une "consolation" : outre sa valeur géostratégique de première grandeur, c'est une des quatre sources principales de revenus de l'Egypte : soit près du double de l'aide de 1.3 milliard de dollars versée par Washington à l'Egypte pour s'assurer de son allégeance. Le tourisme égyptien a fait son deuil des 7 Mds$ de ses recettes annuelles qu'il recevait avant le "Printemps arabe".

4.- Il est difficile d'imaginer que ce "tremblement de terre" dans l'organigramme politique égyptien soit sans liens avec en juillet dernier la visite de la secrétaire d'Etat Hillary Clinton (le 14 et 15) et du secrétaire à la Défense Leon Panetta (mardi 31 juillet, venant de Tunis)[6]. Il est douteux que ces changements ont pu être opérés sans qu'ils aient été informés ou recueilli leur aval. Le plus probable serait qu'ils se soient produits sous les discrètes, mais fermes, injonctions de Washington.

A l'issue de sa rencontre en tête-à-tête avec Tantaoui, Panetta déclare : "Je pense que le président Morsi et le maréchal Tantaoui ont une bonne relation de travail et œuvrent ensemble pour les mêmes objectifs". Prémonitoire ? Avant cela, la visite de Clinton avait été plus explicite : Mme Clinton a rencontré pendant un peu plus d'une heure le maréchal Hussein Tantaoui, chef du Conseil suprême des forces armées (CSFA). "Ils ont parlé de la transition politique et du dialogue en cours entre le CSFA et le président Morsi", a déclaré un responsable du département d'Etat. Mme Clinton a évoqué avec le maréchal Tantaoui la nécessité de travailler à ce que les militaires reviennent à un rôle limité à la "sécurité nationale" (AP, mardi 14.07.2012, 16h09).

5.- Pour que ce limogeage soit définitivement authentique, et que le président égyptien soit convenablement crédible aux yeux de ses concitoyens, il fallait qu'Israël exprime un dissentiment vraisemblable. Ce qui fut fait : pour Alex Fishman, expert des questions de défense du quotidien Yédiot Aharonot à gros tirage, la nouvelle donne en Egypte est "un séisme, dangereux pour Israël", tandis que le quotidien populaire Maariv y voit "une purge qui n'est pas de bon augure pour Israël".

Le peuple égyptien peut donc accorder sa confiance à ses dirigeants?

Le plus médiocre des observateurs politiques de la région sait qu'aucun changement à la tête des pays de la région et c'est encore plus vrai de l'Egypte, peut s'opérer sans l'avis (sinon la contribution étroite) d'Israël. Netanyahu a très exactement suivi le déroulement des opérations, au moins via Clinton et Panetta.

POURQUOI DONC CES CHANGEMENTS ?

Sous la pression de la rue égyptienne qui ne veut pas de changements décoratifs et tient à ce que des progrès soient faits en matière sociale et économique, les Frères musulmans qui se seraient accommodés d'un compromis avec les militaires, sont chroniquement menacés d'être "débordés sur leur gauche". C'est sans doute pour cela qu'ils hésitaient à disposer d'un pouvoir, n'ayant pas été à l'origine du mouvement qui finalement le leur a offert.

Ils étaient coincés entre les militaires, la rue, les coptes, les désordres aux frontières du Sinaï, Israël, les Etats-Unis et les liens complexes avec leurs alliés monarchiques du Golfe. Sans compter les controverses intérieures à la mouvance islamiste parcourue de courants multiformes. Les tensions entre le président, l'Assemblée et les militaires n'étaient que la partie apparente d'une poudrière instable, menaçant toute la région, au moment où la "communauté internationale, elle, était dominée par la situation syrienne.

Washington ne pouvait durablement laisser cette situation perdurer. Il importait de stabiliser le "front égyptien".

L'objectif a été de retirer du devant de la scène des figures qui rappellent l'ancien régime et ainsi valider le pouvoir des islamistes qui sont parvenus aux affaires par les urnes. Tout en conciliant les contraires : le maintien des principaux pions en place, garants de l'influence américaine, et soulager le président en concédant à la rue l'élimination formelle des symboles de l'ancien régime.

Avec l'espoir que cela tienne. Et, dans l'alternative, offrir aux autorités politiques et militaires égyptiennes un légitime recours à la violence de l'Etat légalement gouverné.

Est-ce à cela que nous devons une universelle approbation des changements intervenus ?

SOFT POWER

Le style de l'opération confirme la patte de la nouvelle politique internationale de Washington : une main d'acier dans un gant de velours. Les Etats-Unis ne veulent plus apparaître comme le "Grand méchant loup", le gendarme de la planète.

Finies les parades et les forfanteries de cow-boy : les Reagan et les Bush qui défient les règlements et institutions internationales et qui outragent ouvertement les Nations unies. Finis les Sarkozy outrecuidants utilisés pour se défaire d'un Kadhafi, mais toujours avec la Vème Flotte pour contrôler discrètement toute l'opération.

Désormais, les Etats-Unis d'Amérique se préoccupent de leur image, de la promotion de leurs valeurs, de leur soumission aux Résolutions de la Communauté internationale, de placer leur puissance au service des causes humanitaires et des populations martyrisées par les satrapes et les dictateurs. Il se trouve que toutes leurs interventions, com' mise à part, sont parfaitement conformes à la politique suivie avant 2007 et surtout exactement conformes à leurs intérêts. Qui s'en plaindrait ?

L'opération libyenne a été précisément le genre d'opération conduite selon ce nouveau style : discrétion et efficacité, tout en laissant les Britanniques et les Français "sous les feux de la rampe". L'ancien président français ne s'est pas privé de présenter la campagne libyenne comme le produit de sa volonté, de son génie et des forces de son pays.

Jamais les Américains ne l'ont démenti. Pas même la rivale Albion qui est ordinairement prompt à répliquer sur le terrain médiatique.

Hollande semble avoir pris la mesure de ces changements et se tient plus en retrait.

CONCLUSION

Il est possible que ces décisions calment momentanément les foules égyptiennes. Mais à l'évidence, les promotions et les mutations des hommes aussi importants soient-ils ne sauraient suffire sur le long terme à contenter un peuple en quête d'équité et de prospérité. Or, les autorités du pays sont loin du compte, car elles ne peuvent y parvenir sans de profonds bouleversements dans l'organisation politique (locale et nationale), sociale et économique.

Par ailleurs, il n'est pas certain que les Egyptiens consentent à la paix signée entre leur pays et leur puissant voisin israélien si ce dernier maintient son attitude à l'égard des Palestiniens, du Liban, de la Syrie et continue sa politique de colonisation, en particulier à Jérusalem.

Soft certes. Mais le rejet des Etats-Unis dans la région demeure à un niveau rarement atteint, comme en témoignent les manifestations anti-américaines récentes à la faveur de la visite de la Secrétaire d'Etat. L'opinion publique arabe est par ailleurs très préoccupée par l'évolution d'un "printemps arabe" qui prend des tournures si curieuses d'un pays à l'autre dans la région et quelques fois dans un même pays...

En sorte que le limogeage des généraux égyptiens n'est qu'un épisode sur un long chemin parsemé d'obstacles.

[1] Les premières élections législatives libres de l'histoire de l'Egypte, au cours de l'hiver 2011-2012, ont été largement remportées par les Frères musulmans (47% des voix) et les partis salafistes (24%).

[2] Morsi a eu comme adversaires l'islamiste indépendant Abdel Moneim Aboul Foutouh, le dernier Premier ministre de M. Moubarak Ahmad Chafiq, l'ex-ministre des Affaires étrangères et ancien patron de la Ligue arabe Amr Moussa et le nationaliste arabe Hamdeen Sabbahi. El Baradei, ancien président de l'AIEA, présenté comme pro-occidental et chef de file des "modérés", est finalement passé à la trappe.

[3] Mohammed Morsi n'a cessé de donner des gages, par exemple en direction des Coptes (6 à 10% de la population): "Nos frères chrétiens, pour le dire très clairement, sont des partenaires nationaux et ont des droits complets, comme les musulmans" (AFP, mardi 29 mai 2012, 23h45).

[4] Après l'arrêt de la cour, la junte avait adopté une "Déclaration constitutionnelle complémentaire" par laquelle elle s'arrogeait le pouvoir législatif jusqu'à l'élection d'une nouvelle Assemblée du peuple, s'octroyant de facto un droit de veto sur la future Constitution.

[5] Les deux fils de M. Moubarak, Alaa et Gamal, qui comparaissaient également, n'ont pas été condamnés, les faits de corruption qui leur étaient reprochés étant prescrits.

[6] Les deux visites ont été immédiatement suivies par une escale en Israël.